Les amants de V*** Louise Lambrichs par Nathalie Georges Lambrichs

Dernier recours

 

Les Amants de V***[1] est un roman, un « petit roman » publié par un éditeur inclassable. Passera-t-il inaperçu, en quoi il serait fidèle à ses héros qui n’en sont pas ? L’auteure renoue ici avec les lecteurs qui n’ont pas boudé ses premiers romans, que les éditions de la rumeur libre ont republiés pour la plupart. Dans le long intervalle qui sépare ce dernier roman venu de la série des précédents, elle a donné à son éditeur une suite d’essais dans lesquels elle s’est vouée à éclairer la logique des conflits européens, empruntant à Freud son analyse des différentes négations pour faire usage du déni comme opérateur, déni ou démenti : soit la Verleugnung, ce « louche refus » qui ne concerne pas tant l’individu, fût-il un gouvernant ou un chef d’armée ou de diplomatie, ou le collectif, que le sujet de l’inconscient, toujours en question au-delà et en deçà des identifications dont il se vêt – tantôt se heurtant à des résistances abyssales, tantôt faisant naître chez ses lecteurs les plus concernés par le dernier conflit dans les Balkans la joie d’être respectés et considérés, sinon compris. Si bien que « tous », ou plutôt chaque un, aux prises avec les impasses de la civilisation, « parce que la maladie serait l’essence même du mental, et que cette maladie mentale est vouée à l’imaginaire foncièrement glissant, […] doit s’accrocher au symbolique, au signifiant pour fixer un ordre et une cohérence [quand le] réel, troisième catégorie de Lacan, est ce qui est invariable, opaque, se différenciant à la fois de l’imaginaire et du symbolique »[2]. Le « mental » apparaît ainsi comme la matière première pétrie de mots inertes que la parole ou l’écriture mettent en acte ou disposent.

Aujourd’hui, l’auteure fait une jonction entre ces modes de traitement de la « maladie humaine » spécifique, par les moyens de la fiction avec des personnages, d’une facture toute classique, avec un début et une fin, des dialogues et des rêveries solitaires, et une solide charpente portant sur trois générations dont une, la médiane, est quasi blanche, annihilée ou sacrifiée. La prose se prête à envelopper tous les commencements pour se dérouler autour d’un nœud de vérité où l’horreur et le poétique s’embrassent dans un silence assourdissant, et l’auteure nous livre ainsi une méditation sur la guerre, les corps et la chair, jusqu’à une conclusion ouverte, qui, soudain, débouche, béante, sur notre actualité.

Je devrais taire l’étonnement que le recours au roman me cause, toujours. Pour Marcel Cohen, il n’est plus de mise, après les tranchées de 14-18 où le « sans destin » des vies s’est trouvé découvert. Lacan n’en attendait plus rien, si ce n’est du côté de la science-fiction, qui serait désormais seule à faire preuve de sérieux. Parce qu’on n’en peut rien attendre qui ne distraie ou ne console, c’est-à-dire escamote ou évite l’impossible qui est un nom du réel ? Parce que force serait de constater que la meilleure littérature n’a jamais empêché le pire, comme Imre Kertész l’a martelé à l’envi ?

            Pourtant il me semble qu’ici l’objection tombe : il n’y a rien de cet ordre dans le nœud de l’action serré autour des personnages et les liant de cordes douces ou rugueuses, robustes ou prêtes à rompre, parce que V. est un nom de partout et nulle part, un nom de ville désormais fantôme, sorte de maison d’haleine ou de village de Pedro Paramo, hier dans les Balkans ne préjugeant pas d’un ailleurs, demain ni ne l’appelant, mais le sachant, sans fard : le triste V d’aucune victoire qui ne soit celle que le sujet obtient quand il ne l’attend plus, une fois ses illusions défaites et ses masques tombés, un V comme vide et vapeur de vent. La trame n’est donc pas tant d’aventure ou d’actions que de langue, petit véhicule qui s’insinue comme un rythme syncopé entre les passages des personnages et leurs silences.

Certes l’auteure a veillé à construire pour l’action qu’elle a installée dans son livre, à savoir une guerre, le décor d’une référence véridique, par elle si souvent et longtemps arpentée, parce qu’il n’en est pas qui soit jamais absolue, même si elle en a déjà beaucoup écrit. Comme on dirait d’une action judiciaire, elle fait ainsi un dernier recours, et celui-ci, qui est au roman et à la dimension subjective qu’il permet de déployer, apparaît comme en étant le leurre le plus authentique possible, destiné à attraper la carpe de la vérité qui prospère dans la vase du mensonge. Mais c’est aussi une allusion, une allusion à toutes les illusions qui se défont au fur et à mesure que l’action dévoile son moteur de répétition inexorable, non sans semer  derrière elle, par mégarde, désir ou distraction, des alluvions, peut-être.

