Adieu à Jacques Derrida

Jacques Derrida
Emmanuel Lévinas
Résumé: Cet article est un hommage à Jacques Derrida, décédé en octobre 2004 à Paris. Partant d'une émouvante allocution intitulée Adieu prononcée par le philosophe à l'occasion de la cérémonie funèbre de son ami et maître à penser Emmanuel Lévinas, en 1995, au cimetière de Pantin, il s'agit de poursuivre certaines affinités entre ces deux grands représentants de la philosophie contemporaine, ainsi que de réfléchir sur la richesse et l'importance des contributions de Derrida pour le champ psychanalytique

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Le moment des obsèques d'Emmanuel Lévinas était arrivé. Jacques Derrida, les larmes dans la voix et le regard, rend hommage au grand penseur dont il était devenu disciple, admirateur et ami. Admiration et amitié profondes et silencieuses, comme tous les sentiments qui dans leur grandeur sont voués à la durée de toute une vie et à aller outre la mort. La culpabilité de demeurer en vie, culpabilité sans faute ni dette, placée au-delà de la facticité de la mort, se transforme en « responsabilité confiée ». Oui, une responsabilité que l'on hérite d'avoir à répondre de, "celle qu'on doit prendre pour un autre, à la place, au nom de l'autre ou de soi comme autre, devant un autre autre, et un autre de l'autre, à savoir l'indéniable même de l'éthique » (Derrida, 1993, p.28).

La pensée de Lévinas est le fil conducteur du discours énoncé comme étant une réponse à la « question-prière », l'adieu face à la mort. Derrida amorçait son douloureux travail du deuil, s'empêchant de détourner sa parole de ce qui pour le philosophe de l'autreté était loi – l'appel à l'autre –, la seule résistance possible à l'absorption de l'Autre par le Même. Le dire adieu à l'ami a fait résonner dans le champ de la philosophie occidentale la spécificité de l'éthique – la relation avec l'autre – qui est à l'origine de l'ouvrage Adieu à Emmanuel Lévinas. Tout au long du texte, l'ambiguïté du mot adieu – adieu – révèle au moins trois sens : 1. salutation lors d'une rencontre ( Salut, je Te vois ) ; 2. salutation de séparation ou de mort ; 3. l'à-dieu, la salutation du pour Dieu, ou encore le face à Dieu au delà de l'être, avant tout et dans toute relation à l'autre, en tout autre adieu. Dans ce sens toute relation à l'autre serait, avant et après tout, un à-Dieu. Au delà ou en deçà de l'existence de Dieu, « hors de sa probable improbabilité, jusque dans l'athéisme le plus vigilant sinon le plus désespéré » (Derrida, 1997, p.182) le dire à-dieu signifie accueillir l'autre en son altérité.

Pour avancer dans la compréhension de cette proposition, il faut rappeler la lecture lévinassienne du terme hébraïque appliqué à Dieu, Kadosh, que l'on traduit comme saint. La philosophe a démontré au long de son œuvre la distinction importante à établir entre la sacralité et la sainteté pour penser l'Autre. Étymologiquement le mot kadosh signifie séparé, et par conséquent Kadosh signifie indistinctement le saint, le séparé. Le saint désigne quelque chose d'infiniment séparé de tout ce qui est habituel, partant, l'inscription du nom de Dieu serait l'inscription originelle de la différence. Cette inscription n'est pas la limite de ce que l'on connaît, mais à l'inverse, est le présupposé pour penser l'impossible, l'indicible, l'impensable.

Mais le mot kadosh est également attribuée à l'homme, à ceux qui ont été faits, selon le récit biblique (Genèse, 1 : 26-27) à l'image et à la ressemblance d'un Dieu qui n'admet pas les images. Cette antinomie – identification à l'absence d'images – établit que l'homme, étant saint et séparé, est également irréductible à toute représentation fixe et immuable (Lévitique, 19 : 2). Il y a toujours quelque chose qui échappe à son propre miroir, l'épiphanie du visage, ce qui est au delà de l'identique et qui ne se transforme pas en contenu. Le visage de l'autre résiste à toute domination, imposant au sujet la responsabilité de suivre la signification de la trace, qui apparaît au moment même de l'épiphanie. Il ne s'agit pas ici d'un dévoilement ontologique : la tâche consistant à suivre la trace implique un dérangement irréversible, où l'au-delà du moi d'où provient le visage de l'autre apparaît dans la trace de l'absolument absent. L'altérité, l'absolument autre, exige la vocation d'accueillir l'inattendu, ce qui vient du dehors, l'étranger, celui qui porte dans son visage le désordre de la temporalité, la transcendance.

