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Trois films évènements pour la psychiatrie publique : le geste de Nicolas Philibert
Trois films évènements pour la psychiatrie publique : le geste de Nicolas Philibert
Averroès et Rosa Parks : deux unités de l’hôpital Esquirol, qui relèvent - comme l’Adamant - du Pôle psychiatrique Paris-Centre. Des entretiens individuels aux réunions « soignants-soignés », le cinéaste s’attache à montrer une certaine psychiatrie, qui s’efforce encore d’accueillir et de réhabiliter la parole des patients. Peu à peu, chacun d’eux entrouvre la porte de son univers. Dans un système de santé de plus en plus exsangue, comment réinscrire des êtres esseulés dans un monde partagé ?
Trois films évènements pour la psychiatrie publique : le geste de Nicolas Philibert
Après le magnifique et surprenant Sur l'Adamant ( mars 2023), Ours d'or à Berlin – excusez du peu - , après le bouleversant Avéroès et Rosa Parks (mars 2024) et puis enfin le délicat La machine à écrire et autres petits tracas (avril 2024), on peut parler je crois d'un événement : le cinéma documentaire de Nicolas Philibert, et par là le cinéma en général, se sont emparés du sujet de la maladie psychique et de la psychiatrie publique d'une façon absolument nouvelle et avec une justesse qu'on n'imaginait guère possible.
Les trois films parcourent les unités de soins d'un secteur psychiatrique comme il en existe dans toute la France. Ils ont certes été réalisés au sein d'un secteur parisien, sans doute mieux équipé que d'autres, mais le maillage Hôpital de Jour (l'Adamant), Unité d'Hospitalisation temps plein (Avéroès) et Consultation Médico-Psychologique organisant des visites à domicile (La machine à écrire) est une grammaire que l'on retrouve dans de très nombreux secteurs. C'est pourquoi l'on aurait pu s'attendre à une ènième lamentation sur les conditions parfois indignes dans lesquelles les personnes sont aujourd’hui soignées et les personnels abandonnés dans leurs missions. On aurait pu s'attendre aussi à une xième dénonciation du tout-médicament ou du tout-éducatif ou encore du retard coupable de la psychiatrie française dans l'utilisation des outils diagnostics et dans la mise en œuvre des thérapies de remédiation validées par la psychiatrie universitaire internationale. ..Rien de tout cela dans ces films, même si l'on peut aisément repérer, ici et là, quelques éléments qui pourraient nourrir ces déplorations.
Le travail de Nicolas Philibert est assurément d'une autre portée : c'est une psychiatrie publique modeste et engagée que filme le cinéaste. En se laissant approcher, en nous laissant approcher et être touchés par l'étrangeté de la maladie psychique, par les souffrances qu'elle induit et par son caractère inaccessible tout autant que par les moments où elle nous apparaît à l'inverse toute proche de nous, presque familière et guérissable, ces trois films disent d'abord la grande sensibilité des personnes malades, celle de leurs soignants...et la nôtre !
Dans les interviews qu’il a données à propos de ses films, Nicolas Philibert parle de la « porosité » au monde qui les entoure des personnes malades qu'il a rencontrés dans ces lieux de la psychiatrie. A ma connaissance, cette dimension propre à la maladie psychique n'a jamais été rendue publique. Que cela ait été possible avec un média aussi puissant que le cinéma est un véritable événement qui pourrait bien changer nos façons de considérer les malades « psy », et cela rend compte sans doute combien notre regard sur la maladie psychique a commencé à changer. L'extrême lucidité de ceux qui parlent et souffrent de leur maladie parce qu'elle les tient éloignés de ce qui nous lie entre nous, de ce qui fait société, est palpable . Avec ces films, nous sommes troublés sans être angoissés et dans la salle de cinéma, les rires et les émotions partagés des spectateurs ne sont pas gênés ni gênants, ils sont francs et naturels. La psychiatrie publique est à l'honneur d'accueillir comme elle peut, avec ses insuffisances, ces existences un peu « frappadingues ».
Pour commenter cette trilogie qui ne sera pas sans conséquences, le plus simple est sans doute de s'attacher à son second volet « Avéroès et Rosa Parks », le plus long, et à mon sens, le plus renversant et le plus abouti des trois.
Il s'agit d'un film lent et tranquille, fait de longues séquences captées depuis des caméras fixes et enregistrées dans les salles et les bureaux d’un hôpital psychiatrique…On y voit les visages des malades psychiques hospitalisés, et ceux des psychiatres et des soignants qui les interrogent et les écoutent, très souvent en plans rapprochés, en gros plan. On y entend quelques néologismes, des coq-à-l'âne et des traits d'esprits mais aussi des histoires de vie fracassées bien sûr, des pleurs plus ou moins sourds, des voix éraillées, des regards absents et des chuchotements, on y repère des dents agacées. Nicolas Philibert, sa caméra et son micro de documentariste nous plongent sans filtre au cœur d'entretiens qui se tiennent au sein de l'hôpital Esquirol (anciennement Charenton). Mais il ne fait pas que cela, nous faire entendre et voir la souffrance psychique de ceux qui y sont internés, il s'attache avec autant d'attention aux visages et aux intonations des psychiatres et des soignants qui reçoivent les patients. Au sens propre, ils s'entretiennent, et peut-être se soutiennent, prennent soin les uns des autres et même du cinéaste dont la présence discrète semble vraiment acceptée si bien que nous ne sommes pas invités comme spectateurs éloignés mais participons presque physiquement aux consultations projetées sur l'écran. La caméra et le micro s'attardent sur les gestuelles, sur les mots prononcés, sur les différentes postures. L'ensemble est si bien filmé que nous « entrons », et c'est extrêmement rare, dans l'intimité d'entretiens duels dont il est du meilleur ton de considérer habituellement qu'ils sont absolument confidentiels et marqués au sceau du secret médical. Voilà qu’avec précaution et délicatesse, et après avoir obtenu bien entendu les accords profonds de toutes les personnes filmées, Nicolas Philibert, offre aux spectateurs des images de l’intimité de ces entretiens « psy ».
