Christine Angot, Un amour impossible

christine angot

Autres critiques de l'auteur

Patrick Wang, In the family

wang

Patrick Wang, In the family, 2011. Joey et Cody, deux hommes jeunes, élèvent ensemble Chip, six ans. Rebecca, la mère de Chip est morte à sa naissance et Cody, très affecté, a trouvé une consolation auprès de Joey. Avec Chip, ils sont devenus une...

Lire la suite

Lydie Salvayre, Pas pleurer, éditions du Seuil, 2014, Prix Goncourt.

pas pleurer

Lydie Salvayre, Pas pleurer, éditions du Seuil, 2014, Prix Goncourt. J'ai lu le livre de Lydie Salvayre, Pas pleurer, car un article du Monde signalait que l'auteur y mêlait la langue espagnole et la langue française. En effet, ayant fréquenté depuis des...

Lire la suite

Bande de filles de Cécile Sciamma

bande de filles

Bande de filles : la guerre des images Il est légitime, voire urgent, de donner à voir des personnes discriminées, individuellement ou en groupe. Car sans doute le racisme et ses délits de faciès, ses rejets a priori, violences et mises en...

Lire la suite

Pages

Christine Angot, Un amour impossible, 2015.

Christine Angot

Lire les critiques et polémiques autour de Christine Angot n’est pas très stimulant. On sent une violence (cf. Le Figaro) à laquelle on aimerait bien échapper et on a l’impression qu’il vaut mieux retirer ses pieds de ce terrain miné.

Pourtant, c’est dans un élan tout spontané et naïf que j’allais dire combien j’ai aimé le livre Un amour impossible qui m’a même semblé un grand livre.

J’avais déjà apprécié le dernier livre de Christine Angot, Une semaine de vacances, tranchant, presque intouchable de netteté, de justesse. Je n’y trouvais rien à redire, n’avais rien à en dire. C’était un livre implacable, impeccable (voir critique du Monde.fr)

Un amour impossible m’a prise dès les premiers paragraphes et je l’ai lu presque d’une traite — c’est un livre court —, dans la curiosité et la tension, puis l’émotion. J’avais également envie de comprendre pourquoi il m’est apparu comme un livre d’après la psychanalyse.

Un récit qui ne fait pas de sentiment

L’histoire est la même que dans le roman précédent ou dans L'Inceste. Mais le point de vue est différent. Une semaine de vacances cadrait très serré la relation entre le père et sa fille, l’inceste lui-même, ses gestes, comme dans un déroulé précis, une exactitude qui seule peut permettre de dire l’insoutenable vérité. Ce nouveau récit replace cette semaine de vacances, presque imperceptible cette fois, dans le contexte de la relation à la mère qui, précisément, n’a rien vu, rien su de cet épisode, non sans en connaître pourtant les effets dont elle n’a pas mesuré l’importance, compris le sens.

Tout tourne autour de cette mère qui aurait peut-être dû savoir et protéger, une mère qui, aveuglée d’un bout à l’autre de son histoire avec le père, devient, après avoir été tendrement aimée par sa fille, un objet de haine, puis la destinataire d’une parole, d’une explication, d’un regard, qui permettront la réconciliation. C’est donc entre la mère et la fille qu’il y a un amour tendre, passionnel, nourri de déclarations d’amour, de baisers, qui s’échangent de l’une à l’autre, mais également déchiré, « impossible », par nature, et du fait de cette violence dont la fille sera la victime, une souffrance que la mère n’aura pas su lui éviter, la précipitant sans le savoir dans les bras de son persécuteur, comme pour le retenir, pour qu’il l’aime encore et lui revienne. On comprend en effet que cette relation incestueuse, pour un certain nombre de raisons, est directement liée à la relation entre la mère et le père qu’elle continue, dont elle fait partie.

L’amour impossible entre le père et la mère devient ainsi la source d’un amour impossible entre mère et fille comme il est à l’origine d’un autre amour impossible entre père et fille. Il n’y a que des amours impossibles ici, ou plus exactement, des amours possibles, puisqu’ils ont existé, mais horribles.