Après ces éclaircissements, retournons aux adieux de Derrida, au moment où il se rapproche du mort désarmé de toute défense. Avec la simplicité des mots nus, inermes comme sa propre douleur, il exprime le désir de dire adieu à l'ami, l'appeler par son nom et par son prénom, se diriger directement à l'autre avec droiture, avant même de parler de lui et de rappeler à toutes personnes présentes ce que Lévinas avait enseigné à propos du mot « à-Dieu ». Droiture. Dans Quatre Leçons Talmudiques, le philosophe traduit le sens de ce terme comme ce qui « nomme ce qui est plus fort que la mort » (Lévinas, 1968, p. 105). Il s'agit d'une allusion au seul héros biblique susceptible de supporter la violence de la rencontre avec l'Inconnaissable. Jacob (Ya'aqov en hébreu, dont la racine – aqev – veut dire talon, ce qui est en contact avec la terre), dans la nuit antérieur à celle de la rencontre avec Ésaü devient un autre. Après s'être débattu contre l'Etranger qui le frappe à la cuisse, il reçoit la bénédiction divine, pour avoir prévalu contre Dieu et les hommes et on lui donne un nouveau nom : Israël (dont la racine, yachar-el, signifie se diriger avec droiture, directement à-Dieu, pour Dieu) (Genèse, 32 :25-30). Un commentaire talmudique signale le moment de ce passage : Jacob/Ésaü, déraciné, n'ayant pas les pieds sur terre, se dirige vers ce qui est au delà de l'être : l'inquiétude de l'inconnu. La « droiture » de Jacob, lorsqu'il reçoit le nom d'Israël, c'est ce qui nomme « l'urgence d'une destination menant vers l'autre et non un éternel retour à soi » (Lévinas, 1968, p.79). Pour Lévinas, ce passage biblique est le signe d'une « identité » située au delà de l'identique, il se traduit comme un mouvement de droiture absolue vers l'Autre, et se déploie en une configuration éthique qui implique nécessairement la relation avec Autrui.

Mais qui est Autrui ? La réponse, nous la trouvons chez Blanchot, dont la pensée maintient avec Lévinas une complicité unique. Lorsqu'il retrouve Ésaü, Jacob dit à son frère jumeau : « ‘J'ai vu ton visage comme on voit le visage de Dieu'. Ce qu'il y a de remarquable dans cette phrase », dit Blanchot, « c'est que Jacob ne dit pas à Ésaü ‘Je viens de voir Dieu comme je te vois', mais :‘je te vois comme on voit Dieu », ce qui confirme que la merveille […] est bien la présence humaine, cette Présence Autre qu'est Autrui, non moins inaccessible, séparé et distant que l'Invisible lui-même, ce qui confirme également ce qu'il existe de terrible dans une telle rencontre dont l'issue ne saurait être que l'agrément ou la mort. Qui voit Dieu est en danger de mourir. Qui rencontre Autrui ne peut se rapporter à lui que par la violence mortelle ou par le don de la parole en son accueil. » (Blanchot, 1969, p. 188-189). L'art ayant permis à Jacob de sauver sa vie fut celle de l'hospitalité sans réserves devant les paroles, à la capacité de parler, d'appeler et de répondre et, également, à celle d'entendre. Insérée au cœur de la Genèse, cette réception est, en général, employée comme métaphore de la transmission.

