Silence

Silence de Martin Scorcese

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Martin Scorsese, Silence

Le nouveau film de Martin Scorsese, Silence, revisite des images bien connues, celles des films japonais de Mizoguchi, par exemple, celles des films de mission, et tout l’intérêt est de croiser des imaginaires pour repenser aussi bien les images et les représentations de la foi, que ce que le cinéma peut en montrer. Ce n’est pas une expérience différente de celle qu’un Tarentino proposait dans Django unchained, croisant les images du western et celles plus rares de l’esclavage, qui n’avaient jamais été rapprochées, et donnant à voir, soudain, une histoire totalement inédite, dans un espace ou un territoire qui ne s’y était pas encore prêté.

Nos imaginaires sont cloisonnés et cela fait du bien de repeupler tel ou tel arpent de notre réservoir à images, c’est-à-dire de notre pensée, de nos sensations et projections, de manière à les rendre plus complexes, hétérogènes, habités par des personnages dont nous n’avions jamais supposé la présence sur tel ou tel terrain. Imagine-t-on, par exemple, que ce bassin des Caraïbes qui abrite anses et vaisseaux, pirates, corsaires et Angéliques-marquises-des-Anges, est exactement le lieu de l’affrontement des puissances coloniales et de la traite des noirs aux XVIIème et XVIIIème siècles ?

Ainsi la rencontre du Japon (site pour nous de samouraïs, de contes à la lune vague, de geishas ou de modernes familles tentant de cohabiter entre des cloisons mobiles, et des missionnaires jésuites dont on a davantage, et à raison, connu les aventures et mésaventures en Amérique du Sud, à l’époque de la conquête du Nouveau Monde, produit un télescopage fertile. Cela réveille un peu l’attention et force à rouvrir certaines perspectives.

Le désir de croire

Dans le fond, nous sommes habitués à penser la colonisation et l’évangélisation comme les deux faces d’une même figure et ne voyons dans l’évangélisation (forcée) des populations indigènes, qu’une violence supplémentaire, une rupture imposée et tragique avec leur culture d’origine. Cette vision historique est légitime et politiquement justifiée par maints écrits et témoignages de la conquête (Las Casas, par exemple). Elle est cependant un peu courte, peut-être, dans la mesure où elle ne laisse guère de place à la complexité et surtout à l’action ou à la pensée, au désir de celui qui est conquis ou évangélisé, redoublant, dans l’analyse postcoloniale, la position d’objet qu’il a dû endosser dans le moment de la colonisation. C’est pourquoi ces mêmes études postcoloniales introduisent aujourd’hui des points de vue plus nuancés, cherchant à réhabiliter ce que les anglo-saxons appellent « agency », c’est-à-dire, l’action, l’arrangement, la part que des sujets peuvent, ont pu, assumer dans leur histoire, y compris dans la rencontre violente de la colonisation. Si Las Casas nous fait voir l’horreur de l’évangélisation à coups d’épées et de langues arrachées, de corps démembrés au nom de dieu, on peut cependant, à d’autres moments, loin de ces paroxysmes, imaginer que le sujet n’est pas seulement colonisé, aliéné, à la voix passive. Comment a-t-il pu, également, désirer, agir, se battre, résister ou même aimer et embrasser le projet qui lui était — violemment — imposé, mais sans doute, aussi, proposé de façon séduisante ? C’est ainsi qu’un Senghor a pu, très consciemment aimer la culture française, et c’est le traiter une deuxième fois en sujet colonial que de ne pas vouloir admettre son point de vue, au nom de nos propres décisions et de valeurs qui lui donnent tort deux fois, une fois en le colonisant et une deuxième fois en l’appelant aliéné lorsqu’il ne se décolonise pas selon nos critères.

