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Rohmer, un cinéaste lacanien
Rohmer, un cinéaste lacanien
En 1936, le Front Populaire et la Guerre d'Espagne agitent les esprits. Fiodor, un jeune général de l'armée tsariste réfugié à Paris avec son épouse grecque Arsinoé, participe au trouble ambiant. Pendant qu'elle sympathise avec des voisins communistes, il effectue des voyages secrets et aime à inquiéter son entourage. S'il ne cache pas qu'il est un espion, il ne dit pas pour qui il travaille. Mais le sait-il lui-même ?
Triple agent
Film français (2003). Espionnage, Thriller, Historique. Durée : 1h 55mn.
Date de sortie : 17 Mars 2004
Avec Serge Renko, Katerina Didaskalou, Emmanuel Salinger, Amanda Langlet, Cyrielle Claire Plus...
Réalisé par Eric Rohmer
Eric Rohmer n'a jamais cessé de nous montrer que si tout est langage, nous sommes menés par le désir, et que de l'un comme de l'autre nous savons bien peu, ignorant où ils nous mènent et de quoi ils sont faits. Son dernier film, Triple Agent, est la démonstration brillante de cette vérité toute lacanienne.
On parle beaucoup chez Eric Rohmer, et les corps en même temps sont beaux, sensuels, les bouches, les lèvres, les dents, sont évidemment désirables et non seulement parce qu'ils profèrent des paroles séductrices, mais également ou même tout à fait séparément, à côté, parce que ces lèvres sont rouges, brillantes, enduites, fines ou pulpeuses, parce que ces dents sont petites comme celles de Fiodor, luisantes sous la moustache. Et ce n'est pas par hasard que la caméra s'arrête sur des hanches, des fesses sur lesquelles on plaque une robe avant de s'asseoir, sur un corps élégant comme celui de Pascal Grégory dans tel film, de Serge Renko ici, d'une Arielle Dombasle serpentine ou d'une pulpeuse Katerina Didaskalou. Les acteurs rohmeriens sont beaux, élégants, séduisants, filmés dans leur grâce, dans la lumière, les mouvements dansants de leur déhanché ou de leur démarche, ils révèlent tout ce que, dans la vie quotidienne, les corps habillés, et ici souvent en déshabillé, quelquefois dans d'impudiques et innocents maillots de bain, comme dans Pauline à la plage, peuvent révéler, sans trop se montrer, de séduction. Ils laissent passer le désir. Et les gens qui parlent, dans ces corps, n'ont pas l'air très au courant. Ils parlent de politique, de littérature, de morale, d'amour, d'art, de désir —pourquoi pas ?— en ayant l'air d'ignorer totalement que leur corps est là, pris dans l'insu des désirs, celui de qui parle et celui de qui écoute, en ayant l'air de prendre très au sérieux les propos tenus, sans soupçonner apparemment que les enjeux de la parole sont peut-être précisément dans les corps en présence. Les personnages rohmeriens passent à côté de leur désir, ils l'ignorent, comme nous tous, ils ne savent pas qu'ils sont des sujets de l'inconscient. L'agent peut bien être double ou triple, il est de toute façon agi par ce désir dont il ignore tout, comme sa femme, Arsinoé qui, spectatrice, et médiatrice du spectateur, ignorera jusqu'au bout la vérité.
Les scènes se succèdent donc où l'on voit un personnage qui parle, de ce qu'il sait, et prétend savoir, car « il est bien informé », il est parfaitement « renseigné », ou bien ne dit pas ce qu'il sait, feint d'en savoir moins qu'il n'en dit ou plus qu'il n'en révèle, pour qu'on croie qu'il ne sait effectivement pas tout, ou à l'inverse qu'on pense qu'il en sait beaucoup plus qu'il n'en dit. La scène magistrale entre Fiodor et son ami l'industriel est un tour de passe-passe brillant. Bien malin qui a compris ! Le spectateur est certainement dupe, mais les personnages le sont sans doute tout autant qui se sont laissés « mener en bateau » par ces deux agents qui feignent l'un et l'autre de tout savoir ou de ne rien savoir. Dans tous les cas, comme le dira littéralement Fiodor à sa femme, Arsinoé, il s'agit de dire la vérité de telle manière que l'autre ne sache pas si c'est la vérité ou un mensonge. C'est l'application parfaite de la fameuse plaisanterie juive rapportée par Freud dans Le mot d'esprit dans ses rapports avec l'inconscient : « Pourquoi me mens-tu en me disant que tu vas à Cracovie pour que je croie que tu vas à Lemberg, alors qu'en réalité c'est à Cracovie que tu vas ? ». Lacan, on le sait reprend cette histoire dans les Écrits I, Séminaire sur la lettre volée, faisant de cette situation de langage la clé de la relation intersubjective, définissant le langage humain, loin de toute théorie de la communication, dans la duperie qui fait que l'on peut dire la vérité pour mentir. De cette perversité du langage, le film de Rohmer est la mise en scène permanente. Le spectateur, comme Arsinoé, est bien incapable de savoir ce qui lui est dit et d'en découvrir la vérité.