La confiance dans l'avenir d'une œuvre, l'accueil de son altérité irréductible, l'écriture, cela exige du sujet un mouvement paradoxal : fidélité et trahison. Obéissance différée, obéissance rétrospective à l'auteur. Un re-commencer de penser, de re-découvrir les thèmes, à travers de lectures incessantes, c'est ce qui réserve au lecteur le destin de se rendre un traître. La parole écrite se propage comme le feu, répand indéfiniment les signifiés, au-delà de celui qui à l'origine les profère. Lire le texte à l'envers, transgresser le dit pour faire émerger un non-dit, refuser toute vérité a priori qui puisse empêcher la production de pensées, aller jusqu'à le subvertir, c'est ce qui constitue la garantie de la transmission d'une œuvre : La présence de l'Autre – hétéronomie privilégiée – ne blesse pas la liberté, mais l'investit. C'est ce que Derrida a appréhendé des leçons talmudiques de Lévinas. À cet égard, sa théorie de la déconstruction doit beaucoup aux écrits du maître. Déconstruire un texte : lire sans répéter ce qui a été dit, cela signifie introduire quelque chose qui, étant entièrement distincte, rompt avec la possibilité de rencontrer tout chemin de retour vers l'origine. Il s'agit d'un travail semblable à celui que Freud a pu attribuer au « travail du rêve » : processus d'élaboration où l'activité d'une pensée sans qualités ne consiste ni à penser, ni à calculer, ni de façon générale à juger, mais uniquement à transformer, de sorte à pouvoir garantir la pluralité de sens à l'indéchiffrable.

Que se passe-t-il lorsqu'un penseur éminent se tait pour toujours ?

Cette question qui a poussé Derrida a propager, avec droiture, la pensée de Lévinas ne pourrait s'empêcher de faire retour en cet instant où le monde dit adieu au stratège de la déconstruction et au philosophe de l'altérité indécidable. Il faut dire à-dieu à Derrida, nous diriger directement à l'autre, l'écouter, relire son écriture, la faisant parler de nouveau, car « la mort de quelqu'un n'est pas, malgré tout ce qui en semblait à première vue,[…] un fait empirique dont seule l'induction pourrait suggérer […] ; elle ne s'épuise pas dans cet apparaître » (Lévinas, in Derrida, 1997, p. 18). Cela souligne l'obligation d'incorporer l'héritage derridéen, de le maintenir vivant et de convoquer la responsabilité de tous à répondre de lui. Cette tâche me renvoie immédiatement à deux textes magistraux de l'œuvre de Derrida qui témoignent de la relation forte et créative qu'en tant que philosophe, il a établi avec l'écriture freudienne.

Dans «  Freud et la scène de l'écriture », il se sert de la psychanalyse pour comprendre comment surgit le symbolique et pourquoi le non symbolique débouche sur le symbolique. Dans le modèle des machines et des appareils freudiens, l'inconscient est une écriture qui est tissée de différences, de frayages, renvoyant à, déléguant des représentants et des mandataires qui ne sont compris qu'après coup. L'écriture est la possibilité d'instituer, d'inscrire. La parole analytique, l'acte du sujet qui parle à un autre qui le renvoie à l'écho de sa propre voix, est un travail d'écriture psychique. C'est pour cela que, selon le philosophe, Freud aurait représenté le contenu psychique par un texte dont l'essence est irréductiblement graphique : la structure de l'appareil psychique est comme une machine à écrire, ce qui se lit d'une archi-écriture, l'inscription marque-de-la-différence. L'archi-écriture signale la condition de la possibilité de la signification elle-même quand elle devient signe du trait/trace. Bref, pour Derrida, qui rejoint le Freud inquiet de l'enracinement du non-symbolique, la répétition est déjà à l'œuvre à l'origine, mais elle n'est jamais répétition du même. À l'origine, seulement l'absence, le vide.

Mais c'est dans Mal d'archive que Derrida s'est consacré à l'examen de la relation entre la répétition différentielle et le concept d'archive – ce qui se distingue de la notion d'expérience de la mémoire, de l'idée de retour à l'origine et du sens d'archaïque. Le concept d'archive renvoie à quelque chose qui est au-delà du fait de ressusciter l'événement : il accueille en sa mémoire le mot grec arkhê désignant à la fois « début » et « autorité ». Arkhê coordonne deux principes en un seul : le principe de la nature ou de l'histoire, là où les choses commencent – principe physique, historique ou ontologique et le principe – et le principe nomonique, lieu d'où émane le commandement, d'où les archontes, magistrats supérieurs, ceux qui exerçaient la compétence herméneutique d'interpréter les archives et détenaient le pouvoir politique de faire et de représenter les lois. Dans l'écriture derridéenne, l'arkhê grecque est le lieu de consignation d'une technique de répétition exigeant la marque de l'extériorité. Il n'y pas d'archive sans dehors.