Si c’est à Vukovar comme à Villefranche que le V. du titre s’attarde, la Villefranche où avec Mirko Grmek Louise L. Lambrichs est allée exhumer des archives relatives à un épisode sans cesse méconnu de la deuxième guerre mondiale – recherche qui les a conduits à compléter leurs trouvailles aux quatre coins de l’Europe où ces documents étaient dispersés, ce qui a donné à un événement local une portée européenne – nous camperons en lisière, au-delà, fût-ce en son cœur rasé. Un épisode. Je devrais dire un détail, si je suis le fil logique qu’elle a, depuis, filé et avec lequel elle revient aujourd’hui boucler de la manière la plus simple, la plus ordinaire même, le parcours qui l’a menée aux sources de la Grande Guerre, non sans s’être frottée au monde des silences de Peter Handke, avec fracas et pertes. Villefranche, 1943 : un épisode qui dérange la vulgate de l’histoire officielle qui voudrait que tous les Serbes eussent été comme un seul homme de grands résistants, face à tous les Croates-Oustachis collaborateurs, alors que ces archives maintenues sous le boisseau et qui restent, publiées, une sorte de Lettre volée, font état de la rébellion désespérée de soldats croates appelés à combattre aux côtés des nazis.

Les Balkans, au cœur de la France divisée entre Vichy et le reste du monde, donc, Sarajevo sans doute, mais aussi Vukovar, dont l’auteur a accompagné l’effacement de la carte, et qu’avec ce livre elle nous fait retrouver et perdre une seconde fois, en la ressuscitant dans l’œil d’un révolté-rescapé de Villefranche, soldat inconnu devenu peintre, réunissant en lui le fils père indifférent et grand-père. Un nœud, une intrigue tissée des bavardages enchaînés et fondus dans la matière verbale quand s’y marquent le sans retour de chaque heure, de chaque pas et la poussée ou l’appel de la dernière, rivalisent de pudeur pour tenir en respect l’obscène de toute guerre, de la guerre dont le déclenchement tonitruant nous situe, têtes d’épingles sur des cartes livrées aux états-majors et aux diplomates, chanceux ou guigneux, précaires et solitaires, requalifiés tous bientôt fondus déjà enchaînés en civils et parfois, en effet, pratiquant, dans la plus grande discrétion, la civilité.

Manquera-t-il son public, ce « petit roman » de guerre feutrée, domestique et mondiale, intergénérationnelle bien plus que fratricide ? Roman de guerre et non de gare du fait d’une écriture travaillée par un rythme qui n’épargne pas au lecteur des à-coups certes délicats, mais qui, loin d’être maladroits, sont là pour lui rappeler qu’il n’est pas venu au monde pour vivre étouffé entre deux publicités avides de lui assurer son confort.

Bien taire cela, l’enrober, le contourner, y ménager des perspectives en trompe l’œil, n’est-ce pas le faire voir et entendre, le plus discrètement et sûrement possible ?

 

Nathalie Georges-Lambrichs

 

 

 

Post-scriptum : Sœurs

À l’heure de tous les coming out, je me déclare sœur de l’auteure du roman dont j’ai fait la recension ci-dessus, d’autant plus qu’un code de déontologie éditoriale y objecte parfois. Sœur aînée, qui plus est, oui qui moins : l’’un ou l’autre, ni l’un ni l’autre. J’ai analysé longtemps ce lien issu du « complexe d’intrusion » si bien nommé par Lacan, l’ai corrélé à « l’Autre et l’Un » devenu « L’un tout seul » et « Les tout-seuls », intitulés successifs du dernier cours public de Jacques-Alain Miller prononcé en 2011 – non sans en passer et repasser par D’Un Autre à l’autre de Jacques Lacan.

J’ai longtemps préféré une secrète parenté (avec Carlos Fuentes) à une communauté inavouable (Bataille, Blanchot), même si aucune des deux ne peut venir à bout d’une rivalité sans merci (allons sans barguigner aux jumeaux mythiques). En savoir quelque chose est un gain que j’attribue à la psychanalyse, Lustgewinn, et je suis heureuse d’avoir pu, enfin, sans forçage, écrire quelques lignes au sujet d’un livre de ma cadette, et faire résonner en cette occasion les quelques autres dont je n’ai jamais parlé.

C’est qu’au-delà d’un accord de courte portée illusoire, je continue à chercher à dire ou faire entendre, aussi bien que possible, en quoi la littérature peut avoir un commerce digne avec la psychanalyse, et la psychanalyse une considération distinguée pour la littérature, non sans faire cas du dernier roman de Louise L. Lambrichs que j’ai pu lire deux fois, sans déplaisir et avec intérêt, épatée par la contingence si opportune de sa publication, alors qu’elle en avait commencé l’écriture en 1998 et y avait mis un point final juste avant le confinement.

NGL

 

 

[1]. Louise L. Lambrichs, Les Amants de V***, Lyon, 2022, éditions « La Rumeur libre ».

[2]. Jacques-Alain Miller, Conversation à la librairie Mollat, Bordeaux, Printemps 2022, à paraître dans La Cause du désir.