Onze ans plus tard

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Les toxicomanies entre parure et parades

La logique du marché, l'ultra libéralisme soutenus par les pouvoirs politiques, sanitaires et médicaux ont emporté la question des soins vers des horizons autrement lucratifs. Début septembre 2000 un article dans "Le quotidien du médecin " annonçait sur un ton triomphal...

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Jean Carpentier connu pour ses engagements courageux et lucides avait publié en 1994" La toxicomanie à l'héroïne en médecine générale ; Ellipses ; Poitiers 1994". un manifeste intitulé :

Afin de réduire la contamination par le VIH et la propagation du SIDA il indiquait aux médecins tout l'intérêt de méthodes de traitement fondées sur la substitution d'opiacés à effet court par des substances à demi-vie prolongée qui permettait à des personnes souffrant d'une assuétude à des opiacés de s'inscrire dans une démarche de soins.

Parmi les traitements proposés une molécule particulièrement intéressante, agoniste et antagoniste des morphiniques, déjà connue sous le nom de Temgésic fut proposée à haut dosage sous le nom de Subutex.

D'emblée un certain nombre de praticiens, spécialisés dans le soin aux toxicomanes furent réservés. Les raisons de cette méfiance n'étaient pas toutes forcément bonnes. Elles n'étaient pas toutes mauvaises.

Confier aux médecins de ville la prescription de buprénorphines à haut dosage était-il une bonne idée ? Certainement quand volontaires dans cette démarche ils associent à ce geste une connaissance de cette mouvante clinique et une qualification qui n'est pas évidente à acquérir. Est-il assuré que parmi les dix pour cent de médecins (parmi l'ensemble des généralistes) qui se sont engagés dans cette affaire périlleuse le volontariat soit doublé de compétences acceptables ? S'il faut pour cela se fier aux trop nombreuses ordonnances aberrantes il y a lieu d'en douter.

Il va de soi que l'élargissement souhaité par J. Carpentier impliquait un indispensable complément de formation. Est-ce que les moyens pour l'assurer ont été mis en œuvre ?

La représentation ordinaire des toxicomanes (largement liée à la presse et plus encore à la télévision) ne coïncide guère avec ce que la fréquentation assidue de ces publics en dessine. À commencer pas ceci : se dire toxicomane c'est se croire et se déclarer intoxiqué. Loin s'en faut !

Du moins des postes où j'ai pu exercer sur ce front quelque peu mouvant des "comportements à risque" (litote pour le moins problématique…). À savoir des centres de soins spécialisés pour toxicomanes (CSST) de l'Ile de France. Au travers une pratique de vingt années qui me permit de rencontrer quelques milliers de réputés toxicomanes peu d'entre eux correspondaient à cette imagerie fracassante de "Nikita" allant casser la pharmacie. L'immense majorité de ces personnes ne se distinguait d'une clientèle de ville qu'en ceci : la conviction d'être toxicomane. Toutes les figures, tous les montages subjectifs, toutes les plaintes que nous avons l'occasion d'écouter derrière notre bureau ou notre divan composent le public d'un CSST. Et la grande difficulté dans de tels centres à obtenir une compliance favorable tient assurément à ce leurre : ils sont tenus pour ce qu'ils ne sont pas.

Il peut en aller autrement dans d'autres régions, dans d'autres dispositifs. Ainsi les "boutiques" qui offrent un accès sans condition (seuil bas d'exigence) à des populations particulièrement fragiles comme les prostituées, les adolescents en errance, les "junkies" etc. ou encore les médecins de ville dans des quartiers sensibles. Dans ces contextes l'urgence clinique, sociale et judiciaire justifie amplement la mise en place de traitements de substitution. Le spécialiste appréciera lequel des produits disponibles conviendra le mieux

Mais le problème qui se pose est de savoir quel est le sens de la prescription de méthadone ou de Subutex à des personnes dont l'intoxication opiacée n'est pas avérée ?

