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"Racine carrée du verbe être" au théâtre de la colline
"Racine carrée du verbe être" au théâtre de la colline
La Colline — théâtre national
01 44 62 52 52
15 Rue Malte-Brun Paris 20e
métro Gambetta — sortie 3 Père-Lachaise
Racine carrée du verbe être
De Wajdi Mouawad
Au théâtre de la Colline
Jusqu’au 22 décembre
La salle fait silence. Sur la scène un très grand écran projette des images filmées sans doute du haut d’un immeuble. La vue porte loin jusqu’au port de Beyrouth. Soudainement nous sommes le témoin d’une gigantesque explosion qui enflamme le port, les fumées s’élèvent, le bruit est assourdissant. Puis les vitres volent en éclat. Nous sommes nous aussi comme projetés à terre. Ce qui en résulte, ce n’est pas moins que l’explosion de la ville elle-même. La pièce nous emporte dans cette déflagration, dans laquelle chacun des habitants de Beyrouth se voit catapulté dans tous les coins du monde. Il n’y a plus de limite à la folie des hommes, il n’y a que des histoires qui sont autant de drames vécus
Dans le journal L’Orient le jour notre collègue Chawki Azouri écrit :
« À chaque mur du son, ce sont les parents des victimes qui ont la peur au ventre. Eux, plus que leurs compatriotes parce que la mort les accompagne tous les jours. » « Dénombrer les conséquences psychiques liées à ce cataclysme relève de l’impossible. La pire souffrance que nous vivons aujourd’hui, c’est justement le rappel immédiat du moment apocalyptique du port. Ce rappel touche de manière dévastatrice le corps autant que l’esprit, à tel point que le concept de psychosomatique ne suffit plus à décrire et encore moins à expliquer le traumatisme. De toute ma carrière de psychiatre et de psychanalyste, et après plus de 50 ans de pratique, je n’ai jamais connu quelque chose d’aussi terrible. »
Les témoignages que j’ai pu recueillir sont multiples, durs, inimaginables. En voici quelques-uns :
À chaque mur du son, un de mes patients, Sami*, devient sourd pendant quelques jours et ne retrouve son audition qu’environ une semaine après. Les conséquences de cette surdité totale qui le frappe ponctuellement sont extrêmement lourdes. Aucun médicament n’y peut rien et il finit par être pris pour un fou.
Nagib* était persuadé que la double explosion du port lui avait arraché sa jambe droite. Il se déplaçait en sautillant sur la jambe gauche. Aucun traitement médical ou psychique n’était possible pour ébranler cette conviction.
Un troisième patient ne pouvait plus se toucher le corps. À chaque passage du mur du son, il revoyait sa mère dont la peau a été totalement arrachée par le souffle de l’explosion. Cette mère était désormais nue (la peau servant de premier habit de l’être humain), elle était persuadée qu’elle payait ses fautes passées de prostituée.
Plus encore, un patient que je traitais, à chaque mur du son franchi, se pendait par les épaules jusqu’à l’épuisement. Il essayait ainsi d’annuler rétroactivement la mort de son père qui s’était jeté du dernier étage pendant l’explosion. (….) Dernier exemple, celui de Fadi* qui arrive en thérapie avec un retard de 30 minutes, se confondant en excuses. Je n’en ai compris la raison qu’après l’avoir vu marcher devant moi au moment où je le raccompagnais à la porte. Il faisait un pas en avant puis un pas en arrière et mettait un temps fou pour avancer. Après un long moment, les séances se succédant l’une après l’autre, il s’explique : ayant souhaité la mort de son père qui avait survécu à l’explosion, il fallait qu’il annule son désir : le pas en avant signifiait « pourvu que mon père meure » et le pas en arrière, « pourvu que mon père vive ».
C’est de cette déflagration qui n’a semble-t-il pas de fin dont parle La pièce de Wajdi Mouawad . Aujourd’hui l’horreur du quotidien vient enfoncer dans la chair de chaque libanais ce clou qui semble répéter encore et toujours la même série infinie de mort et de destruction.
Comme il semble loin aujourd’hui le temps où le Liban était montré comme le pays du bonheur de vivre, hébergeant des communautés diverses tant en origines qu’en religions qui vivaient en paix et en bonne entente. L’autre pays du bonheur s’appelait dans mon enfance et pour les mêmes raisons le Cambodge. On sait ce qu’il en advint.
La pièce au long de trois périodes de deux heures environ nous conte le destin de ceux qui restent et de ceux qui ont choisi l’exil. Les applaudissements qui ponctuent le fin du spectacle puissent-ils dire le souhait unanime que vienne enfin le temps du deuil et de l’apaisement
Laurent Le Vaguerèse
*Les prénoms ont été modifiés par souci de confidentialité.
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