Le titre, Un amour impossible, désuet, assez inapproprié, est à la fois l’indication à demi ironique d’un reste de romantisme, complètement dépassé, refusé, par l’auteur, mais encore prégnant, dans l’imaginaire d’une mère qui, sans le formuler, sans en vivre ou en penser véritablement le « roman », a accepté de vivre cet amour qui lui semblait une grande passion. Elle ne reniera jamais cette histoire qui semble au lecteur plutôt sordide, et qu’elle continuera à revendiquer comme un grand amour.

Or, d’emblée, ce qui frappe, c’est que l’amour entre la mère et son amant, Pierre, est un marché de dupes, une étrange relation dans laquelle tout semble simple, clair, parfaitement explicite et où chacun ne donne que ce qu’il a bien voulu, ne reçoit que ce qu’il peut, en toute lucidité. Ça a l’air très moderne, très intelligent, plutôt antiromantique, pour le coup, avec cette revendication d’indépendance et des affirmations rationalistes très XXème siècle. Tout semble maîtrisé, dépourvu d’épanchements et de sentimentalité bien que les protagonistes se fassent tout de même des déclarations d’amour. Mais le cœur et l’inconscient, qui ignorent totalement ce magnifique contrat entre gens intelligents et capables de raison, répercutent sans même les reconnaître la violence, la souffrance, l’horreur, de ce marché dans lequel cet homme, seul « maître », dans le social, dans le discours, ne s’engage qu’autant qu’il veut, et recueille jusqu’à la deuxième génération les dividendes de son cynisme, tandis que la femme, victime consentante, paie le prix fort au dominant. La liberté n’est pas partagée, si tous deux sont pris dans des déterminations sociales, l’un choisit davantage son destin, l’autre subit, aveugle à sa propre souffrance.

L’intérêt du récit sans émotion, sans enflure, et même sans empathie avec la mère dont la passivité est souvent incompréhensible pour le lecteur, est bien de se démarquer de tout romantisme, du romanesque latent, à la source peut-être d’une telle aliénation sentimentale. La fille qui est née de cette histoire, et qui en porte toute la folie, la souffrance, n’a rien à donner au romantisme. Entre le trop de sentiment de la mère, les calculs du père, on ne sait s’il faudrait davantage ou moins de romantisme.

En fait, on comprend qu’il faut se situer radicalement ailleurs. Puisque les sentiments n’éclairent pas grand-chose, qu’est-ce qui pourrait constituer un repère, quelle éthique de l’existence mais également de la langue, donc de la littérature, aurait pu éviter tant d’errements, remédier désormais à un tel naufrage ? Le texte est dans cette mesure, celui d’un romanesque impossible plutôt que d’un « amour impossible » et la recherche d’une relation (comment relater et comment être avec l’autre) qui soit possible, au-delà ou en deçà de l’amour. Tous les amours sont possibles, mais beaucoup sont destructeurs. C’est pourquoi l’écrivain invente un langage qui ne peut être que rêche, sans illusion lyrique.

Une histoire intime et collective

Le récit dépasse également le romantisme et la psychologie, l’empathie ou la rage qu’une telle histoire aurait pu susciter, parce que la mère n’est pas seulement la victime consentante, la fille le souffre-douleur, le père un séducteur cynique, mais que chacun s’est trouvé pris, à son corps défendant, dans un piège qui est repéré avec lucidité et distance. Dans le fond, les surdéterminations sont telles qu’il n’y a guère lieu de s’attendrir ou de s’étonner. Clairement, calmement (un peu plus passionnément à la fin), l’écrivain fait le procès-verbal de ce piège qu’est toujours une histoire, remontant à trois ou quatre générations, en deçà des culpabilités et responsabilités individuelles.

C’est une histoire collective qui nous est donc racontée, à la fois parce que ce crime est un crime social, ainsi que l’explique, in fine, la narratrice-protagoniste, à sa mère et au lecteur, un crime porté par le fonctionnement raciste, antisémite et inégalitaire de notre société, et parce qu’il s’inscrit dans l’histoire des familles, une histoire qui, dans le clivage des classes, a mis au monde, depuis le XIXème siècle, des petites bonnes ou des filles de ferme engrossées par leur patron, des mères célibataires, des enfants sans père, des femmes qui, malgré leur intelligence et leur talent, seront objet du mépris social et se verront stoppées dans leur élan.

La psychanalyse nous a appris justement qu’une névrose, un viol ou un inceste, un malheur apparemment intime, individuel, sont fabriqués de très loin, et que beaucoup de monde s’y est mis. Sous cet angle psychanalytique, la psychologie individuelle n’est pas suffisante et les sentiments, grands ou petits, n’ont plus cours.

