fumer fait vivre

Sous prétexte d'éviter aux gens de mourir (de quoi se mêle-t-on ?), le prix des cigarettes, déjà très élevé, va encore être augmenté. Les cigarettes vont donc devenir un produit de luxe que seuls les riches pourront se procurer. Où fume-t-on le plus ? Où la cigarette est-elle le dernier plaisir, la dernière marque de socialisation quand tout le reste s'est effondré ? Dans les prisons et les hôpitaux psychiatriques. Dans les couloirs de Sainte-Anne ou de Maison Blanche, les patients ralentis par leur camisole chimique, se déplaçant comme des petits vieux, vont les uns vers les autres avec ce seul laissez-passer aux lèvres : «Vous avez une cigarette ?» Autour de cet objet se nouent les relations normales de don, d'échange, de refus : «Ne lui en donne pas, me dit R. qui me désigne un autre patient, il en demande tout le temps. Par contre, à celui-ci j'en offre, parce qu'il en réclame rarement, et parfois même, il m'en propose.»

Dans ces services, où l'on s'ennuie à mourir, la conservation des cartouches donne lieu à une occupation quotidienne. Les patients les stockent dans le bureau des infirmières, avec leur nom inscrit dessus. Parfois, éclate un scandale qui les fait sortir de leur passivité : quelqu'un a pris en douce, dans le bureau, un paquet de leur cartouche. On enquête, on se méfie, on demande des comptes : on revit.

A Sainte-Anne, un garçon qui a perdu la mobilité de ses gestes et l'usage de la parole bénéficie d'un complot des patients. Les infirmières ont demandé de ne pas lui donner de cigarettes (il risquerait de mettre le feu). Alors, quand elles ont le dos tourné et que B., dans la salle fumeurs qui est probablement l'endroit le plus tabagique de Paris, supplie des yeux pour avoir une taffe, les patients masquent négligemment la baie vitrée par où l'on peut les surveiller, et aident B. à fumer, lui tenant sa cigarette, et chuchotant : «Doucement, doucement...», parce qu'il y puise comme à un ballon d'oxygène.

Pendant deux ans, j'ai acheté chaque semaine une cartouche de Peter Stuyvesant pour R. et une pour moi. Lorsqu'on partage la vie d'une famille africaine dans la brousse, on puise à la main dans le même plat. Lorsqu'on rend visite à des paysans du Cantal, on boit du vin rouge et on mange du saucisson à quatre heures de l'après-midi. Chez des Anglais, on boit des litres de thé. En psychiatrie, on fume avec les autres. J'apportais aussi à R. des fleurs, du chocolat, des livres ou du parfum. Mais le plus important restait la cartouche. S'ensuivait un échange qui la rendait fière : elle me faisait un chèque pour me rembourser. On ne fait jamais de chèque dans un hôpital psychiatrique.

Et ils les comptent, leurs cigarettes, ces patients. Non pour savoir s'ils ont trop fumé : pour évaluer ce qui leur reste d'espoir et de plaisir pour la journée. Chaque fois que R. puise dans son paquet, elle y jette un coup d'oeil avant de le refermer. Treize ? dix ? Ça ira jusqu'à ce soir. Et puis il y a F. à qui elle en a donné deux hier ; elle pourra donc lui en demander une si nécessaire.

A la Centrale de V., nous étions très intimidés de nous rencontrer, les détenus et moi. Assis autour d'une table pour discuter de littérature, tandis qu'un gardien faisait les cent pas dans le couloir derrière les portes grandes ouvertes, nous avions tous les mains qui tremblaient. Moi, à l'idée de les décevoir ; eux, parce qu'ils voyaient une femme. Lorsque j'ai sorti une cigarette, dix mains se sont tendues vers moi, dix briquets frémissants, et notre réunion littéraire a essentiellement consisté à nous tendre nos paquets. Ils me donnaient du feu comme il est d'usage que les hommes en donnent aux femmes, ce qui faisait d'eux des hommes galants. Sans cigarette nous aurions parlé littérature. Je pense que tendre son paquet à une femme, effleurer ses doigts en lui offrant du feu, regarder ses lèvres autour de la cigarette, donne beaucoup plus de plaisir à un homme que de l'entendre discutailler. En deux heures, à 13, nous avons grillé une centaine de cigarettes. Etant donné que le prix d'un paquet doit passer à 5 euros, cela équivaut pour chacun une dépense de 2,50 euros environ, pour deux heures. Un détenu qui travaille dans des ateliers au sein d'une prison gagne en moyenne 160 euros par mois.

Dans la banlieue d'Orléans, Béatrice qui court de CDD en CDD et gagne, depuis vingt ans, moins de 3000 francs par mois, avec au logis son fils délinquant, sa fille qui prend le chemin de sa mère, le petit copain de sa fille qui «est au RMI», et son petit-fils, un nourrisson (plus un pitbull pour se défendre), fume deux paquets par jour, et pendant longtemps ce furent des Gauloises sans filtre parce que c'était les moins chères. En vingt ans, elle n'a jamais quitté la banlieue d'Orléans que pour aller à Orléans. Elle court depuis vingt ans les diverses générations d'assistantes sociales et d'éducateurs de quartier, sa sortie hebdomadaire est pour l'hypermarché, à la maison, la télé marche du matin au soir. Elle a besoin de ses clopes pour respirer.

Alors, qu'on augmente le prix des cigarettes pour les nantis, pourquoi pas, on s'en fiche. Mais pour R. qui est à Maison Blanche, pour les détenus de la Centrale de V., pour Béatrice, dont la vie n'est pas qu'objet de «reportages société», mais par trop réelle et quotidienne, qu'on cesse cette entreprise. Qu'on leur donne du feu .

Anne Serre


Écrivain

Dernier ouvrage paru :"Le cheval blanc d'Uffington"

Mercure de France 2002

 

Paru à la page "Rebonds" du journal

Libération . Publié avec l'aimable autorisation de l'auteur.