Écoutons Derrida : "Le trouble de l'archive tient à un mal d'archive. Nous sommes en mal d'archive. À écouter l'idiome français et en lui l'attribut "en mal de ", être en mal d' archive peut signifier autre chose que souffrir d'un mal, d'un trouble ou de ce que le nom "mal" pourrait nommer. C'est brûler d'une passion. C'est n'avoir de cesse, interminablement, de chercher l'archive là où elle se dérobe" (Derrida, 1995, p.142). Par conséquent, le mal d'archive, le désir de se rappeler l'origine et de déchiffrer le commandement, est l'effet du manque originaire et structurel de la mémoire et de l'impossibilité d'inscrire ce qui échappe à l'identité en soi et qui ne correspond pas à une essence. Ensemble de traces, c'est à dire inscriptions possibles à partir d'un non-inscriptible, l'archive exige l'espacement institué d'un lieu d'impression.

Mais il ne pourrait pas y avoir d'archive sans mal d'archive. Freud souffrait de mal d'archive et lorsqu'il s'engage dans la trame archiviste, il finit par dévoiler le diabolique – la pulsion de mort. Derrida n'hésite pas à affirmer que la psychanalyse, en tant que discours hétérogène, est devenue une théorie de l'archive et non seulement une théorie de la mémoire. Une telle conception est en accord avec le fait que la découverte freudienne introduit une notion de vérité qui demande à être refaite à chaque instant.

Maison hantée, toute archive est un cimetière que l'on traverse, allant parmi les tombeaux et à plein ciel – le passé et le futur –, déplaçant des mémoires. Mal d'archive, en français l'expression "mal de", à l'origine se référait à une femme qui souffrait des douleurs de l'accouchement: "en mal d'enfant". Par analogie, elle commence à être utilisée pour désigner une tendance irrésistible à faire quelque chose: "en mal d'écrire", être soumis à un désir incontenable d'écrire. Porteur de ce mal, l'écrivain insiste grâce à ses écrits à accoucher de pensées et d'idées sans que lui-même sache d'où elles viennent. Selon Lévinas, nous rappelle Derrida à l'instant de l'à-Dieu, l'œuvre ne revient jamais vers l'auteur. Accoucher d'elle, c'est accepter de ne plus jamais l'avoir, "mouvement vers l'autre Qui ne revient pas à son point d'origine" (Lévinas, in Derrida, 1997, p. 13). L'écrivain fait de son oeuvre un travail de refoulement, écrivant et récrivant le texte, corrigeant jusqu'à refouler "l'inspiration qui était venue dans le premier jet d'encre sur le papier, dans le premier coup d'écriture" ( Duhá Lose, 2004). Ainsi, il emmagasine, regroupe, organise son butin, crée sa propre archive, la scène sur laquelle le sujet chercheur, brûlant de fièvre, pris par la passion, par la compulsion à la répétition et par la pulsion archiviste, peut alors dire l'à-dieu qui ne se réduit pas à une fin dans la lecture qui garantit le devenir de l'œuvre.

Le Mal d'archive évoque, encore que par des voies détournées, l'à-dieu de Derrida à Freud. Tâchant de scruter le trouble de ceux qui souffrent de "mal d'archive" et de caractériser grosso modo les archives de la psychanalyse, le philosophe s'adresse à l'œuvre de l'historien de la culture judaïque Yosef H. Yerushalmi, le Moïse de Freud, Judaïsme terminable et interminable (1991). Deux inscriptions, dans la Bible de Freud (la dédicace de Jacob Freud à son fils et la date de la circoncision de Freud) mises en évidence par l'historien, attirent son attention. La temporalité psychanalytique – nachträglich – guide l'attention de Derrida : «L' archive a toujours été un gage, et comme tout gage un gage d'avenir » (Derrida, 1995, p. 37).

En quoi l'archive se transforme-t-elle quand elle s'inscrit directement dans le corps, grâce à une circoncision en sa lettre ou en ses figures ? À chaque acte de circoncision, il n'y a rien qui fasse retour à l'origine, mais plutôt l'avènement d'un nouveau juif. Elle introduit l'individu dans l'ordre collectif, mais préserve sa relation avec le réel, avec ce qui n'est pas identifiable et, comme tel, devient trace. La circoncision, en tant qu'archive, est attente de futur, l'expérience d'une identité qui ne pourra être déclarée et annoncée à partir de ce qui vient du futur.