L’une des conséquences de cette prise en compte de la dimension collective, historique, d’une souffrance personnelle, c’est que le drame est en quelque sorte dépassionné, les histoires qui s’y enchaînent ne suscitent plus de jugements de valeur, de sentiments et de morale voire de révolte : on ne peut que constater comment s’est engrenée la situation, comment cette sorte de « machine infernale » a fonctionné pour que chacun y trouve sa place, son symptôme, son désir inconscient, son fantasme, sa souffrance.

C’est pourquoi la mère ne sera pas vraiment mise en procès dans ce livre : son histoire en dit beaucoup plus long sur ce qui, malgré elle, au-delà d’elle-même et de sa fille, s’est précipité dans cette situation, l’a dépassée et agie, lui a dicté sa conduite et s’est servi d’elle contre elle et contre sa fille. C’est ainsi qu’à la fin d’une analyse, on n’en veut plus à personne ; au milieu de ce qui peut apparaître comme un terrible gâchis, on sait que chacun a eu sa part de souffrance et d’« impossibilité ». Cela ne signifie pas qu’on se soumet à ce qui deviendrait un destin, comme la mère s’est soumise au père indigne, mais que devenir sujet de son histoire requiert un long travail aussi bien dans l’analyse que dans l’écriture. La manière dont ce travail libère n’a rien à voir avec une lamentation ou un reproche, elle exige plutôt une reconnaissance et une distance que Christine Angot a su trouver.

Violence latente

L’expérience de lecture est sans doute très différente si l’on découvre l’auteur ou si ce livre vient dans une continuité. Quand on connaît l’histoire de l’auteur, narratrice et personnage, Christine Angot, parce qu’on a lu L'Inceste ou Une semaine de vacances, on n’attend pas de révélation, on sait. Et c’est ce savoir qui, précisément rend terrifiant ce récit tellement innocent et neutre. Mais le lecteur qui est au courant, lit cette histoire dans un suspense tragique, en se demandant quand ça va arriver, comment cela va arriver, comment cela a été possible. Peut-être cette situation est-elle d’ailleurs celle de la mère qui sait sans savoir, celle de toutes les familles dans lesquelles un secret ou un déni crée une tension, jusqu’au moment où ce que tous savaient est enfin dé-couvert et reconnu.

Les apparences très lisses et sans drame ne laissent pas présager la violence qu’elles recouvrent. Le récit d’une relation presque normale et tendre, malgré quelques incidents dus à la mauvaise humeur et aux préjugés du père, ne laissent jamais deviner ce qui s’est caché derrière des rencontres apparemment innocentes. Le lecteur est surtout malheureux pour la mère qui est une fois encore dupe de l’homme et d’elle-même : elle croyait sans doute retrouver l’homme à travers le père, reconstruire une relation avec lui, mais il lui vole sa fille, n’entretient de relation qu’avec cette dernière, ignorant soigneusement la mère toujours amoureuse, et qui ne sait pas jusqu’à quel point cette relation unique, privilégiée, continue la tromperie et le cynisme qui ont marqué sa propre relation avec le père. Puisque c’est à ce moment-là que ça se passait… Le caractère destructeur de cette relation lui échappe complètement.

Le lecteur qui en sait un peu plus, laisse pourtant la mère à son dépit ou à ses illusions pour adopter le point de vue de l’enfant dont on a su le calvaire par d’autres livres et dont la vérité va éclater enfin aux oreilles de cette mère aveugle. C’est un peu comme si un malheur en cachait un autre, et qu’un sentiment n’avait pas le temps de naître, poussé par une révélation plus terrible, un autre sentiment plus puissant en attente. Dans cet élargissement de la vérité, par ondes concentriques, l’explosion de la violence est toujours différée. Et paradoxalement, la révélation est comme escamotée aussitôt proférée. Il semble qu’il soit toujours ou trop tôt ou trop tard (ainsi la mort du père frustre le lecteur d’une vengeance). Ou bien la mesure d’une telle violence demeure-t-elle impossible à saisir, à formuler ? Et puis, on se demande à quel moment et à quelles conditions une chose a vraiment été dite. Il faut sans doute reprendre pour être vraiment entendu, reprendre pour dire ce qu’on a cru dire et qui s’est pourtant échappé. En quelque sorte, comment dire pour de vrai ?

