Jacques Derrida pour les sciences de l'information et de la communication

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L'apport philosophique de Jacques Derrida, son investigation inquiète et sa contestation permanente, ont, sans doute, contribué de façon majeure à l'évolution de notre façon de penser la communication. On permettra à un chercheur de cette discipline de dire, ici, sa dette à Derrida, à sa pensée critique, aux reformulations qu'il a permises, aux questionnements nouveaux qu'il a rendus possibles dans sa quête incessante d'une philosophie critique du langage.

Jacques Derrida a, d'abord, on le sait, élaboré le concept majeur de la déconstruction, en mettant en œuvre le processus que ce concept désigne. La déconstruction représente une reformulation de l'identité : il s'agit de penser l'identité non sur la base d'une logique de l'existence de l'être, mais sur la base d'une logique d'une représentation critique de la signification. En parlant de déconstruire le sujet, de déconstruire l'identité, Derrida aura donné un nom à l'entreprise philosophique majeure qui, particulièrement depuis Marx et Freud, aura mis en question les concepts majeurs de la métaphysique, et de la philosophie du sujet – particulièrement ceux de discours et de vérité. L'apport majeur de la déconstruction derridienne consiste, finalement, dans la séparation qu'elle aura achevée entre le sujet et la signification, entre l'identité et sa représentation, entre le langage et la vérité. 

En un sens, la déconstruction derridienne fait écho à la déconstruction psychanalytique du concept de sujet et à la déconstruction poétique du concept d'auteur. Il y a, dans la pensée derridienne du sujet, quelque chose du Je est un autre de Rimbaud et quelque chose de la césure originaire lacanienne des réseaux signifiants. Penser la déconstruction du langage – ou, plutôt, fonder l'expérience du langage sur celle de sa déconstruction, c'est bien fonder l'échange symbolique sur l'expérience de sujets qui perdent l'identité en la déconstruisant au cours de l'expérience du langage, pour mieux en penser la signification dans la recomposition des signes et des identités. Derrida aura toujours pensé une science du langage comme le lieu d'une expérience de déconstruction critique des usages culturels de la langue, de la communication et de la représentation.

La psychanalyse nous aura appris que le langage est le siège d'une dialectisation permanente de la vérité ; elle nous aura appris à toujours penser le langage de façon critique, de façon inquiète. Une dialectique du langage ne saurait être que le siège d'une interrogation constante à l'égard du langage, de ses formes, de ses pratiques, de ses lois et de ses habitudes. À cet égard, Derrida aura toujours accompagné ces questionnements du langage avec l'exigence d'une pensée critique – et critique en permanence. C'est le sens de l'ouvrage capital intitulé de la Grammatologie, dans lequel, à la suite d'une analyse critique du discours de Rousseau, dans l'Essai sur l'origine des langues, et de celui de Saussure, dans le Cours de Linguistique générale, Derrida élabore une véritable philosophie critique du langage et de la mise en œuvre des signifiants, fondée sur deux distanciations radicales. Entre le langage et celui qui l'énonce, la première rend, en quelque sorte, au langage son autonomie, sa puissance propre, qui s'impose au sujet et à l'activité énonciative. Entre le matériel de la langue et la représentation, la seconde distanciation rend au langage l'autonomie qui nécessite une approche particulière de la communication, à la fois en termes esthétiques (travail sur les formes du langage) et en termes poétiques (il y a une poétique du langage à l'œuvre, qu'on en soit conscient ou non, dans toute expérience de la communication).

Que ce soit dans l'investigation de Platon ou dans celle de Rousseau, qu'il appelait « le maître de Genève », Derrida aura, ainsi, constamment remis la question du langage au cœur de l'interrogation philosophique, contribuant, ainsi, de façon sans doute décisive à la reconnaissance de la question du langage et de la communication par la philosophie contemporaine. Peut-être avons-nous trop souvent tendance à ignorer la spécificité de la question du langage dans la communication, ou, au moins, à la mésestimer. Sans doute avons-nous tendance à méconnaître l'importance de la question de la matérialité du langage, de l'expression et de la communication, dans notre approche des faits d'information.

C'est le sens de toutes les interrogations de Derrida, à commencer par Glas (1974), réflexion critique constante sur la question du signifiant, puisque ce livre interroge doublement la matérialité signifiante du langage. En effet, d'abord, Glas est un travail double : il se lit, sans arrêt, sur deux colonnes, dont la dualité même nous invite à lire, en quelque sorte, deux textes à la fois, et, par ce fait même, à prendre conscience de ce que l'on pourrait appeler la pluralité sémiotique propre à la textualité. Dans Glas, en écrivant deux textes à la fois sur les deux colonnes où il nous invite à les lire ensemble, Derrida retrouve la polyphonie fondamentale de toute entreprise de médiation esthétique du langage.

Mais, dans Glas comme dans la Grammatologie et dans l'ensemble de ses textes, Derrida nous dit autre chose du langage et de la communication. Il vient nous dire que l'on ne saurait séparer l'exigence philosophique de la rationalité de l'information, du langage et de la communication, qui se pense en termes de savoir, et l'exigence esthétique de ce que l'on pourrait appeler la rationalité poétique du langage et de la communication, qui se pense en termes de pratique. Sans doute l'expérience poétique est-elle la seule façon de penser l'accès à une vérité du langage. En inventant de nouvelles formes et de nouvelles pratiques de l'expérience langagière du travail philosophique, Derrida fait rentrer l'expérience de la communication, ainsi que la pensée de la communication même dans le champ de la philosophie critique qui est, sans douter, son lieu propre.