Cette part du désir des sujets, c’est ce qu’Octave Mannoni, trop tôt, a pu analyser à Madagascar, dans les années 1950. On le lui a suffisamment reproché. Son étude psychanalytique et anthropologique est devenue objet de la vindicte des anticolonialistes qui n’y ont vu qu’une tentative de justification de la colonisation : Césaire, dans Discours sur le colonialisme prend Mannoni comme tête de Turc, au même titre que Caillois et des philosophes humanistes qui ont accompagné les colonialistes, ou qu’un Pierre Loti donnant une vision exaltée de scènes de massacres. Mannoni a été censuré pendant des années, on ne pouvait même plus trouver trace de son livre. La critique de Césaire avait entièrement recouvert son discours et rendu celui-ci inaudible. Il n’était tout simplement pas admissible et pensable que des sujets aient pu, par leur propre culture, leurs valeurs, leur histoire, trouver dans les formes et discours qui les avaient subjugués ou assujettis, le répondant d’un appel, d’un désir (une structure psychique ?) dont Mannoni analysait les manifestations. On ne pouvait rien penser en dehors de la violence et d’une aliénation forcée. Pourtant, Assia Djebar, dans L’Amour, la fantasia, dit aussi le désir, l’attrait qui, peut-être, ont précipité la défaite et fait de la rencontre (au moment de la prise d’Alger), un malentendu.

L’intérêt du film de Scorsese est que, dans le contexte de ce Japon qui s’est absolument fermé aux influences extérieures pendant des siècles, et n’a pas été colonisé, l’évangélisation, n’est pas seulement politique et que l’on peut regarder du côté des évangélisés, des convertis, dans un contexte où, leur désir est en jeu. Certes, le pouvoir japonais pressent dans l’évangélisation, les prémices d’une invasion ou d’une colonisation culturelle qu’il repousse violemment, n’économisant pas sur la cruauté et les persécutions, mais de leur côté, les Jésuites du film ne sont pas en mesure de réaliser cette percée et ne sont, dans leur fragilité, que les porte-parole de leur religion.

Il s’agit donc moins de conquête que de foi et de désir. On suit deux jeunes missionnaires jésuites réellement habités, hantés par la figure d’un des leurs, Ferreira, un missionnaire très actif qui fut leur maître et qui, selon la rumeur, aurait publiquement « apostasié ». Ils entreprennent de le retrouver, dans ce Japon lointain, hostile, qui persécute les chrétiens, un pays dont ils ne parlent pas la langue et dont ils ignorent tout. Ce sont des « combattants » du Christ, des jeunes gens pleins d’énergie et de certitudes. Ils sont accueillis par des paysans, des villageois terrorisés qui cachent leur foi chrétienne et protègent, au péril de leur vie, les Jésuites dont ils attendent beaucoup. Ces « Kirishitans »  ont conservé, d’un temps passé où les missionnaires étaient plus nombreux, plus puissants, quelques signes et images, quelques mots plus ou moins acculturés, des croix de paille ou des rites, mais ils espèrent retrouver des prêtres, qui les confessent et baptisent les enfants.

On se demande à quoi bon un tel film, on s’inquiète de la légitimité d’un remake de Mission et autres mises en scène exotiques et grandiloquentes. Mais la curiosité de Scorsese pour le phénomène religieux, qu’il interroge avec scrupule et intelligence, ne négligeant ni les implications politiques ni les implications sociales et intimes de la religion, de ses conversions, de ses combats, sacrifices et défaites, ne manque pas de résonner avec des événements qui ont montré l’actualité des passions missionnaires, dans toute leur complexité sociale et leur étrange séduction.

Les paysans japonais, issus des films de Mizoguchi, ont une soif de religion et de croyance qui n’est peut-être pas sans rapport avec la soif de l’autre et il n’est pas indifférent que les paysans soient avides de ce que leur promettent des « padres » dans une langue qu’ils ne comprennent pas. Le lien entre le religieux et l’altérité est perceptible. Le Jésuite n’est pas celui qui vient avec la colonisation (bien que le pouvoir ait sans doute raison de les associer) mais celui qui apporte un espoir quand tout, dans l’environnement immédiat (son propre pays, sa religion, son gouvernement, son administration) est pauvreté, manque, injustice, détresse. L’un des mérites du film, parce qu’il rend perceptible le point de vue de ces paysans japonais, est de déplacer la question de cette conversion ­ — dont on croyait tout savoir —, non plus comme conquête des missionnaires (ce qu’elle pourrait être également, si le contexte de leur mission n’était pas aussi difficile, s’ils n’étaient pas tellement démunis, seuls, misérables, eux-mêmes), mais comme attente de quelque chose qui, de l’ailleurs, de l’autre, viendrait accomplir un miracle, sauver, redonner espoir.

