l'amendement et la didactique

L'amendement Accoyer est inutile, probablement nuisible, évidemment dicté par un souci de normalisation (la déréglementation et la normalisation ne sont pas, loin s'en faut, incompatibles, et ce gouvernement le prouve quotidiennement, pas seulement dans le domaine de la santé mentale !) mais ça pourrait être pire. En effet, il a la modestie de ne pas tenter de trancher la débat sur ce qui distingue psychanalyse et psychothérapie et le bon sens de ne reconnaître aucune école ou société de psychanalyse comme susceptible de former et garantir ses membres au regard des exigences posées par la loi1. D'une certaine façon, on pourrait même dire qu'il ne change rien : d'un côté, des diplômes universitaires exigés pour exercer légalement (qui s'avéraient déjà nécessaires pour intervenir en institution) ; de l'autre, la formation du psychanalyste, qui reste hors de toute reconnaissance légale.

Alors, pourquoi une telle levée de boucliers ? Pourquoi faut-il néanmoins le combattre (car je crois qu'il faut le combattre !) ou, en tous cas, prendre avec lui une distance critique suffisamment publique?

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J'y vois pour ma part deux raisons essentielles :

1) L'amendement Accoyer, bien qu'il n'en parle pas le moins du monde, risque fort de rétablir l'absurde distinction entre « analyse didactique » et « analyse personnelle ».

Comme c'est la dimension qui me touche le plus, je développe plus bas ce propos.

2) L'amendement Accoyer, sous prétexte de protéger le public, risque fort d'accroître l'illusion de maîtrise de certains thérapeutes et de légitimer nombre de légèretés déontologiques (pour ne pas parler d'éthique, qui est un gros mot) dont chacun d'entre nous a forcément entendu parler bien souvent.

Je pense, par exemple, à un ami profondément dépressif qui s'est vu proposer par son psy (chiatre, en l'occurrence), des séances de « luminothérapie ». La chose consiste à s'exposer aux rayonnements projetés par une lampe très chère sur un écran blanc, une demi-heure chaque matin, en faisant ce qu'on veut pendant ce temps (lire, rêvasser…). Si, si, ceux qui ne me croient pas peuvent suivre le lien suivant : http://www.luminotherapie.net. Je pense aussi à une copine qui se délectait à me raconter les séances de « palpothérapie » auxquelles elle avait eu droit, de la part de son psy(chologue, cette fois), après plusieurs séances plus conventionnelles de psychothérapie d'inspiration analytique. Je pense, enfin, situation moins caricaturale mais tout aussi grave, à des proches dont la demande d'analyse a rebondi sur une réponse en termes d'aide, de compassion, de « cause toujours, ça fait du bien de parler », de médicaments…

Loin de moi l'idée que psychiatres et psychologues soient tous sur ce modèle ! Mais ceux-là existent aussi. Et bénéficient du transfert, comme n'importe quel praticien qui, de recevoir une plainte porteuse d'un questionnement, est érigé en sujet supposé savoir. En reconnaissant leurs titres universitaires, et en ne reconnaissant que ces titres, la nouvelle législation ne peut qu'accroître l'illusion du savoir et, partant, leur pouvoir sur leurs patients…

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Si on admet avec Lacan que la cure analytique produit des effets de formation qui, comme tout autre effet de la cure, ne se mesurent qu'après coup, on ne peut évidemment pas soutenir une « analyse didactique » intégrée à la formation du psychanalyste et essentiellement différente de l'analyse tout court. Or, l'analyse tout court2 se commence rarement à 18 ans, et s'achève rarement au bout de 2 ou 3 ans… Lorsque le désir de devenir analyste s'éveille puis se travaille au cours d'une analyse « tout court » au long cours, c'est à 30 ou à 40 ans que se pose concrètement la question. C'est à dire à un moment où l'on a déjà quelques diplômes et expériences professionnelles derrière soi et où l'on est obligé de gagner sa vie (détail concret qui ne manque pas tout à fait d'importance ).

La formation, à ce moment, en termes d'acquisitions théoriques, peut prendre des formes diverses. Elle n'est pas nécessairement pensée d'emblée comme une formation pour « devenir » analyste mais plutôt comme quelque chose d'intimement lié avec la position d'analysant, et passe donc par énormément de lectures et d'échanges informels (de travail, tout bêtement !). Viennent après, plus tard, lorsque s'est déjà écoulé un temps plus ou moins long, différents modes d'accès au savoir plus formalisés : universitaires (DEA de psychanalyse, notamment au département de psychanalyse de Paris VIII, lié à l'Ecole de la Cause, ou de psychopathologie) ou proches de l'universitaire (séminaires, conférences des différentes écoles). Plutôt le soir et le samedi quand même… Et aussi, bien sûr, une fréquentation autre des textes, assise sur une forme d'engagement, articulée à une réflexion clinique, avec d'autres : groupes de travail ou cartels. Vient enfin, vient surtout, l'accès à une expérience clinique, là encore via l'universitaire (section clinique de Paris VIII, par exemple), l'associatif, les connaissances personnelles, au gré aussi des lieux susceptibles d'accueillir un analyste en formation qui ne vient pas du champ médico-social et qui a, en outre, les disponibilités limitées de n'importe quel individu obligé concrètement de continuer à avoir un métier pour payer son loyer, ses livres et ses clops... Et tout ça – moi, en tous cas, je suis au cœur de ce parcours là – sans avoir la certitude qu'on va effectivement devenir psychanalyste parce qu'il ne s'agit justement pas de devenir ou d'être, encore moins d'une identité sociale (une plaque sur la porte !), mais de s'autoriser un jour à occuper cette fonction.

Cette sorte de parcours passablement compliqué se vit naturellement, parce qu'il est le fruit d'un désir. Venez y ajouter soudain l'obligation d'un cursus en psychologie, cursus d'autant plus long que les facs de psycho pratiquent une sorte de malthusianisme qui les amènent à être très restrictives pour admettre des équivalences de diplôme3 et très exigeantes en termes d'assiduité, les obstacles deviennent alors quasiment insurmontables.

La réforme introduite par l'amendement Accoyer risque donc de limiter l'accès à la pratique de la psychanalyse aux seuls analysants qui entameraient une cure dans ce but, en lien avec une formation de psychologue ou de psychiatre. Ou le grand retour de la « didactique » et la négation des effets de formation de toute psychanalyse.

Aurais-je été si sensible à cette dimension de l'amendement Accoyer si je n'étais pas dans cette position inconfortable (mais passionnante) de n'être formellement adhérente à aucune école, de n'être pas titulaire d'un diplôme de psychologue clinicien, d'être toujours en analyse et d'aimer lire Lacan ? Probablement pas. Mais je crains néanmoins que les conséquences que je pointe, avec ce qu'elles impliquent d'appauvrissement et sans doute de recul de la psychanalyse, soient une menace pour tous.


  • 1.

    Ce qui, à voir la petite guerre qu'ont commencé à se mener l'ECF et les Forums du Champs Lacanien via le journal Le Monde, est quand même un soulagement.

  • 2.

    Ce qui est certes une façon de parler paradoxale, compte tenu de sa durée !

  • 3.

    Puisque je cause de moi, précisons : un DEA de droit, une maîtrise de polonais et un 3eme cycle en cours au département de psychanalyse de Paris VIII d'une part ; professeur certifiée de lettres d'autre part. Eh bien, quand j'ai mollement commencé à me renseigner sur les possibilités d'accès aux différentes facs parisiennes - mais je n'ai pas essayé partout ! – j'étais admise potentiellement en 2eme année de psycho.