Les rapports publiés indiquent une forte diminution de la mortalité liée à la consommation d'héroïne. Soyons sérieux. Certes la mort évitable d'un seul être est toujours regrettable. Mais enfin quoi : la mortalité en France par overdose concernait tout au plus 300 personnes en 1994. Même s'il était clairement établi que la substitution a permis de réduire ce chiffre - ce qui est loin d'être le cas - cela ne suffirait pas à légitimer une politique de soins dont les inconvénients ne sont pas minces si elle n'est pas secondée par une sérieuse formation.

S'agissant de la prévention de l'infection VIH et de l'hépatite les résultats sont loin d'être clairs. D'abord parce que la buprénorphine n'empêche pas l'injection. Ensuite parce que l'on peut défendre que les résultats positifs sont liés à l'emploi facilité de seringues stériles.

Nous pouvons aussi déplorer le manque d'études indépendantes et d'informations sur les effets délétères de ces produits parmi lesquels l'induction d'une VRAIE dépendance physiologique n'est pas mince.

Ces inconvénients sont d'abord dénoncés par les auto-proclamés "Usagers de Drogue" dans la revue de leur association ASUD : "Association des usagers de drogue". Ils protestent contre le caractère amorphe, insipide des buprénorphines. En effet cette substance, même dangereusement détournée (association de produits ou injection) ne procure que fort peu de sensations. Et les consommateurs avertis de moscontin, de morphine, d'héroïne etc. se sentent fort justement trompés sur la marchandise.

N'eût-il pas mieux valu défendre l'accès libre à cette substance comme je l'ai toujours préconisé ? Cela n'eut en rien rogné les bénéfices de Shering-Plough et aurait eu l'intérêt de renvoyer "l'usager de drogues " à sa responsabilité dans la gestion d'une jouissance singulière. Ce que certains d'ailleurs ne manquent pas d'assumer. Surtout cela aurait évité de donner une caution médicale et scientifique à un palliatif d'une consommation dont on se demande bien pourquoi son usage réfléchi est à ce point honni.

Enfin la vente libre à l'instar de l'aspirine ou réglementée comme les alcools forts n'aurait pas contribué à l'aggravation de la situation comptable de la sécurité sociale. Il faut en effet souligner que le chiffre d'affaires pour le Subutex est en tête de liste parmi les médicaments prescrits en Île de France. Est-il judicieux d'impliquer de cette manière le contribuable dans la gestion d'une intime jouissance ? La possibilité de se procurer librement ce produit amènerait l'écroulement du marché parallèle de revente. Les risques ne seraient pas plus importants qu'aujourd'hui et même on pourrait compter sur sa banalisation pour en constater un emploi mieux orienté.

Comme clinicien je ne puis que m'étonner du peu de publicité donnée à des enquêtes, comme celles réalisées par Médecins du Monde, qui en plus d'une occasion ont montré la rareté voire l'absence de traces d'héroïne dans ce qui était vendu pour tel. Que signifie pour un médecin de saturer en morphino-mimétiques ou en dérivés opiacés un patient qui n'a aucune dépendance avérée aux opiacés ? Quelle est la pertinence d'un traitement sédatif à quelqu'un qui souhaite "s"éclater", "partir", " se déchirer", "se casser la tête" "s'exploser ", "se lâcher", ? Comment défendre la prescription d'un apaisement à une personne qui ne redoute rien tant que l'ennui ?

Par ailleurs on peut s'inquiéter de l'aisance avec laquelle est prescrit le Subutex dans des contextes qui ne le réclament en rien : usage de cannabis, d'alcool, de cocaïne, d'amphétamines, d'ecstasy ou autres drogues de synthèse modernes

Par une note en date du 22 juillet 2003, le directeur de l'AFASSAPS. (Agence Française

de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé) alertait la communauté des praticiens s'occupant de toxicomanes des danger liés à la prescription de Subutex.

Nous y apprenions que 80000 personnes consomment officiellement ce produit. Il va de soi que la revente, le partage et autres détournements élève beaucoup ce nombre.