On se met à entrevoir pourquoi des populations entières se sont converties, de l’islam ou de l’animisme au christianisme, non seulement parce qu’elles étaient conquises, forcées, mais peut-être également parce que, dans leur grande misère, elles ont pu croire que l’autre et la religion de l’étranger, apporteraient le salut que ni leurs concitoyens, leurs partis, ou leurs propres dieux ne semblaient plus aptes à prodiguer. La religion est vécue comme un immense désir et la religion étrangère comme un appel doublement puissant vers l’ailleurs.

Les missionnaires ici n’accompagnent pas les conquérants et les destructions, ils apportent une foi nue et la violence est dans l’autre camp. C’est l’un des paradoxes du film : le bouddhisme que l’on associe plus volontiers à une sorte de religion qui n’en serait pas une, une religion sans dieu, comme une philosophie, s’avère religion d’État et comme telle capable de combattre violemment l’ennemi, de manifester la pire cruauté pour défendre son espace et ses dogmes, son institution. Toute religion, à partir du moment où elle est associée à un territoire, à un État, à une identité, ne devient-elle pas intolérante et offensive ? La religion catholique, dont nous avons des images de religion institutionnelle, liée à des puissances politiques et à une identité culturelle dominatrice, devient, en l’occurrence, la religion des plus faibles, des minoritaires, une religion sans institution, beaucoup plus intime, dont la force est sociale et individuelle, sans être identitaire. Cela rappelle, bien sûr les débuts, quand les chrétiens des catacombes priaient clandestinement au péril de leur vie, en opposition au pouvoir romain. Sans doute les Africains ou les Asiatiques qui se sont convertis, au moment de la colonisation avaient-ils également des comptes à régler avec leur communauté et ses institutions, ses croyances, de même que ceux qui, aujourd’hui, issus d’une collectivité où la culture catholique est liée aux classes dominantes, se convertissent à l’islam.

Les paysans japonais, dans des grottes, des chapelles improvisées qui ressemblent à des catacombes, transis, misérables, se jettent sur le moindre signe, répètent des paroles (en latin), incompréhensibles. Et la tour de Babel du film devient presque juste : les missionnaires portugais parlent en anglais (mais n’est-ce pas la langue impérialiste par excellence ?) et dans ce Japon ou les Japonais parlent leur propre langue (tout de même), la religion chrétienne est véhiculée en latin. Là encore, on touche un point très significatif : le rapport de la foi à l’étrange et à l’étrangeté des langues. Pourquoi était-on si attaché à la messe en latin ? Comment des Africains ont-ils pu apprendre par cœur le Coran en arabe, une langue qu’ils ne comprenaient pas, et pratiquer un islam très zélé, reposant sur un texte qui leur était totalement opaque (ce que l’on découvre avec stupéfaction quand on lit Cheikh Hamidou Kane — L’Aventure ambiguë — ou Amadou Hampâté Bâ — Amkoullel, l’enfant peul)? Mais justement, cela fait partie du mystère qu’on attend de la religion et le fait de ne pas comprendre n’est pas un obstacle. Les cérémonies vaudou, en Haïti, sont célébrées en « langage », c’est-à-dire des formules issues de langues africaines que les créoles ne comprennent plus, bribes devenues par conséquent magiques, mystérieuses, mystiques.

Scorsese met en scène la transe mystique de ces paysans, leur ferveur, leur désir immense de ce quelque chose de mystérieux qu’on leur apporte et que les missionnaires, même s’ils ne l’ont pas, ne peuvent leur refuser. On sent, dans toute cette première partie du film, la puissance de ce désir, son extase, dont le danger de mort, de persécution, fait partie : ces pauvres gens attendent tout dans leur dénuement, leur fragilité. Et la religion, la foi, dans ce contexte, ce n’est pas rien. Il ne s’agit ni de superstition, ni de fascination pour des formes d’apparat ou d’endoctrinement, il s’agit de vivre, de croire à quelque chose qui donne sens et perspective à une profonde misère. La scène de baptême où un jeune couple attend le « paraiso » sans que les missionnaires soient bien sûrs qu’ils aient compris de quoi il s’agit, est très touchante.