Il nous faut donc d'abord remercier les uns et les autres, les patients et les professionnels qui ont accepté d'être ainsi filmés et enregistrés : ils nous font sourire et même rire parfois avec leurs tentatives de communiquer qui échouent si souvent, avec ces efforts si honnêtes de rencontres qui ratent le plus souvent, tant le fossé est grand entre eux. Qu’à cela ne tienne, les dialogues existent et se prolongent, malgré les immenses souffrances invisibles, malgré les retraits et les fuites en avant un peu désespérées et désespérantes ...
Il n’y a aucune exposition de la souffrance psychique, aucune fascination dans ces entretiens que le spectateur a le temps de regarder et d’écouter. Il n’y a aucune volonté de glorifier l'engagement soignant non plus. Après « Sur l’Adamant », le premier volet du triptyque qui s'attachait surtout à la qualité bouleversante des œuvres de certains malades, avant « La machine à écrire » qui s'aventure avec prudence et pudeur à leur domicile et nous fait découvrir leur quotidien et l'aide matérielle qui leur est nécessaire pour survivre psychologiquement, Avéroès et Rosa Parks est une rencontre avec le réel de la maladie psychique telle qu'elle se dit à l'hôpital, lorsqu'elle culmine. On y assiste aux tentatives assez vaines des soignants et des patients de penser les troubles et les peurs auxquels les patients ont à faire, de les éloigner durant leur hospitalisation, d'envisager un retour en société hors de l'hôpital . Parfois les psychiatres ont l’air de vouloir relativiser les troubles, ou de chercher à en faire comprendre la nature au patient lui-même, à les appareiller de dispositifs soignants plus ou moins adaptés, à les interpréter même ... Et à chaque fois, le succès est modeste, un peu paradoxal : bien qu’ils n’acceptent pas vraiment les approches et les propositions soignantes, les patients entrent en relation avec leur interlocuteur et, pour un temps, partagent le même monde. Les spectateurs que nous sommes sont invités par le cinéaste, les malades er les soignants à ce partage.
Faire du commun . Les psychiatres et les soignants s'y essaient continûment, mais comment faire du commun ? On comprend vite en regardant le film que les heures de vie passées ensemble en sont la condition, tout comme le sont les heures passées à parler lors des entretiens auxquels on assiste. Et, pour le coup, c'est plutôt réussi ! La psychose, la maladie psychique ne peut plus être considérée comme un trouble déficitaire qui ne nous dirait rien de notre propre condition, de nos propres peurs et dissociations. Tout concoure, lorsqu'on suit les entretiens, à reconnaître nos propres peurs dans ce qu'il se confie des angoisses qui tenaillent les patients. Ce film-là, et c’est à mon sens assez inédit à ce niveau de qualité et de retentissement, construit du commun en même temps qu’il le révèle au lieu et au moment précis – celui de l’hospitalisation en psychiatrie - où il semble fuir le plus et s’échapper.
Le geste de Nicolas Philibert nous proposant ces entretiens sur grand écran, avec une qualité de son et d'image qui force l'admiration, doit être reconnu : j'ai pensé à celui, tout aussi politique, que l'on attribue à Philippe Pinel libérant les aliénés de leurs chaînes, et commençant à envisager d'en prendre soin.
Car ce document possède une force incontestable de libération de la psychiatrie publique des stéréotypes dans lesquels elle est souvent enfermée : on y comprend dès les premières images que les malades sont des personnes exigeantes que l'on peine à soigner et que la plus grande honnêteté est requise dans les réponses qui leur sont apportées. C'est peut-être la seule manière de pouvoir les rassurer des peurs qui les envahissent et que nous sommes tout à fait capables de reconnaître.
D'après un psychiatre entendu récemment lors d'une réunion de travail, le film de Nicolas Philibert serait un documentaire dans lequel « pour une fois, les psychiatres s'en tirent pas mal, et l'image que le film en donne est plutôt bonne… ». Mais c'est beaucoup plus loin qu'il faut aller pour en parler : ce film se tient en effet à une toute autre hauteur, celle qu'évoquait par exemple le Pr. Claude Barrois lorsqu'il évoquait « l'humilité respectueuse qui seule convient à l'approche des existences blessées ».
Avéroès et Rosa Parks est un très grand et très beau film qui élève la question de la vie et de la maladie psychiques comme celle de son approche au seul niveau qui convient, au cœur de nos préoccupations modernes.
Thierry de Rochegonde – 10 mai 2024 –
Thierry de Rochegonde
Psychologue en hôpital de jour de psychiatrie adulte
Psychanalyste
30 rue du Mal Galliéni (hôpital de jour)
10 bis rue Alexandre Dumas (cabinet)
78100 Saint-Germain en Laye
Tel 06 73 82 83 02
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