Alors, pourquoi, ici, parler de Derrida au nom des sciences de l'information et de la communication ? D'abord, c'est répondre à un bien doux devoir de mémoire et de fidélité. Après tout, le premier texte publié par l'auteur de ces lignes était un compte-rendu de Glas, dans une petite revue, exigeante elle aussi, Gramma2. Mais, surtout, aujourd'hui, c'est retrouver, dans l'œuvre de Jacques Derrida les trois exigences majeures d'une rationalité véritable de l'information et de la communication.

La première exigence est celle de la scientificité d'une interrogation sur le langage et sur sa matérialité. Ce que nous dit Derrida, c'est que la pensée philosophique ne saurait faire l'économie sur les conditions dans lesquelles elle produit son propre langage, dans lesquelles elle met en œuvre sa propre expérience du signifiant. Mais cela signifie, précisément, que la pensée philosophique est aussi, fondamentalement, toujours, une expérience de la communication et de l'information. Pas de réflexion critique sur la philosophie qui ne se fonde, essentiellement, sur une réflexion sur l'expérience de la langue, de la parole et des mots que constitue tout discours philosophique. Toute philosophie commence par une réflexion critique sur les mots en usage dans l'activité philosophique de son temps et elle les déplace, elle les refonde, elle les repense. C'est surtout cela, le sens de l'entreprise de la déconstruction. Il s'agit de rendre à la philosophie son statut d'activité de langage et de médiation. C'est pourquoi l'esthétique du langage est bien au cœur de toute entreprise philosophique qui est ainsi pensée aussi par Derrida comme une expérience poétique.

Mais cette exigence de la centralité de la question du langage par rapport à l'expérience philosophique amène, sans doute, à repenser le rôle de la philosophie par rapport à la communication et à l'information. Si la philosophie classique a toujours placé la question du langage et celle des mots au cœur de l'interrogation philosophique, c'est, pour le dire comme Platon, pour mieux penser la rectitude des mots, c'est pour penser un « bon usage » des mots en philosophie – à la limite : pour instituer une forme de censure du discours philosophique. Or, rien n'était plus étranger à Derrida que l'idée même de censure. Dans ces conditions, si la philosophie a à penser son usage des mots et son expérience du langage, ce n'est pas par souci de rectitude, d'orthodoxie, mais c'est bien parce que c'est le seul moyen d'avoir un regard critique sur sa propre expérience. Penser la philosophie en termes de langage, en termes d'information et de communication, faire, en d'autres termes, rentrer la question de la communication et de l'échange symbolique au cœur de l'interrogation philosophique, c'est, pour Derrida, pour mieux fonder la liberté de l'entreprise philosophique.

C'est bien ce qui nous permet de mieux penser la dimension politique de la pensée du langage et de la communication formulée par Jacques Derrida. La réflexion sur la dimension politique du langage est indissociable de la réflexion sur sa dimension esthétique et poétique, car c'est bien le langage qui constitue l'expérience constitutive de toute sociabilité. Pas d'appartenance ni de pratique politique sans langage et sans expression poétique de sa propre identité politique dans l'espace public, ainsi conçu comme le champ de confrontation de nos pratiques du langage et de nos expériences poétiques. Ainsi peut-on, grâce à la pensée de Derrida, qui n'était pas dissociable de ses leçons sur la poétique de l'usage des mots, refonder une rationalité politique de l'expérience du langage. D'abord, l'esthétique des mots et la poétique de leur usage nous permettent de mieux penser la signification de notre propre engagement. L'exigence esthétique de l'usage des mots constitue, en quelque sorte, la garantie de notre propre liberté. Ensuite, le souci de l'usage du langage nous amène à repenser la spécificité du questionnement sur les mots dans l'expérience de la communication. Cela n'a pas de sens de penser la communication, sur quoi est fondée toute expérience politique, si l'on n'a pas, d'abord, une approche critique de l'usage des mots dans les discours et dans l'exercice du pouvoir. L'exigence esthétique de l'usage des mots constitue, en ce sens, le fondement de toute communication politique et de tout exercice du pouvoir. Par ailleurs, et puisqu'il est, ici, question de pouvoir, rappelons-nous que le message de Derrida vient nous dire et nous redire que l'usage des mots et l'expérience de la communication constituent les bornes indépassables de tout usage du pouvoir. Enfin, nul, peut-être, n'a été plus que Derrida sensible à l'importance prise, de nos jours, par la dimension politique de l'usage de l'information et de la communication – en particulier par l'usage des médias et par les recompositions de l'espace public. Le souci philosophique qu'il avait du langage et de ses pratiques, l'importance qu'il reconnaissait à la question du sens et de l'usage des mots dans le discours philosophique, s'inscrivent pleinement dans cette démarche qui visait à refonder le pacte de la philosophie avec l'expérience symbolique, qui est l'expérience même de la communication. L'information et la communication constituent, en ce sens, les limites de tout pouvoir, et sans doute une pensée rationnelle de l'information et de la communication constituent-elle le fondement de toute science possible du politique.

  • 1.

    est professeur de sciences de l'information et de la communication à l'Institut d'Études Politiques de Lyon.

  • 2.

    « Entrave double. Le glas et la chute » (en collab. avec Frédéric Nef), in « Gramma », n° 2, 1975.