Le roman aurait pu être une saga, depuis l’arrière-grand-mère, fille de ferme, jusqu’à la narratrice violée ; il aurait pu être un témoignage et un procès, mais il n’est rien de tout cela, il se caractérise plutôt par l’absence, et le peu qui est dit maintient tout le reste en creux dans une reconstitution à peine déroulée dont quelques indices seulement, au détour du récit ou des dialogues, apparaissent, sans commentaire. On devine, on perçoit les traces de quelque chose qui ne serait qu’à demi raconté, par bribes, bien que parfaitement articulé, clairement, dans la limpidité des dialogues et du récit. Le réalisme de Christine Angot tient ainsi à la fois au dit et au non dit ; il affirme avec force ce qui est sûr et la fragilité d’une parole qui n’est pas facile à trouver pour en attester, une parole qui ne suffit jamais.

Si le texte est elliptique, extrêmement modéré, tout en silences et en litotes, la violence parfaitement contenue, retenue, n’en est que plus puissante, s’imposant au lecteur et devenant sienne. Cet homme odieux, ce parfait salaud, pervers, vaniteux, sûr de lui, menteur, hâbleur, égoïste, le lecteur s’étonne qu’il ait pu traverser l’existence et celle des autres, détruire ces vies, sans jamais en être accusé, affecté, sans honte, sans regret ni procès. Le contraste entre le calme récit de la narratrice, le silence et le consentement de la mère, amante dévouée et maltraitée, et les sentiments d’un lecteur qui bout de haine, de fureur, contre ce sale type, est l’un des ressorts dramatiques tout en implicite, de cette lecture.

Enfin, la jeune fille, au détour de son récit à sa mère, reconnaît qu’elle a eu envie d’aller à l’enterrement de son père et de faire un scandale, ce dont elle s’est pourtant abstenue, comme elle a eu envie, un jour, de tout casser dans son appartement. C’est bien le moins ! Mais elle n’a rien fait. Il n’y a jamais eu ni reproches, insultes, ni procès, scandale, ou actes agressifs. Le père se dérobe, la mère est préservée, finalement, la violence se résorbe dans une sorte d’à quoi bon ou de trop tard. Il n’y a plus qu’à dépasser cette violence et à reformuler ce drame en autre chose.

Un écrivain scandaleux

Heureusement que Christine Angot fait « scandale », selon le terme récurrent des revues de presse ! Enfin ! Le mot est assez symptomatique d’une histoire qui en manque terriblement.

C’est donc la littérature qui permet de régler son compte à ce père indigne, à cet homme ignoble qui se croit tellement élégant et supérieur. On aimerait qu’il ait lu les livres de Christine Angot avant de mourir, qu’il ait lu celui-là et que les membres de sa famille « légitime » les ait connus. On a soif de cette justice. Elle permet également à la fille violée de régler des comptes avec une société qui a permis ce crime et qui a bien du mal, dans sa veulerie, à admettre la vérité d’un écrivain qui lui jette son histoire, dans un langage qu’elle trouve un peu cru. D’où le scandale.

L’écriture joue ce rôle (traditionnel) de mettre à jour l’histoire longtemps tue, mais également de la partager socialement afin que ce qui a été un consensus social dénoncé par la narratrice jeune femme, dans l’explication finale, soit enfin crevé, pour que cette société bien élevée, avec ses préjugés de classe, de race, qui a toujours soutenu le père et ses mensonges, cette « bonne société » qui se défend contre les intrus et qui a créé trois ou quatre générations de femmes humiliées et de filles sans père, cesse de faire corps autour de ce fils de famille, cesse d’épouser le point de vue des dominants élégants et corrects, grammaticalement et moralement exacts, se conformant parfaitement aux règles… qu’ils édictent.

