Canicule

Canicule (1)

Par la fenêtre de la chambre grande ouverte, je perçois soudain le doux crépitement des gouttes de pluie tombant dans le jardin. Une discrète odeur d'herbe mouillée me parvient, un souffle d'air frais me caresse. Il est 4 heures du matin, je ne veux pas me rendormir, je goûte l'instant.

J'ai dormi jusqu'à 9 heures. C'est mon premier jour de vacances. Je prends conscience de ma fatigue. Je suis une terre aride, ravinée. J'ai besoin d'eau, j'ai besoin de me réparer.

La semaine a été harassante. Des malades qui souffrent, se plaignent de la chaleur. Les gens n'ont plus de patience, s'énervent, l'atmosphère est tendue, électrique. Certains « pétent les plombs ». Beaucoup de médecins en congés. Pour ceux qui restent, un surcroît de travail, dans la fournaise.

J'écoute les nouvelles à la radio. Beaucoup de morts pendant ces deux semaines de canicule. Indignation générale. Comment est-ce possible ? Mais que fait donc le gouvernement ? Encore un peu dans mes rêves de la nuit écoulée, je suis abasourdi.

Après une douche vivifiante, je sors acheter le journal. Les rues sont désertes, la ville a été abandonnée par ses habitants. Ils sont partis se rassembler sur leurs lieux de vacances, en longues processions, sur les routes inondées de soleil. « Canicule : 3000 morts, incroyable bilan de l'hécatombe », titre la Dépêche du Midi.

Je suis mal à l'aise. L'indignation est d'autant plus grande qu'on est irresponsable, incompétent. Lorsqu'on a la charge de soigner, lorsque l'on connaît les difficultés de la tâche, on tient des propos plus nuancés.

Indignation partagée par des médecins réanimateurs qui accusent le gouvernement.

Il y a eu sûrement des carences devant une situation inhabituelle. Mais réalise t'on vraiment ce qu'a été cette période de canicule ? Pour tous les individus en bonne santé, cela a été très éprouvant. Alors pour les personnes âgées, pour tous ceux que l'on prolonge grâce à des traitements sophistiqués, mais dont l'équilibre est précaire, dont parfois la vie ne tient qu'à un fil ? Est-ce que quelqu'un a essayé de se mettre dans la peau de ces vieillards solitaires, n'ayant pour seule compagnie que la chaleur – au propre et au figuré – de leur poste de télévision ?

Encore une fois, on réduit les malades à des machines. Il suffirait de les ventiler, de les hydrater, de les rafraîchir. Bien sûr, tout cela il faut le faire. Mais il y a aussi ceux qui n'ont plus envie, qui sont au bout du rouleau, pour qui ce coup de chaleur est le coup de grâce.

Lorsque j'étais jeune médecin, en remplacement dans les monts de Lacaune, je voyais certaines personnes âgées dont la santé progressivement se dégradait. On essayait de les remonter à grands renforts de traitements, de soins infirmiers. Rien n'y faisait. On sentait que le Papé ou la Mamée n'avait plus envie. Un jour, il (elle) vous serrait la main un peu plus fort, son regard vous disait merci. Je savais que c'était la dernière fois que je le (la) voyais en vie. La sérénité de ces mourants m'avait impressionné et apaisé en moi un certain nombre d'angoisses vis à vis de la mort.

Aujourd'hui, notre monde ne veut pas entendre que cette canicule soit pour certaines personnes âgées une épreuve que leurs faibles forces physiques et psychiques ne peuvent affronter. Notre époque qui sanctifie la jeunesse, la performance, la vitesse, est complètement à côté des réalités de la vieillesse et de la mort.

C'est aussi, pour notre médecine à la pointe de la technologie, un affront insupportable à sa toute puissance. Alors plutôt que d'avouer ses limites, on va chercher des responsables et on a vite fait de les trouver au gouvernement.

Je voulais faire part de mon indignation devant l'indignation générale. Je me demandais où et comment. Et puis, je me suis souvenu que je n'avais jamais rien écrit depuis que j'étais inscrit sur cette liste de diffusion.

Ce matin la rage m'étouffait. J'avais trop envie. De le dire.

(1) (Ce texte a été publié initialement dans la liste "Dire")