« Mon petit doigt m'a dit » Agatha Christie sur papier glacé 

Mon petit doigt m'a dit affiche

Pourquoi Madame Rose Evangelista a-t-elle prématurément quitté la maison de retraite où Bélisaire et Prudence Beresford sont venus voir leur tante Ada ? Et pourquoi cette vieille dame un peu toquée faisait-elle allusion à un enfant emmuré dans une cheminée ? L'affaire se complique quand, voulant lui restituer un tableau qu'elle avait offert à leur parente, Bélisaire et Prudence s'aperçoivent qu'il est impossible de retrouver sa trace...

Réalisé par Pascal Thomas. Avec Catherine Frot, André Dussollier, Geneviève Bujold

Le film de Pascal Thomas tiré du livre d'Agatha Christie « Mon petit doigt m'a dit » est accueilli par la critique avec faveur ce qui ne laissera pas de surprendre les amateurs de ladite tant ce qui fait l'originalité et le charme de cet auteur spécifiquement britannique a déserté cette transposition luxueuse dans des paysages suisses .

Les Beresford du roman, couple retraité d'anglais moyens ex détectives privés, nostalgiques de la guerre de 40 où ils pouvaient tous deux exercer leurs talents dans l'Intelligence Service, dotés en sus d'une solide ironie, se voient representés par l'assemblage d'un important mari surchargé de travail et d'une épouse beaucoup plus jeune, oisive et pétulante, cherchant par tous les moyens de son imagination débordante à se distraire et en l'occurence, ce qui n'apparait pas dans le livre, à se soustraire à l'affection envahissante de sa fille, de ses petits enfants et d'un gendre suisse passablement caricatural. Rien dans le roman ne les prédisposait à un pareil traitement !

Pourtant l'intrigue est plus ou moins respectée. A l'occasion d'une visite à la tante âgée et méchante du mari dans une maison de retraite, Madame Beresford, Prudence de son prénom surnommée Tuppence, rencontre une douce vieille dame qui disparait mystérieusement par la suite. Elle laisse une trace, signifiant dont on reconnaitra la forte charge émotionnelle chez Agatha Christie : une maison ou plutôt une peinture représentant une maison inhabitée que Mme Beresford reconnait avec un sentiment  « unheimliche » de « déjà-vu » bien caractéristique de l'auteur.

Mais hélas rien de tel n'apparait dans le film et, le scénario ne nous faisant à aucun moment éprouver le moindre frisson , on se prend à regretter que ce ne soit pas plutôt Hitchcock qui se soit emparé du roman d'Agatha Christie comme il l'avait fait pour des textes de Daphné du Maurier (« Les Oiseaux ») ou de Patricia Highsmith (« L'inconnu du Nord-Express »)...

Même si cette première partie du film est la mieux réussie, on déplore le forçage permanent du trait, les considérations sur la canicule et ses conséquences mortelles chez les vieillards pour moderniser inutilement le propos et surtout la méconnaissance par le cinéaste du ressort principal du roman d'énigme christien, soit l'apparence parfaitement normale et généralement sympathique de l'assassin.

Celui-ci dans ce roman en particulier doit rester insoupçonnable et le meurtre lui-même ne surgit pas sous la forme d'un cadavre, il est simultanément annoncé (on meurt beaucoup trop dans cette maison de retraite) et rappelé comme un souvenir dans une question incompréhensible posée par la vieille dame rencontrée dans le salon au coin du feu concernant un enfant mort qui serait caché à l'intérieur de la cheminée.

On comprendra par la suite que la « vieille chatte », comme la nomme l'auteur, connait mieux que quiconque la réponse puiqu'elle est elle-même l'assassin mais, alors que cette dernière dans le roman apparait comme une aimable douce lady qui prononce des paroles totalement dissociées de l'ambiance, dans le film elle a un aspect hirsute et inquiétant , en bref elle a l'air d'une folle caricaturale.

Ce qui est doublement une erreur puisque le spectateur pourra bien se douter qu'elle a fait le coup et surtout parce que le ressort de l'angoisse chez Agatha Christie, repose à l'inverse précisement sur le fait qu'on ne peut savoir d'où viendra le danger parce que les choses et les gens ne sont pas en réalité tels qu'ils se présentent.