Dans tous les échanges, approximatifs, avec les populations locales, les Jésuites comprennent que les gens ne comprennent pas, interprètent à leur façon, déforment, attachent une valeur ou un sens à des objets qui n’en ont pas, une perle de chapelet, un bout de bois. Le malentendu est partout. On n’est jamais sûr qu’on parle de la même chose : « deus », « paraiso », « kirishitan », petites croix, figures, qu’est-ce que tout cela représente ? Cela ne représente pas vraiment, c’est plutôt la manifestation matérielle d’une possibilité, d’une quête, d’un espoir, ce sont des choses cachées, données de main en main, très concrètement, pour lesquelles les paysans sont prêts à mourir et qui leur donnent à vivre. Les missionnaires, non par lâcheté ou par « jésuitisme », mais par humanité, sentent qu’ils ne peuvent refuser à ces gens de croire, même s’ils ne savent pas vraiment ce qu’ils croient.

Dès ce premier temps du film, la question est posée de ce qu’est une telle foi, son rapport à une religion, une institution chrétienne qui a une forme, un nom, des dogmes, des Pères, mais qui est beaucoup moins et beaucoup plus. Les Jésuites, dans leur relation très charnelle, matérielle, humaine, aux paysans qu’ils rencontrent, ne sont pas chiches de leurs amulettes et de leurs bénédictions. Ils acceptent que l’élan, le mouvement de la foi soient ce qui compte et non les dogmes ou le sens des rituels. Les formes sont moins importantes que ce mouvement et l’on se dirige, par conséquent, dès ce moment, vers un paradoxe : une foi qui n’a pas grand-chose à voir avec la religion, même s’il s’agit de se convertir à une religion différente, contre la religion officielle. Cette contestation et ce désir ont valeur en eux-mêmes, comme quête et comme révolte. Ainsi, Kant analysant la révolution française (autre moment de foi intense) estimait que l’essentiel n’était pas dans des contenus mais dans le mouvement lui-même ; et c’est ce mouvement qu’il appelait « l’esprit des lumières » (Cf. Michel Foucault, Dits et écrits, IV, 1984).

Sans doute certains rites et certaines paroles ont-ils toutefois rendu le christianisme attirant, même si tout n’a pas été compris. Dans les rites auxquels les nouveaux convertis sont attachés, il semble que la confession tienne une grande place. Le personnage plutôt comique du guide, qui sans cesse trahit, abjure et revient sans cesse pour se confesser, a bien compris l’intérêt de l’absolution, ce solde de tout compte qui le soulage et chaque fois le remet à neuf. Décidément, la religion chrétienne a de solides atouts dans son jeu. On comprend comment certaines formes viennent donner réponse à des questions très ancrées, très lancinantes et qu’une conversion, qui permet d’être absous à volonté, présente de réels attraits.

Le danger, la possibilité de mourir, les persécutions font partie des séductions d’un mouvement qui ne peut être qu’une « passion » dont le Christ a donné l’exemple, et les croix dressées, les supplices variés, rappellent la grandeur du sacrifice qui justifie et transcende les souffrances, quand la vie quotidienne ne donne pas sens à tout ce qu’il faut endurer pour survivre. Le désir d’ailleurs est aussi, éventuellement, un désir de mort, avec ou sans paradis à la clé. Le spectacle grandiose et atroce des supplices n’est pas nécessairement ce qui retient mais, à l’inverse, fascine. On le voit aujourd’hui également, la violence, les formes les plus crues de la mise à mort, sont loin de décourager les postulants au sublime.