Nous ne pouvons que regretter le retard considérable mis à prévenir des effets regrettables de la prescription de buprénorphine à haut dosage. Sitôt la décision prise de confier aux médecins généralistes de ville le soin de délivrer ce substitut des opiacés j'en avais dénoncé les effets délétères absolument prévisibles. Les toxicomanies sont nées en même temps que le développement subit d'une chimie qui a suscité les plus fous espoirs de la part des médecins. Mais aujourd'hui encore persiste la l'illusion qu'une molécule adéquate permettrait aux sujets pris dans les rets d'une assuétude de s'en affranchir. Hors l'attitude du consommateur face à une nouvelle molécule est absolument répétitive et prédictible. Soit elle est susceptible (seule, par association, par usage détourné ou par modification) de procurer des sensations et elle donnera lieu à une escalade car la visée n'est pas l'apaisement mais l'ivresse. Soit trop difficile à transformer pour obtenir de tels effets elle sera employée pour "gérer" le produit. Pourquoi pas ? Cela permet à de (rares) épicuriens de tempérer les écarts et d'éviter les conséquences dramatiques d'une surenchère de la jouissance.

Quid de la méthadone ? Nous n'entrerons pas dans le détail des résultats et des indications mais signalons les études de Dugarin (Hôpital Fernand Vidal) qui en expérimente depuis plus de trente ans la prescription. Il convient de retenir son impact tout à fait satisfaisant sur des psychotiques qui mériterait probablement un soutien plus marqué à son usage psychiatrique.

S'agissant des addictions quel en est l'intérêt ? Selon les laboratoires, qui se fient pour en juger à des expériences de laboratoire, elle permet d'obtenir une sédation sans les pics réputés fâcheux de la jouissance et du manque. Soit. Chaque fois qu'une revue ou un visiteur médical déploie ses tableaux de statistiques et ses graphes exemplaires je me pose la même question. Mais de qui parlent-t-ils ? Qui est ce patient moyen, standardisé, consommant sa dose idéale et réglée d'un produit scientifiquement calibré, que l'on va "soigner"?

Faisons bref : le constat trop fréquent de l'utilisation régulière de méthadone est le passage à l'alcoolisme. Réponse des laboratoires, études expérimentales à l'appui : les doses sont insuffisantes. Cette même réponse a été apportée concernant les échecs au traitement par les buprénorphines. Cet argument est sans doute recevable quand une intoxication réelle est constatée et insuffisamment compensée. Mais cela cache mal l'ineptie d'une clinique trop exclusivement orientée par les taux physiologiques d'imprégnation quand le praticien ne s'est même pas soucié de décrypter la demande initiale d'un sujet. Sans doute que l'une des premières questions à poser - et à se poser - quand un patient se déclare toxicomane est d'où lui vient une telle conviction, une telle assurance ?

Cette critique de la substitution se veut une critique de son mauvais emploi par des praticiens insuffisamment formés. Il va de soi que l'usage réfléchi et circonstanciel de la pharmacie est un apport incontestable dans le soin des addictions. À cet égard même l'expérimentation de la prescription d'héroïne, comme elle est souhaitée par certains collègues, peut s'avérer d'un grand intérêt. Aucune des molécules mises au point dans la perspective d'un soulagement et de la mise en place d'un traitement n'est à dédaigner. Les dommages ne sont en cette matière que le résultat de la précipitation ou de la généralisation abusive d'une méthode

Ce n'est évidemment pas dire que la pharmacie ne réalise aucun progrès et l'intérêt de la substitution demeure dans d'autres cas que les psychoses. Cela est vrai dans le traitement de personnes désocialisées et chez celles qui souhaitent s'extirper d'une spirale délinquante. Cela peut encore être utile chez des patients réellement héroïnomanes qui mettent en question leur mode de jouissance. En faire une panacée ou même en banaliser l'emploi par les praticiens n'est pas sans présenter de sérieux inconvénients.