On ne perce l'énigme que si on parvient à la traversée des apparences et se laisser prendre à celles-ci, c'est courir un grave danger de mort.

Toute la suite du film se déclinera sur un mode burlesque ou tragi-comique (la désolante apparition du grand Terzieff en un personnage de composition ajouté dans le film pour la circonstance) qui ignore tout de la légéreté incisive de l'ironie christienne. On se retrouve sur un lac suisse, avec des chanteurs de yoddle et une ambiance de carte postale fort peu crédible dans l'ensemble qui fera que le spectateur, s'il n'a pas conservé le souvenir du roman, comprendra assez mal les enjeux de l'histoire même si les éléments de l'intrigue sont à peu près conformes.

C'est bien dommage car ce roman, qui n'est pas parmi les meilleurs d'Agatha Christie, possède cependant une intéressante caractéristique : il est centré sur cet impensé qui hante le reste de l'oeuvre, soit le meurtre d'enfants.

Des fillettes ont été assassinées il y a longtemps dans le village où se trouve la fameuse maison où se cache la vieille dame, qui a entre-temps disparu de la maison de retraite, maison « déjà-vue » attirant Tuppence comme un aimant . Cette dernière découvrira qu'elles ont été tuées par la même qui voulait ainsi faire accompagner dans l'au delà l'enfant dont elle avait avorté pour ne pas s'en encombrer.

Qu'Agatha Christie ait été à la fois été fascinée et terrifiée par l'infanticide, se marque par l'étrange répétition d'un texte à l'autre de la scène de la révélation du meurtre dans une phrase incompréhensible énoncée par la mère elle-même. Cette phrase, que le film restitue de manière incomplète avait dû avoir un intérêt particulier pour Agatha Christie puisqu'on la retrouve dans trois romans différents !

Dans la dernière énigme, publié posthume et probablement le roman le plus réussi de l'auteur, une jeune femme, Gwenda, et son mari, pénètrent dans une maison de santé et se trouvent assis dans le salon à côté d'une charmante vieille dame aux cheveux blancs :

"Ses yeux se posèrent pensivement sur Gwenda, puis elle se pencha vers la jeune femme et demanda dans un murmure :

- S'agit-il de votre pauvre enfant ?

Gwenda fut légèrement décontenancée.

- Heu ... non, répondit-elle avec une certaine hésitation.

- Ah ! je me le demandais.

La vieille hocha la tête et but une gorgée de lait.

- Dix heures et demie, reprit-elle ensuite sur le ton de la conversation. C'est l'heure. Toujours à dix heures et demie. Vraiment extraordinaire.

Elle baissa la voix et se pencha à nouveau en avant.

- Derrière la cheminée, souffla-t-elle. Mais ne dites à personne que je vous en ai parlé." (op. cit. p. 69)

Dans Le cheval pâle (1961) un personnage remarque qu'un individu qui se démène et divague, les cheveux mêlés de brins de paille et qui a l'air fou n'a rien d'effrayant alors qu'est terrifiante la vieille dame rencontrée dans une maison de repos, buvant son verre de lait et faisant des remarques sur le temps qu'il fait, lorsqu'elle se penche vers vous pour demander à voix basse : "Est-ce votre pauvre enfant que l'on a enseveli derrière la cheminée ? " et qu'elle ajoute en hochant la tête "Midi dix. Tous les jours à la même heure. Ayez l'air de ne pas voir le sang".

C'est, dit Agatha, le ton parfaitement naturel qui fait passer un frisson dans le dos ce qui, ajouterons-nous, est le propre de l'unheimliche.

Dans Mon petit doigt m'a dit (1968) Tuppence se trouve donc engagée dans une semblable conversation avec une vieille dame analogue dont on comprendra dans la suite qu'elle est " Killer Kate " une hors-la-loi célèbre.