L'exemple le plus significatif de l'archive en tant que lieu du temporellement différé au quel Derrida s'est référé comme un avenir « messianique » , se trouve dans la deuxième inscription : l'amoureuse et tendre dédicace de Jakob. Avec une écriture spéciale, elle suggère que la lecture du Texte fut décisive quant à la forme selon laquelle le fils appréhendait, sur le plan affectif et intellectuel, les urgences de son temps ; pour cette raison, c'est qu'il lui fallait revenir au «Livre des livres où les sages ont puisé, où les législateurs ont appris le savoir et le droit». Mais ce ne fut pas seulement le père qui reconnut les traces de l'Écriture dans la pensée de l'écrivain de « L'interprétation des Rêves.

Freud (1925/1976) lui-même va jusqu'à avouer l'importance pour sa formation d'avoir été introduit dans la lecture de la Bible, presque au même moment où il apprenait à lire. Au même titre que les théories de Darwin, les écrits de Goethe et la pensée de Ernst Brücke, la Bible constitue l'un des archives de la psychanalyse.

En 1934, alors que les nazis brûlaient leurs livres dans les bûchers de Berlin, Freud commençait à écrire son roman historique. La thèse de Yerushalmi, s'appuyant sur un terme technique de la psychanalyse elle-même, affirme que l'écriture de « Moïse » est un exemple d'obéissance différée au père. Freud retournait à l'Écriture, selon le désir du père explicite dans la dédicace, cependant grâce à un travail de lecture singulière, il peut faire valoir sur un dit, la vérité matérielle, un non-dit, le concept de vérité historique. L'histoire du concept de nachträgliche Gehorsam, « obéissance après-coup », renvoie au texte Totem et Tabou, où Freud remarque que le père mort devient plus puissant, étant donné une situation psychique qui nous est familière en psychanalyse, l'obéissance rétrospective. Selon Derrida, ce concept est l'une des clefs faisant du livre de Yerushalmi un livre d'archive sur la valeur nomologique  de l'archive, la loi du père mort.

La mise en pratique de l'arkhê en tant qu'opérateur textuel et du concept freudien d'obéissance différée atteint son apogée dans l'analyse du monologue qu'Yerushalmi a établi avec Freud, ou plutôt, dans le discours direct de l'historien qui s'adresse à un fantôme qui ne répond pas mais parle en lui, face à lui. Le monologue, geste accueillant qui consiste à recevoir le trait de l'autre, est le lieu où l'on court "le risque toujours inquiétant, étrangement inquiétant, inquiétant comme l'étranger (unheimlich), de l'hospitalité offerte à l'hôte en tant que ghost ou Geist ou Gast." ( Derrida, 1997, p. 192-193). L'hospitalité entraîne cette spectralité qui dépasse le néant et déconstruit les oppositions ontologiques entre être et néant, entre vie et mort. C'est en ce sens que Derrida peut affirmer que le monologue occupe tout le reste du livre de Yerushalmi : par delà le sens filial selon lequel il se dirige à l'œuvre du patriarche de la psychanalyse, l'historien préserve son indépendance. Subjectivement engagé dans un processus de création originelle dont la force rompt avec le savoir pré-établi, souffrant à l'extrême du mal d'archive, l'historien se surpasse et interrompt son travail d'archiviste – la recherche de la vie et de l'œuvre de Freud – pour traverser le lieu où le père de la psychanalyse a posé quelques uns de ses silences parmi les traces des effacements freudiens et les échos de ses propres fantasmes, Yerushalmi construit une fiction – « Monologue avec Freud » - écrite dans un langage produisant des effets de sens qui ne peuvent être circonscrits et contrôlés. Il institue par là de nouveaux registres, des traces d'autres mémoires, laissant au lecteur le soin de réfléchir sur le donné et le signifié, le dit et le dédit, pouvant ainsi accueillir l'autre.