Il y a quelque chose qui s’explique là, du caractère nécessairement scandaleux de Christine Angot écrivain, transférant dans l’écriture et la littérature, le scandale dont elle a été victime et qui est demeuré secret. On comprend qu’elle cesse, à ce point, d’être bien élevée, gentille, soumise, aussi bien dans sa vie que dans son texte. Elle refuse de faire de son histoire une affaire purement intime, elle en fait une histoire, de l’histoire, qui doit se régler publiquement. Ceux qui trouvent cette écriture scandaleuse (impropre, mal écrite, crue, indigente) continuent, d’une certaine manière, à cautionner le triomphe du père, à repousser dans leur statut d’inférieures, les filles et les mères humiliées qui osent se rebeller. Les lettres du père représentent la forme du discours mondain, hypocrite et littérairement correct, auquel le texte donne un écrin à la fois ciselé et brutal qui nous en renvoie ironiquement la vacuité et la violence latente. À quoi nous identifions-nous, à quel style et finalement à qui ?

La simplicité, une arme à double tranchant

Il y a justement un effet de torsion entre la « gentillesse » permanente du livre, de la mère, du père, du récit, l’application de chacun à être poli, bien élevé, à faire ce qu’il faut et ce qu’on attend de lui, et l’horreur qui se cache sous ce manteau. Cela conduira la fille à se révolter violemment contre sa mère et fera exploser leur si douce et tendre relation. Cependant, c’est bien contre le père que la violence et le scandale demandent à exploser, la mère n’étant — le lecteur l’a tout de suite compris — qu’une victime, doublement touchée à travers sa propre vie et à travers le tort fait à sa fille comme celle-ci le lui démontre clairement.

Le texte laisse cependant au lecteur les grands mots et les explications savantes. Peut-être la narratrice et l’auteur, face au discours savant du père, n’ont-elles pas le choix : il leur faut assumer la simplicité, la naïveté sincère et humble de leur milieu. C’est à la fois un redoublement de leur infériorité sociale qui ferait du style de Christine Angot une sorte de nouvelle humiliation (dans le langage cette fois) par rapport à son père et à son milieu de nantis, et un renversement : la simplicité et la naïveté seraient garantes d’une vérité, d’une vertu que le père n’a jamais eues, deviendraient une force de dénonciation, de distance, une puissance, malgré le dénuement apparent. Les lettres du père montrent assez, à l’inverse, la vanité et la nullité d’un langage totalement surfait, purement rhétorique, dépourvu de vérité humaine et de poésie.

Du reste, malgré cette réserve, grâce à cette pudeur, à ces litotes, à cette gentillesse, le scandale, les gros mots « sadique, pervers, masochisme, destructeur », par exemple, surgissent à la conscience du lecteur qui remplit les blancs laissés par l’auteur. En outre, l’écriture polie, apparemment plane, n’en ménage pas moins dans sa ponctuation, ses élisions, ses emprunts au style oral, un écart ponctuel qui entame la « correction » et laisse percer la violence, la rébellion, donne accès à une véritable créativité littéraire. C’est même bizarrement, au sein de la répétition, du recopiage (des lettres), de la convention la plus plate, de la pauvreté des dialogues, que naît l’originalité, l’effet littéraire, une sorte de trompe-l’œil subtil.

En lisant Christine Angot, j’ai tout à fait l’impression de lire la littérature du XXIème siècle, un style d’aujourd’hui qui n’a aucune graisse, aucune tolérance pour les effets, les grandes phrases, les grands sentiments. C’est une écriture très épurée, qui cherche à être juste. Elle atteint le réalisme sans s’embarrasser « d’effets de réel », ces trucs, ces descriptions qui, depuis le XIXème siècle, ont caractérisé la vraisemblance, c’est-à-dire représenté la réalité admise. Il va de soi que le réel n’apparaît que dans les trous, lorsqu’un coup est donné dans ce consensus, qu’une entaille déchire cette enveloppe.

Justement, il y a, dans la vraisemblance du récit de Christine Angot, un jeu très troublant et très subtil de vrai-faux, par exemple dans les dialogues et les lettres qui sont d’un réalisme probant, dans leur langage simpliste parfois, leur pauvreté, mais qui ont l’air en même temps complètement faux, reconstitués, réécrits, coupés, recomposés. Les lettres du père, par exemple, sont à la fois possibles et impossibles, dans leur répétition, la stabilité du style, la qualité de cette politesse parfaite et insupportable. Le plus vraisemblable est invraisemblable. On lit un excès dans cette mesure et l’on ne sait pas s’il faut croire ces lettres authentiques ou si elles ont été fabriquées par Christine Angot, toutes le même jour, sur le même ton, caricatural et plat.