La vieille dame n'est donc pas seulement une ancienne « gangster » c'est aussi un assassin dangereux dont l'aspect angélique fait croire qu'elle est une victime. Lorsqu'elle demande aux visiteuses inconnues « Etait-ce votre pauvre enfant ? », la suite implicite de la phrase est « que j'ai tué »...

Pour corser l'intrigue mais surtout pour détourner l'attention de l'horreur de la mère tueuse, l'enfant mort est aussi une poupée pleine de diamants volés que l'on découvrira finalement dans la cheminée de la fameuse maison. La culpabilité de l'infanticide est donnée comme la cause de la folie meurtrière d'enfants, selon le principe bien connu qu'il n'y a que le premier pas qui coûte.

Dans ces trois textes écrits à huit années de distance chacun, on retrouve donc comme un refrain lancinant cette même phrase "Était ce votre pauvre enfant ?" La mention de l'heure, en elle-même incompréhensible, change puisque c'est successivement midi dix (Le cheval pâle), onze heures dix (Mon petit doigt m'a dit) et dix heures et demie (La dernière énigme).

Que signifie ce détail ? Le lecteur peut penser qu'il s'agit d'une réapparition de l'enfant mort, spectre qui reviendrait à heure fixe comme le père de Hamlet. Il y a vraisemblablement un souvenir transposé dont on peut voir l'utilisation romanesque par Agatha tantôt comme simple mention au cours d'une conversation pour rappeler la vraie nature du danger, tantôt pour en faire l'élément pivot de l'intrigue qui culmine avec la tentative d'assassinat de l'héroïne, tantôt pour annoncer et préfigurer la révélation de la folie meurtrière d'un autre personnage, mais qui s'attaque là encore à un membre de sa famille. Dans ces cas, le meurtre n'est plus seulement familier il est aussi familial.1

Il situe le cadavre au coeur même de la maison, derrière la cheminée, là où la famille est censée se réunir et se réchauffer : la boucle paranoïaque. est refermée, la famille abrite sans le savoir à la fois un enfant assassiné et son meurtrier, lequel pourra bien en tuer d'autres tant qu'il ne sera pas découvert. Cependant, l'investigation est dangereuse, la victime suivante étant celui qui s'approche trop près de la solution.

Tous les romans d'Agatha Christie procédent de la même angoisse, résumée dans le roman en ces termes : « J'avais peur alors...une peur vague...mais que j'ai mal interprétée....J'avais peur d'elle et non pour elle....Je voulais la protéger, la sauver.... » (p 294). Peur pour la mère et on sait combien la santé de celle d'Agatha Miller devenue Christie avait inquiétée alors l'adolescente... Il lui faudra la mort de celle-ci et la décompensation qui s'en suivra, intriquée avec l'abandon par son mari Archie Christie, pour que l'auteur donne la pleine mesure de sa création inépuisable, comme le traumatisme lui-même, celui d'avoir peur de la mère.

Cette découverte que la mère adorée est une terrifiante infanticide parcourt en filigrane subtil l'oeuvre de l'auteur et lui donne son efficacité que ne rend malheureusement pas le film qui se sert de l'histoire comme prétexte pour nous montrer de belles images quelque peu artificielles. Chez Agatha Christie à l'inverse, tout est toujours parfaitement matter of fact et c'est précisément pour cela que l'unheimliche peut se produire et avoir une efficacité.

On peut supposer que la réitération de ce processus répondait chez Agatha Christie à l'impossibilité vécue par elle de mettre un contenu sur le refoulé tel qu'il avait produit son passage à l'acte de la fugue et l'amnésie d'identité qui s'en était suivie. 2 L'identification, au sens policier du terme, sera menée de roman en roman, sur le cadavre parfois mais surtout sur l'assassin. "Qui est mort ?" renvoyant à la question "Qui l'a tué ?". Dans ce cas, l'incertitude intellectuelle tient une place majeure puisqu'elle touche au sujet lui-même et à sa possibilité de s'identifier.


  • 1.

    Cf Mijolla-Mellor, S. de “Meurtre familier- Approche psychanalytique d'Agatha Christie”, Paris, Dunod, 1995.

  • 2.

    ibid