Les images d'archive sont une sorte de contre-point, de vérité crue, enregistrée, des faits, de la vérité historique que l'on peut toucher du doigt ou des yeux : gouvernements, grèves, guerres, bombardements, exode, uniformes. Mais comment ces réalités ont-elles transité par des hommes et leur parole et surtout pourquoi, par quelle stratégie, cela reste parfaitement opaque, vérité inaccessible. Car l'histoire racontée par Freud a deux significations. D'une part, on y apprend que dire la vérité peut être un mensonge et qu'à partir de là, les repères de vérité dans le langage sont minces. D'autre part, elle pose la question du pourquoi. Pourquoi me mens-tu ? Quel est l'enjeu de cette mise en scène ? Cette question est sans réponse. Et c'est peut-être la question du pouvoir. C'est du moins ce qu'on peut comprendre de sa reprise par Lacan, dans le Séminaire sur La Lettre volée, qui met cette histoire sur le même plan de signification que le manège de la lettre volée dont le ministre C tire son pouvoir. Fiodor tire visiblement de sa position de supposé savoir, supposé détenir la lettre, c'est-à-dire un secret dangereux, un « secret d'État », un pouvoir sur tous ceux qu'il rencontre, et qui, comme dans La Lettre volée, se joue au regard d'une femme.
Fiodor sait-il pourquoi il ment à Arsinoé, pourquoi il lui dit la vérité, pourquoi il sert deux ou trois maîtres ? Cela a-t-il un rapport avec le corps séduisant d'Arsinoé ? Cela a-t-il un rapport avec son propre désir de séduction ? Lorsqu'ils parlent, et on ne les voit guère faire que cela, comme dans la plupart des films de Rohmer, quel est l'enjeu ? Ils ont souvent l'air d'avoir eu d'autres relations avant ou de devoir en avoir après, leur corps semble souvent pris dans la mémoire d'un désir et d'une jouissance que leurs propos ne disent nullement mais qui restent comme un parfum, comme l'erre d'un bateau derrière leur dos, leurs mains, leur bouche. Ou bien les paroles viennent-elles à la place de ces gestes ? Elles en sont le contre-point, à la fois dans le su et dans l'insu, dans l'accompli et le non-accompli du désir. Chez Rohmer, les personnages ne sont pas frustrés, ce serait trop simple, ils ne parlent pas au lieu de faire l'amour, du moins cette esquive n'est pas suffisante à expliquer leur comportement, même si elle peut s'entrevoir parfois. Ils sont plus souvent ignorants de leur désir, ou bien c'est la parole même qui crée le désir ou encore c'est le jeu dialogique qui est jouissance. Le titre, Ma nuit chez Maud, par exemple, est à prendre au pied de la lettre, comme annonçant un film érotique, car c'est bien d'une nuit d'amour qu'il s'agit, même si les personnages n'ont fait que parler. Car parler est réellement érotique et il n'est pas certain que les personnages auraient partagé de plus grandes jouissances s'ils avaient connu le mariage, la famille, les vacances à la plage représentées à la fin du film, dans une rencontre inopinée entre les personnages mariés chacun de son côté. La relation n'a pas forcément d'autre vérité et la réalisation du désir, dans les corps et par les corps, ne serait pas la réponse à ce qui est en suspens. Fiodor dit, justement, dans le film : là question n'est pas là mais on ne sait pas quel est le lieu de la question.
