Mères et bébés sans-papiers, sous la direction de Christine Davoudian

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3 janvier 2013

davoudian
Mères et bébés sans-papiers, sous la direction de Christine Davoudian, Érès, collection 1001 bébés,Toulouse, 2012, 245 p.

Une lecture par José Morel Cinq-Mars

Invisibles. On aurait pu appeler ça « clinique des invisibles » tant le signifiant court d’un texte à l’autre de ce recueil qui s’efforce, précisément, de sortir de l’invisibilité qui les condamne ces femmes, avec leur bébé à naître ou tout juste venus au monde et qui, parce qu’elles sont nées dans un autre pays, peut-être en guerre, peut-être en famine, ont fait la longue route qui devait les mener vers un pays dont on leur disait qu’il était une terre d’asile. Un pays qui de décennie en décennie n’en finit pas d’abimer ce beau mot d’hospitalité.

Il faut saluer, mieux il faut lire, faire lire et discuter ce que Christine Davoudian, médecin de PMI dans le quartier des Francs-Moisins à Saint-Denis, a ici rassemblé et qui témoigne de cette clinique quotidienne, âpre, bouleversante souvent, mise en acte par des intervenants – médecin, puéricultrice, sage-femme, psychologue, juriste, etc. -qui ont des yeux pour voir et des oreilles pour entendre et ont accueilli, là où ils œuvrent, ces femmes devenant ou devenus mères, loin de leur pays, et en situation dite « irrégulière», celles qu’on on nomme un peu trop rapidement « sans papiers »… comme si cela devait suffire à résumer leur être.

L’intérêt des textes présentés est d’apporter des éléments pour réfléchir aux représentations qui ont cours concernant ces femmes en situation économique et sociale souvent précaires dans le discours social dominant, et tenter de comprendre dans quelles contradictions ces représentations les emprisonnent, elles qu’on écoute trop peu et auxquelles la société ne semble offrir d’autre destin que celui de l’exclusion. Témoigner du vécu auprès de ces patientes est un premier pas qui reste insuffisant aux yeux des auteurs car il importe surtout de « mettre au travail les questions que ces situations ne manquent pas de susciter. Sans omettre les questionnements sur nous-mêmes et l’état de notre société qui nous reviennent comme en miroir (ou en boomerang) »16. Ce que tous les textes évoquent en effet c’est combien ce travail est lui-même fragile et comment les intervenants les mieux intentionnés doivent se battre pour que les mères et futures mères en situation administrative irrégulière puissent continuer à être accueillies dans ces derniers lieux accessibles de soin, de droits et de sécurité que sont les maternités, certains lieux d’accueil mères-enfants et les centres de PMI.

Les différents auteurs soulignent tous la violence institutionnelle dirigée sur ces femmes, en une période traversée par un double mouvement de durcissement des lois sur l’immigration et d’exclusion des droits sociaux. Ils rappellent l’importance de savoir reconnaître et prendre en compte la violence propre à cette exclusion, qui n’est pas que symbolique, puisque chaque année certaines d’entre elles ou leurs compagnons sont expulsés hors du territoire français ou nommément menacés de l’être. Plus souvent encore, les « mères sans papiers » se retrouvent « enfermées dehors », privées qu’elles sont d’un lieu où se poser de façon durable. Il faut nommer le scandale de ces femmes tout juste accouchées qui quittent la maternité pour la rue et pour les hébergements aléatoires que peuvent leur offrir les services d’urgence du 115… et encore, quand ils ont la possibilité de répondre.17

L’autre intérêt de ce recueil, et qui n’est pas moindre que le premier, est d’éclairer une clinique de la grossesse et de l’enfantement chez des femmes en situation d’exclusion. Même si celles-ci ont en commun avec toutes autres femmes de nombreuses questions propres à l’enfantement, cette clinique a néanmoins ses exigences et ses singularités. On saura gré aux auteurs de nommer ces difficultés particulières – par exemple l’importance qu’y prennent les émotions, et la réalité concrète - et de donner des pistes pour y faire face. Les « sans papières », comme les nomme l’un des auteurs, sont des femmes à qui on refuse la parole mais qui subissent paradoxalement la violence – difficile à désamorcer – d’avoir à renouveler le récit souvent traumatique de ce qui les a menées en France. Pour « gagner » le droit de rester ici, on les oblige à répéter des récits qui mettent souvent à mal ce qui leur est le plus intime, et qu’on s’empressera pourtant de mettre en doute, les soupçonnant de trafiquer la vérité pour en tirer quelque bénéfices. De la même façon, le désir d’enfant d’une femme sans papier sera souvent suspecté d’être le moyen par lequel obtenir ces fameux papiers, sésame pour une vie imaginée meilleure. Pour les intervenants, le piège serait celui d’une bienveillance lestée de projections aussi étouffantes que le rejet peut être desséchant. La clinique des femmes enceintes en situation d’exclusion éclaire ainsi combien pernicieuse serait la tentation de ne voir en elles que « des êtres de besoin » là elles sont comme tout autre sujet des êtres de désir et que c’est à mobiliser ce désir qu’on les soutient le mieux.

Mères et bébés sans papiers analyse en quoi on pourrait dire que ces femmes souffrent moins de perte que de disparition. Le livre explore aussi les différents états mentaux qu’elles traversent, à commencer par la honte de ne pas pouvoir assurer à leurs enfants l’avenir qu’elles pensaient leur offrir en quittant leur pays. Et parce que, juridiquement et administrativement, elles n’existent pas, on peut penser avec les auteurs qu’elles sont plus en quête d’un lieu d’hospitalité que d’une enveloppe culturelle18. Peut-être est-ce aussi pourquoi cette clinique qui resté orientée par son désir d’être une clinique du sujet doit être aussi attentive à ce qui se dit par le biais des corps. Sans négliger le paradoxe que c’est en effet parfois par la naissance d’un enfant que les mères vont réussir à exister et à se sauver, il s’agira d’inventer des modalités d’accueil et d’hospitalité qui leur offrent la possibilité de faire place à ce que le rapport de chacune à son histoire, sa famille, sa culture, son trajet, son avenir, a de singulier. Il s’agira aussi de ne jamais oublier que les répercussions psychiques de l’exil ne peuvent jamais pas être prédites, ni pour la mère, ni pour le bébé, tout en restant attentif aux signes d’une possible précarisation symbolique qui serait celle qui résulterait d’un exil psychique qui viendrait doubler l’exil physique.

Outre la richesse de Mères et bébés sans papiers sur une clinique peu connue, on appréciera aussi ce livre collectif en tant qu’illustration d’une résistance possible à ce qui s’insinue dans tous les espaces de réflexion et de travail clinique. Oui, il est encore possible de résister à la gestion comptable et à la logique de performance qui prévaut en tous lieux et menace l’idée même du « service public ». Pour combien de temps encore ?

Interview Youtube

  • 16.

    Christine Davoudian, « Invisibilité, visibilité », p.23

  • 17.

    Sait-on assez par exemple que débordés par l’afflux de demande, les centres d’hébergements d’urgence pour des femmes avec des enfants en bas âge n’ont pas eu d’autre solution , l’hiver dernier, et cet hiver encore, que de diriger des familles vers les halls des services d’urgence des hôpitaux parisiens qui présentent au moins le mérite d’être chauffés….

  • 18.

    Agnès Delage, « Un lieu d’arrivée pour le récit de l’exil. », p.64.