Christine Angot est une styliste, même si ceux qui cherchent le style dans les périodes, les constructions du XIXème ne le voient pas. La phrase est rythmée, le récit est d’une économie impressionnante dans le langage et dans la composition. L’auteur cadre, élimine, ne garde que peu d’éléments.

On a davantage appris à reconnaître la beauté des grandes phrases, des grands genres, de registres très marqués, d’effets de contrastes ou de déferlement. Le minimal, le style pur, tranchant, net, ajusté, elliptique, nous déconcerte encore. Il s’accorde pourtant avec notre réalité et nos propres sentiments, une vérité qui ne peut plus se reconnaître dans les grandes anaphores (moi, président, moi, moi, moi), et les effets de manche.

Écrire après la psychanalyse

Il me semble (ou ai-je rêvé ?) que dans les années quatre-vingt, on se demandait comment l’écriture serait possible après l’analyse ; on se demandait si la psychanalyse n’assécherait pas la source de la littérature.

Or, je vois précisément, dans ce type d’écritures (celles de Christian Gailly, d’Annie Ernaux, de Christine Angot), le style d’après l’analyse et plus précisément d’après le romantisme, c’est-à-dire d’après la névrose. C’est un style qui laisse en plan la mélancolie, les sentiments, les regrets, les protestations, et même, dans ce texte si incisif, les commentaires, l’analyse. On sent que ça a été fait, qu’il y a eu le travail et qu’on n’en est plus là (ou qu’il se continue ailleurs) et qu’on peut essayer d’en parler autrement. La littérature n’est ni analyse, ni autoanalyse, au-delà des « confessions d’un enfant du siècle », elle cherche une forme nouvelle où s’inscrive du silence, de l’incompréhensible, du réel.

L’analyse n’a pas asséché la littérature (cf. Quignard !), elle redonne vie et fait courir les histoires, mais sur un autre ton. Le lamento laisse place à une forme plus dépouillée, après les flots de mots, d’aveux, de honte, après les cris, le mal-être, le suicide d’Emma, les sanglots de Charles Bovary, la difficulté de vivre. Il en reste un précipité, un dépôt (un peu sec, c’est vrai), un reliquat : les personnages disent très bien que la vie a été difficile, que ça a été difficile, qu’il y a des moments difficiles, etc. Que dire au-delà de cette pure et simple vérité à reconnaître ? C’est un « dépôt » et un legs que cette histoire, le reste de cette souffrance, qui n’est plus seulement une souffrance mais sa trace, un trésor à conserver collectivement puisqu’aussi bien, c’est collectivement que la violence a été perpétrée et que la souffrance s’est transmise. Le texte devient le recueil de cette trace plus que le déploiement d’un romanesque (et encore moins d’un discours).

Pourtant, la sécheresse est loin de caractériser un texte qui, malgré son apparente retenue, bouleverse. Certaines paroles, certaines situations, dans le rythme du récit, le moment où elles arrivent, saisissent le lecteur et suscitent une très grande émotion. On sent que tout le texte a été l’effort dont sont nées quelques-unes de ces phrases et que cependant, celles-ci n’épuisent pas la relation (dans les deux sens : relater, relier), et qu’il faudra encore y revenir, que peut-être, elles rendront possibles d’autres récits.