Arsinoé écoute mais n'entend pas. Scène répétée, significative. Arsinoé écoute autre chose que ce qui est dit, les paroles se perdent et le spectateur, comme elle, ne saisit pas bien de quoi il est question, se perd dans le dédale. Les paroles semblent avoir un arrière-plan, un sens inaperçu. Quelque chose se cache au cœur de ce labyrinthe. Si le spectateur, si Arsinoé, ne savent pas où veut en venir, où va Fiodor, il n'est pas certain que lui-même le sache, même s'il est supposé savoir. Cependant, on sent que des émotions, un désir entre cet homme et cette femme sont au cœur des dialogues et que l'homme séduit par sa parole, par ses méandres, sa position, tandis que la femme qui ne connaît rien de lui que ces paroles ou ce silence, ne l'en n'aime pas moins, bien au contraire, prête à être séduite à défaut d'être convaincue. Elle écoute autre chose, ou écoute dans un autre lieu de la parole, qui n'est pas le champ de la raison et des significations, mais le champ du signifiant et du désir inconscient. Il lui suffit sans doute qu'il fasse l'effort de lui faire croire qu'il lui dit la vérité, l'effort de lui faire croire qu'il lui parle en effet, pour de vrai, quand il ne s'agit, sans doute que de faux-semblants… Mais qu'en savons-nous ? Cet effort est peut-être le signe (le signifiant ?) de son désir.
Il sera le bouc émissaire de cette supposition qui « constitue un Autre en absolu ». Lacan commentant le dialogue de Dupin avec le Préfet écrit : « Quoi de plus convaincant d'autre part que le geste de retourner les cartes sur la table ? Il l'est au point qu'il nous persuade un moment que le prestidigateur a effectivement démontré, comme il l'a annoncé, le procédé de son tour, alors qu'il l'a seulement renouvelé sous une forme plus pure : et ce moment nous fait mesurer la suprématie du signifiant dans le sujet. » (Écrits I, Points, p. 29). C'est exactement ce que fait Fiodor devant Arsinoé et le spectateur médusés, ne sachant plus du tout que croire ni s'il est nécessaire ou possible d'en savoir davantage : à quoi bon demander encore une fois le même tour quand on a compris qu'on n'y verra que du feu. Là est le pouvoir de Fiodor, mais en même temps, Rohmer indique bien que lui-même ignore sans doute les enjeux de son jeu. Et s'il croit savoir que des personnes, « on », c'est-à-dire quelqu'un de très haut placé, peut-être le plus haut placé, veut faire ceci ou faire croire cela, il ne sait pas pourquoi, ni dans quel but, il ignore les enjeux de la mise en scène politique dont il est finalement le jouet et la victime, après l'avoir servie. Mais « on » sait-il davantage pourquoi il s'éloigne de Franco, à tel moment, envoie des brigades en Espagne défendre la République, pour finalement signer l'aberrant pacte germano-soviétique ? La belle dialectique des intellectuels marxistes, représentés par un professeur d'histoire et sa femme, professeur de lettres, pleins de bonne volonté et de sincérité apparente, n'a pas suffi à expliquer cette péripétie historique. Les décisions politiques commentées dans le film sont de la même eau, car les hommes du pouvoir jouent le même jeu, faisant semblant de savoir ce qu'ils ignorent ou ignorant ce qu'ils feignent de savoir, disant la vérité quand ils mentent, se taisant parce qu'ils ne savent vraiment rien parfois, tout en ayant l'air de taire un secret. Ces supposés savoir mènent un jeu qui les mène tout autant que Fiodor et ses amis. Les réalités historiques ne sont pas plus aisées à expliquer rationnellement que les manœuvres d'un triple agent qui ne sait sans doute plus quel maître il sert ni lequel le tuera.