Le paradoxe d’une abjuration chrétienne

La deuxième partie du film est plutôt tournée vers les missionnaires eux-mêmes et leur recherche, autour de Ferreira et de la question de l’abjuration. La situation que le scénario présente est toujours celle où le missionnaire est sommé d’abjurer, qu’il s’agisse de Ferreira ou des deux jeunes hommes qui le recherchent. Mais loin de torturer les Jésuites afin qu’ils abjurent (ils sont trop désireux du martyr pour que cela soit efficace), l’ « inquisiteur » japonais, qui est très fin, torture devant eux des paysans convertis, de ces gens simples et misérables dont on a découvert la vie et les comportements, les croyances, dans la première partie du film. Il est évident que le spectacle de ces paysans torturés devient par contrecoup, une torture subtile infligée aux missionnaires. Mais, si cette torture avait quelque chance d’être acceptée comme martyr, elle devient insupportable dès qu’on pose la question de la responsabilité. La foi et la cause du Christ justifient-elles, non pas qu’on souffre (cela ne fait aucun doute pour le missionnaire zélé) mais qu’on engage les autres à souffrir ? Dès lors, chaque personnage propose une réponse différente.

Le seul Jésuite qui réussit à éviter cette situation cruelle est le Père joué par Adam Driver, qui se jette à l’eau et se noie en voulant sauver des convertis persécutés. Il partage ainsi leur souffrance et échappe au dilemme par ce martyr ou cette sorte de suicide. Mais si l’on n’a pas la chance de mourir soi-même, à l’instar de Ferreira et du second jeune Jésuite (joué par Andrew Garfield), témoins des atrocités inventées par le grand Inquisiteur, que faire ? Le dilemme est parfaitement tragique : faut-il accepter la souffrance des paysans comme martyr dont le dieu que l’on vénère est digne ? Ce dieu d’amour (le Japonais l’a bien compris qui a inventé en véritable théologien, ce supplice), est-il d’accord pour qu’on laisse torturer et souffrir ces pauvres paysans déjà si malheureux, « pour sa gloire » ?

La question se posait-elle en ces termes au début du christianisme, lorsque les martyrs mouraient dans les arènes ? Il fallait bien que des prêtres, des disciples, incitent les autres à se convertir et à braver les lois, sachant que la mort, les supplices les attendaient. Il y a donc un moment où les religions sont plus fortes que l’humanisme, un temps où la question ne se pose pas, de la responsabilité des apôtres et où le sacrifice, dans toutes ses dimensions, est désiré. Mais le film de Scorsese se situe à un point de bascule.

L’image est elle-même résolument humaniste, au plus près des visages, des corps, de la vie humaine ; elle est même matérialiste, accordant une grande présence à la glaise, aux éléments, aux choses matérielles qui sont censées devenir symboles, à la nature, eau, montagne, mer, matériaux très sensibles des cases et paillotes, crasse et tissus en lambeaux. Les deux Jésuites sont bien incarnés, physiquement présents et passionnés, comme le sont les jeunes gens. On les voit demi-nus, avec de grands bras, des corps longs, maigres comme celui d’Adam Driver, avec ses grandes oreilles, on les voit boire, manger ; les cadres sont serrés sur les relations de corps à corps dans la communauté toute tassée des convertis. Rien d’abstrait, rien d’intellectuel, des gestes et des regards à échanger.

Ferreira, sans doute, est lui-même un humaniste qui abjure clairement pour sauver les paysans et au-delà, choisit de découvrir l’autre, de ne plus tenter de convertir, afin d’être lui-même converti, ouvert à l’altérité, à la richesse de la pensée et de la culture japonaise. Il choisit l’humain, même si une ambiguïté demeure puisqu’on peut supposer, à son attitude, qu’il est, secrètement demeuré chrétien. Mais cette foi, si elle persiste, ne prévaut pas sur son désir de vivre avec l’autre, de le connaître ; elle s’accorde avec ce goût ou cette morale de l’altérité.

Le troisième missionnaire, quant à lui, présente un cas de figure plus nettement paradoxal. De toute évidence, il n’a apostasié qu’officiellement, afin de sauver les victimes des persécutions. Ainsi, ce croyant fervent fait, en apostasiant, le sacrifice de sa religion, un sacrifice paradoxal qui fait de l’apostasie la meilleure façon de rester chrétien : un dieu d’amour, un dieu chrétien ne pourrait pas vouloir le sacrifice de tous ces pauvres paysans japonais, il ne pourrait pas vouloir que ses missionnaires prennent une telle responsabilité en son nom.