Le mal d'archive, nous l'avons dit plus haut, c'est la passion pour la quête de l'archive là où elle se cache. Regardons encore une autre des Quatre Leçons Talmudiques pour bien comprendre la tâche consistant à dire à-dieu à Derrida, au moment où Lévinas évoque l'éclat des lettres du Cantique des Cantiques. Le philosophe affirme que le Cantique contient une interprétation mystique – ce qui ne veut pas dire une mystification. – malgré le fait qu'il s'agisse, au regard de quiconque, d'un texte érotique. Comment l'érotique peut-il habiter l'Écriture? La voix interprétative ayant permis de légitimer le texte la désigné sous la forme d'un hymne d'amour entre le Dieu de l'intolérable absence et son peuple. Cette lecture lourde en implication éthique est basée sur la structure même du poème où la tension absolue de l'amour du sujet à l'Autre s'écoule dans le paradoxe d'une rencontre qui en elle est déjà séparation: "j'ouvre à mon bien aimé/ mon aimé qui s'en fut/Je le cherche et il ne me répond pas./ Filles de Jerusalem, je vous conjure/ Si vous rencontrez mon bien aimé/ que lui direz vous?.../Dites-lui que je suis malade d'amour! " (Cantique des cantiques 5: 5, 6, 8) Ce mal représenté dans le cantique comme antidote puissant contre la mort – l'amour est plus fort, il est comme la mort" (Cantique des cantiques, 8: 6) – prend le sens de la loi de la séparation – Kadosh – de la non fusion entre les amoureux, l'impossibilité de faire fusionner deux en un et d'épuiser ainsi l'altérité de l'autre. L'érotique est érigé en loi amoureuse qui régule la distance infinie, sépare le moi de l'autre. Mais dans la mort, observe Derrida, cette distance revient vers nous comme héritage, comme une reponsabilité de dire le pour-Dieu, de suivre la trace laissé par le mort.

Il nous reste à dire à-dieu à Derrida, à le saluer au-delà de l'être. Et si cette salutation me conduit à l'Autre par l'entremise de la reponsabilité que je dois assumer, alors je dois m'incliner également, ainsi qu'il la fait lui-même, devant l'écriture freudienne; chercher les traits et les traces de la pulsion qui ruinent le principe même de l'archive, la pulsion que Freud a baptisé de trois noms: pulsion de mort, pulsion de destruction et pulsion agressive. Il ne s'agit pas d'essayer d'évaluer le poids de ce concept dans l'oeuvre de Freud, ni de discourir sur les visages multiples qu'il a pris. Comprendre seulement que la pulsion de mort telle que Derrida la lit dans le Mal d'archive est un indice que dans sa vocation silencieuse, il s'agit d'une pulsion qui tend à ruiner toute capitalisation de mémoire, de préjugés et de présupposés dans un texte, pour paradoxalement appréhender en ses catégories une autre lecture se soumettant au principe créateur de création continue de la vie.

Ainsi, reste à dire à Jacques Derrida, l'ami de la psychanalyse, adieu.Bibliographie

BLANCHOT, M. (1986). L'entretien infini. Paris: Gallimard.DERRIDA, J. (1993). Spectres de Marx. Paris: Galilée(1993). Passions. Paris: Galilée (1995). Mal d'archive. Paris: Galilée. (1997). Adieu à Emmanuel Léninas. Paris: Galilée. DUHÁ LOSE, A. (2004) "Arquivo: a morada da censura", www.inventario.ufba.br/02.FREUD, S. (1925). (1925/1976) Obras Completas. Buenos Aires: Amorrorto Editores. "Presentacion autobiografica", v. XX.FUKS, B. B. (2000) Freud e a judeidade, a vocação do exílio.Rio de Janeiro, Zahar Editor.HADDOCK LOBO, R. (2002). "o adeus da desconstrução: alteridade, rastro e acolhimento", in As Margens, a propósito de Derrida (org. Paulo César Duque Estrada). Rio de Janeiro, PUC-RJ.LÉVINAS, E.(1968). Quatre Lectures Talmudiques. Paris: Minuit.YERUSHALMI, Y. H. (1991). Le Moïse de Freud, judaïsme terminable et interminable. Paris: Gallimard

Auteur : Betty Bernardo FuksPsychanalysteDocteur en Communication et Culture par l'Université Fédérale de Rio de JaneiroProfesseur au Centre d'Enseignement Supérieur de Juiz de ForaMaître de Conférences de Psychologie Clinique à l'Université Catholique de Rio de Janeiro.