Ce film n'est pas sans rappeler L'arbre, Le maire et la médiathèque, autre film politique de Rohmer, dans lequel les paroles allaient bon train, comme toujours, dans l'ignorance des désirs que manifestaient continuellement les corps rayonnants de Pascal Grégory, Arielle Dombasle et Fabrice Luchini. Les discours politiques, les plus sincères tirades, coups de gueule, déclarations, étaient, de toute évidence, à côté de la vérité des désirs. Chacun était en porte-à-faux, ainsi que le pointait Arielle Dombasle, ironisant quelque peu sur les positions fausses de son amant le maire. Celui-ci ne feignait-il pas de retourner à ses racines terriennes, ignorant son essence de grand bourgeois urbain ? Soudain amoureux de la campagne et sensément proche des paysans, n'était-il pas, en fait, un parisien en résidence secondaire ? L'intéressé, sincérement, ne semblait nullement conscient de sa propre duplicité, de son porte-à-faux. Non plus que l'instituteur ne semblait prêt à admettre qu'il défendait la campagne en esthète et ne parlait au nom des paysans, ou des arbres, que parce que cela rencontrait ses intérêts. Dans plusieurs scènes, il devenait manifeste que les enjeux étaient de séduction, non de raison politique, des enjeux de pouvoir, certes, mais au sens le plus archaïque, de mâles se défiant pour éblouir les femelles, la rhétorique d'un beau plumage s'ébrouant au profit de ces dames. Elles mêmes pouvaient s'en mêler, lorsque la rivalité l'exigeait. Il n'est pas jusqu'à une petite fille qui ne fût un enjeu de séduction entre hommes adultes, rivalisant pour obtenir son adhésion. La femme est l'enjeu de ce ballet qu'elle semble parfois deviner, perçant à jour le jeu du discours, avec ironie et tendresse, car elle sait en être la destinataire. La sincérité ici n'était pas en question. Chacun était visiblement mu par quelque chose qui le dépassait, du côté de l'énergie, de l'élan viril chez Luchini, de la séduction raffinée chez Pascal Grégory. Ils dépensaient de vains efforts pour se justifier, tâcher de légitimer le projet grandiose d'une médiathéque en pleine campagne, ou un refus d'esthète, voire d'écologiste, mais tout aussi prêts à défendre le projet surréaliste d'un espace vert dans un village entouré de champs, s'il le fallait. Ce qui est admirable, chez Rohmer, c'est que tous les projets se défendent, peuvent paraître logiques, que ce soit celui d'être purement végétarien, dans Le Rayon Vert, ou de s'allier à des soviétiques pour sauver les Russes blancs, dans Triple agent. Nous sommes tous prêts à raisonner, à rationaliser à l'infini nos actes, nos engagements, dans l'ignorance la plus totale de ce qui nous agit en fin de compte. Dans L'Arbre, le maire et la médiathèque, personne finalement, n'avait le pouvoir. Après mille arguties, mille discussions, des démarches dans tous les sens, un cousin du maire, visiblement malveillant lui faisait un croq-en-jambes : un article tout à l'honneur de son rival, dans un influent magazine. Les rivalités familiales sont les plus irréductibles, les haines entre frères, cousins, proches parents, les plus féroces. Mais ce n'est sans doute pas encore totalement décisif. On apprendra que la vraie décision, s'il en fut une, a été prise par un obscur technocrate qui a découvert qu'une nappe phréatique interdisait qu'on construise la médiathèque à l'endroit prévu. La décision fut sans doute surdéterminée par les incidents plus affectifs que politiques qui ont animé la campagne, le hasard et l'usure ont fait le reste, c'est-à-dire beaucoup. Ce sont toujours les « nappes phréatiques » du discours et de la réalité humaine qui décident, bien au-delà des intentions conscientes et des projets politiques. Il semble que les « agents » fassent la roue pendant que les petits gravillons, les aléas à peine perceptibles, font marcher ou dérailler la machine politique et humaine. Finalement, le pouvoir n'a pas de lieu, ce n'est qu'une mise en scène qui fonctionne au crédit, au bluff, au supposé savoir. Les paons occupent la scène, font les beaux, avec mille paroles —on ne sait si ce sont pour les belles, qui n'en demandent pas tant— et pendant ce temps-là, l'histoire se fait, avec ou contre ces stratégies bien fines et vaines. Cela fait toujours passer le temps. Cela fait de l'homme et de la femme, de l'acteur et de la spectatrice. Il est certain que, comme l'a montré Lacan dans ce Séminaire sur La Lettre Volée, ce sont les positions symboliques qui sont essentielles, la distribution des cartes plus que les cartes elles-mêmes, puisque plus elles sont vides, plus elles donnent d'atouts. Le Triple Agent de Rohmer est le manipulateur parfait d'une « lettre volée », parfaitement vide, mais qui crée un manège permanent. Il n'est pas sûr que la perversion du jeu soit elle-même en cause, car plus que de restaurer l'autorité du Roi joué par la Reine, le ministre C, puis chacun de nous, a sans doute plutôt intérêt à monter sur le manège, pour faire un petit tour. Il n'y a rien d'autre à attendre. Et c'est ce petit jeu de dupes —qui ne se veulent jamais dupes— qui met des foules, régulièrement, sur les routes de l'exode, sous les bombardements, dans les ruines, sans que peut-être elles soient elles-mêmes innocentes de ce jeu-là. Car nous sommes tous des « triples agents », travaillant au moins pour un désir que nous ignorons, pour l'inconscient et pour le langage qui ne nous appartient pas, sans trop bien savoir pour quoi, mentant quand nous croyons dire la vérité que nous ignorons, et qui se dit malgré nous quand nous croyons la taire, sincères et dupes.
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