Train de nuit pour Lisbonne

Train de nuit pour Lisbonne

Roman

Par Pascal MERCIER

Traduit de l'allemand (Suisse) par Nicole CasanovaChez Maren Sell

Date de parution : 31/08/2006

Présentation : Broché - 485 g - 14 cm x 21 cmISBN : 2350040305

Un professeur de latin-grec au nom vieillot et tarabiscoté de Raimund Gregorius, personnage en apparence terne et tristounet, voire obsessionnel, divorcé blessé transformé en vieux garçon bernois, suisse alémanique se voyant lent, piètre acteur de sa vie, vieux prématurément, se trouve brutalement confronté à une jeune femme qui s’apprête à se suicider penchée sur le parapet d’un pont.

Il la sauve et tombe en état de fascination absolue (proche d’une révélation mystique) de cette inconnue, croit en devenir amoureux mais en passionné des langues anciennes qu’il est, se trouve en réalité pris dans une étrange et irrépressible attraction pour la langue parlée par cette femme désespérée : le portugais aux sonorités chuintantes qui lui rappelle une langue morte MAIS qui serait vivante, c’est-à-dire avec laquelle par exemple on pourrait faire ses courses au supermarché.

Cette étrange attraction primordiale, après une fuite rocambolesque de son lycée où il enseigne, le mène dans une librairie de littérature étrangère de sa bonne ville de Berne où Gregorius tombe en arrêt devant une deuxième fascination : Un opuscule en portugais (qui vient juste d’être manipulé par une jeune étudiante) d’un écrivain au nom de Amadeu Ignacio de Almeida Prado. Se munissant dans la foulée d’une méthode d’apprentissage du portugais, Gregorius traduit fiévreusement quelques passages du livre de Amadeu et reste sous le choc : c’est comme si l’auteur avait écrit ces lignes pour lui.

De cette double rencontre (une femme et un livre) condensée en une seule (la langue portugaise) jaillit une révélation inouïe qui ébranle notre professeur timoré : il doit abandonner l’idée de rester à Berne et il doit impérativement partir à Lisbonne sur les traces de Amadeu qui fut médecin et nous l’apprendrons plus tard, un résistant du temps de la dictature de Salazar.

Il saute dans le train de nuit pour Lisbonne, largue ainsi toutes ses amarres malgré des angoisses insupportables, prend le large vers un inconnu qu’il vit comme un gouffre qui se présente à lui sans avoir été convoqué, du moins consciemment. Que fait-il ? Que lui arrive-t-il ? Il ne sait pas.

Il ne comprend pas mais il sait qu’il n’a aucun choix

Magistrale et vertigineuse démonstration de l’existence du désir car il ne s’agit rien d’autre ici que de la naissance de Gregorius comme sujet.

A l’image d’une boutade en psychanalyse où il est dit qu’une analyse est terminée dès le premier entretien et d’une autre qui dit qu’une analyse n’est pas encore commencée même à la dernière séance, la suite du livre de Pascal Mercier me semble découler du même paradoxe.

Cette suite, même si elle représente l’essentiel du texte, même s’il s’agit de la narration littéraire passionnante de la quête de Gregorius dans Lisbonne à la rencontre de multiples personnages (pour se terminer au cap Finistere en Espagne) afin de tenter d’approcher l’intériorité de Amadeu (qui est décédé), cette suite d’où découle le plaisir du lecteur, est à la fois essentielle parce qu’elle est le livre en soi et secondaire car elle ne fait qu’étayer et illustrer le démarrage fulgurant du roman (ça coule de source).

En s’imprégnant des traces de Amadeu, Gregorius découvrira de quoi il est fait, qui il est. Il fait des rencontres bouleversantes et sa lecture passionnée du livre du médecin portugais transforme complètement son intériorité (là encore à l’image d’une psychanalyse) jusqu’à tomber sur ce qu’il est vraiment.

Son parcours initiatique issu de ce fracas désirant le conduira vers de plus en plus de lucidité et de sérénité.

Gregorius, malade, revient à Berne pour se faire hospitaliser sur les conseils de Doxiades, un ami ophtalmologiste bernois (ancien chauffeur de taxi grec !) qui sera le cordon ombilical tout au long du livre entre la Suisse et le Portugal : Ils ne se téléphonent quasiment que la nuit depuis fort longtemps car il existe des relations spéciales entre les insomniaques, nous apprend notre professeur.

A l’évidence, l’auteur laisse ouvertes les possibilités de dénouement pour Gregorius mais personnellement j’ai eu la forte conviction que notre héros, après avoir beaucoup risqué au cours de son expérience de rupture brutale, va récolter les fruits de son courage et se sortira complètement renouvelé et débarrassé de tout ce qui l’encombrait pour pouvoir vivre pleinement ce qu’il est.

Encore un clin d’œil de la psychanalyse ici car son éthique, celle du désir, rejoint complètement celle de Pascal Mercier (que Gregorius s’en sorte ou pas d’ailleurs, l’important est qu’il ait tenté cette transcendance).

L’auteur, suisse alémanique au vrai nom de Peter Bieri, né à Berne en 1944 et professeur de philosophie à Berlin, qui s’est choisi le pseudonyme très francophone de Pascal Mercier (alors qu’il écrit en allemand) pour contrebalancer (ce sont les propos de l’auteur que je cite de mémoire entendus dans une émission de radio) la lourdeur suisse allemande par la légèreté et l’élégance française, met à profit son savoir philosophique dans les écrits de Amadeu et se laisse une liberté de romancier pour narrer les péripéties de Gregorius.

Le livre de Pascal Mercier, outre un bonheur de lecture d’une écriture toute ramassée dans une précision impressionnante, foisonnante et dense, m’a paru passionnant et vertigineux.

Christian JEANCLAUDE

Psychanalyste et essayiste