Le statut de l’explication

D’une certaine façon, pourtant, le texte trouve son aboutissement et sa clôture dans l’explication entre mère et fille, l’explication que la fille donne de son expérience, dans une sorte de grande tirade pleine de fureur et d’intelligence, qui totalise leur histoire. On peut penser que Christine Angot, l’auteur, s’accorde sur cette analyse, mais il n’est pas indifférent que celle-ci ne soit pas un passage de narration ou de commentaire d’auteur, mais un élément de dialogue qui en fait une parole, proférée, à un moment donné, par le personnage en situation. Pour ma part, je trouve cette explication convaincante, mais il me semble qu’elle ne recouvre pas comme elle pourrait y prétendre, la totalité de la vérité. Le texte, dans son ensemble, est beaucoup moins explicatif, laisse en blanc des parts de l’histoire, ne cherche pas, dans sa brièveté même, à tout dire et à tout comprendre. Précisément parce qu’il faut plus de « trois ans » et plus d’une phrase pour élaborer une vérité et que cette vérité tient également à ce qui jamais ne sera dit ou ne sera compris, restera hors de portée, cette phrase est pour moi une phrase du personnage (dont ma propre lecture s’est pleinement inspirée) et non le résumé de l’histoire dont le texte tout entier est une approche, avec ses silences, ses parts d’ombre, des significations demeurées en suspens. Je ferais l’hypothèse que si Christine Angot a fait un long travail d’analyse pour élaborer son histoire, le texte n’en est pas la synthèse mais bien un texte d’après l’analyse, un texte qui tient compte du fait que tout n’est pas révélé, que justement quelque chose demeure inexplicable, inaccessible, irrationnel, impossible à dire et/ou à partager, dans une histoire. C’est pourquoi le texte n’est ni la saga qu’on pourrait écrire en racontant son histoire sur plusieurs générations, ni un discours sur son histoire. Hormis ce passage où le personnage explique à sa mère sa version des faits — qui met en perspective et excuse la mère — le texte ne donne guère d’explications, ne fait pas de commentaires, laisse beaucoup d’éléments dans leur nudité énigmatique, comme si, précisément, le travail de l’analyse qui a été fait ailleurs, permettait de reconnaître les lacunes, l’irréductible, l’insaisissable, dans un langage neuf, allégé, et non de repeindre une fresque à grands frais, dans un grand récit du type de ceux du XIXème siècle où l’on prétendait connaître et dire tous les tenants et tous les aboutissants. Ici, le doute, le silence, les vides demeurent et c’est pourquoi, du reste, l’écrivain pourra reprendre encore et tenter à nouveau de trouver les mots capables d’atteindre à cette réalité. Dans ce sens, l’analyse permet de rouvrir l’atelier littéraire plutôt qu’elle ne le remplace.

Dans la modernité de cette écriture, je retiendrais justement cette capacité à laisser et à reprendre. La littérature canonique nous a habitués à une unité texte/ histoire qui fait que chaque roman, chaque récit correspondait à un événement raconté, une histoire unique qu’il épuisait. On reproche encore parfois, dans la presse, à un auteur de se citer, de se parodier, de reprendre un épisode déjà traité. À l’inverse, la littérature d’aujourd’hui nous montre qu’on peut reprendre la même histoire à l’infini, sous de nouveaux angles, en donner d’autres versions. Une histoire comme celle de Christine Angot est une matière qui peut engendrer de nombreux récits, selon des points de vue différents, en faisant des cadrages, des mouvements différents pour privilégier tel ou tel personnage, tel moment (là, une semaine de vacances, ici la longue durée de la relation avec la mère). L’autobiographie permet ainsi de reprendre, retravailler, par de nombreuses entrées, sa propre matière, puisqu’aussi bien, ce n’est pas l’ensemble des événements qui fait sens mais le langage qui les suscite comme texte et leur donne sens.

C’est également une conséquence de ce travail d’analyse qui ne libère pas de l’histoire, malgré l’immense travail qui a été fait autour de l’histoire, mais libère plutôt l’histoire comme ce qui continue à vivre et à faire vivre. C’est inépuisable, mais ce n’est pas seulement répétitif, obsessionnel ou plaintif, cela cherche et invente de nouvelles formes.

Le langage, les paroles ne cessent, en effet, d’advenir autour de cette histoire, touchant toujours quelque chose de nouveau, sans jamais atteindre de point ultime. Et l’on sait que ce n’est pas ou pas seulement la spécificité de l’événement —fût-ce un viol, un inceste — qui fait l’intérêt, la souffrance ou le sens, mais la complexité des situations, les silences, les détours, les relations, les mots à inventer pour en parler, pour le vivre et le transmettre, peut-être pour en arriver à une forme de silence qui ne serait pas un déni mais un apaisement.

Les faits divers dans leur grande singularité étonnent ou n’étonnent plus. Ce qui émeut, c’est d’atteindre un moment de vérité, de justesse, dans le jaillissement d’un mot qui peut être extrêmement simple, dans ce qu’une fille dit à sa mère, au milieu de tant d’épreuves, et qui s’avère tellement inattendu et en même temps parfaitement banal. Il a fallu beaucoup chercher pour que ces mots-là soient enfin dicibles et c’est à la fois un travail de vie et de littérature que Christine Angot, dans ce récit, a mené avec une grande intégrité.