Scorsese (à partir du roman qu’il adapte) propose donc une fable assez complexe, dans laquelle les missionnaires abjurent mais sont peut-être, en cela fidèles à leur religion, non dans sa lettre, mais dans son esprit. Il s’agirait, en quelque sorte, d’être chrétien au-delà du christianisme, chrétien dans l’amour de l’homme et d’un dieu qui ne pourrait pas vouloir la torture et le supplice, le sacrifice en son nom (pourtant, il a bien voulu le sacrifice de son fils, puis de maints martyrs au fil de l’histoire. Mais tout à coup, dans la situation proposée, cela n’est plus possible). Se sacrifier est possible, mais non sacrifier les autres, assister à leur martyr n’est plus un martyr que la foi ou la bonne cause justifient, mais une responsabilité démesurée, inhumaine et impensable.

On ne saura pas de façon certaine si Ferreira a préféré l’homme et une culture dont la philosophie et les arts l’intéressent, ou s’il est resté chrétien dans le secret de son âme, sans qu’aucun signe extérieur ne manifeste sa foi. Le personnage de Ferreira, est le plus intéressant, dans cette ambiguïté, parce qu’il passe du niveau religieux au niveau culturel et moral, suggérant qu’une forme de foi subsiste au-delà de l’abjuration, et qu’une foi peut survivre sans les signes, institutions, discours et rites qui lui donnent forme. Il est le chrétien qui dépasse le christianisme comme religion au bénéfice d’une morale chrétienne capable de très bien s’accommoder des mœurs japonaises. Cela arrange évidemment les penseurs laïques ou « déistes », à la façon d’un Voltaire, qui ont toujours trouvé que la religion était très bien du moment qu’elle n’était pas une religion et s’en tenait à une foi tout intérieure et personnelle, sans prosélytisme ni « signes extérieurs ».

Cependant, la dernière image du film, comme si le spectateur avait besoin de certitude, réaffirme la valeur d’un symbole religieux, dans sa matérialité. Plutôt que de laisser mourir le Jésuite dans l’ambiguïté qui ferait de sa foi un secret enfermé dans son corps, ce corps replié devient la crypte au creux de laquelle se love une icone. Cette belle — et décevante — image de la crypte intérieure, de la foi secrète du Jésuite qui, ayant publiquement abjuré, est demeuré croyant, tranche avec toute ambiguïté et réaffirme, in extremis, que la foi ne peut être seulement vécue intérieurement, mais doit également être prouvée par des manifestations formelles.

Le film hésite donc entre une foi qui n’est pas réduite à la religion, ou même une religion qui dépasse les formes et rites qui l’organisent (le sentiment chrétien au-delà de la religion chrétienne), et la réaffirmation d’une fidélité au rituel, au geste symbolique, à l’objet et aux croyances qui s’y attachent. Ainsi, l’amour de l’homme pour l’homme, une foi humaniste et une véritable passion anthropologique sont à l’horizon du film, à travers le personnage de Ferreira. Mais la mort du jeune missionnaire qui n’a pas renoncé à sa religion, dit, à l’inverse, que la religion demeure à l’origine de sa foi en l’homme.

Le film de Scorsese est évidemment d’une grande acuité et d’une grande actualité, puisque, si on y prête garde, il pose les grandes questions que nous nous posons aujourd’hui : qu’est-ce qu’une religion qui commande le martyr, et des missionnaires qui exigeraient le « combat » pour Dieu, avant le respect de la vie ? Peut-on dépasser la foi religieuse par un amour de l’humanité que la religion et dieu ne pourraient que vouloir ? Apparemment, tout le monde ne répond pas comme Ferreira/Scorsese, qui en vieux chrétiens qui auraient fait le tour de la question, ont trouvé une manière subtile — et ambiguë — de transcender la religion dans une vérité intérieure et un zèle humaniste. Beaucoup assistent aujourd’hui au martyr des autres, exigent même le sacrifice et les supplices, pour un dieu qui est censé s’en réjouir et récompenser ceux qui, « pour sa gloire », tuent ou regardent mourir les autres (ennemis et amis), en leur offrant le paradis.