Gus Van Sant, Last Days

Last Days

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Réalisé par Gus Van Sant Avec Michael Pitt, Lukas Haas, Asia Argento Durée : 1h 37min. Année de production : 2004 Synopsis Blake, artiste replié sur lui-même, fléchit sous le poids de la célébrité, du succès et d'un sentiment d'isolement croissant. Réfugié dans une maison au milieu des bois, il tente d'échapper à sa vie, à son entourage et à ses obligations. Il regarde, écoute, et attend la délivrance.

Gus Van Sant, Last Days.

Dès les premières images, se sont imposées celles, en surimpression, du film de Fernand Deligny, Le Moindre geste, tourné entre 1962 et 1964, par Josée Manenti sous la direction de Fernand Deligny, monté par Jean-Pierre Daniel entre 1968 et 1970, un film rare dont le statut est un peu marginal, et que l'on a eu récemment l'occasion de voir à Bordeaux, dans le cadre d'un débat avec des psychiatres et psychanalystes1.

Ce personnage qui marche, déambule, trébuche, dans les traces incertaines de la forêt, qui grommelle des paroles inaudibles, des sons, s'enfuit, revient, erre, tourne, se déplace sans fin et sans but, c'est un jeune homme ; ici un chanteur de rock qui s'est échappé d'un centre de désintoxication, là, un jeune homme appelé Yves, évadé d'un lieu d'internement psychiatrique. La ressemblance est frappante, dans le son qu'ils produisent, cette espèce de marmonnement inintelligible, de bruit pour soi qui est à peine du langage mais qui s'échappe tout de même vers… La démarche, le poids des corps, lourds, gauches, opaques, malhabiles, est la même. Deligny décrit ainsi son personnage, celui qu'on nomme ailleurs « débile profond » et qu'il a filmé, dans son attitude ordinaire : « Yves ne disait rien, pris dans l'habitude qu'il avait prise de ne jamais adresser la parole à qui que ce soit, pataud, rougeaud, noir de crin, empoté, et ce mur de silence qu'il mettait entre “nous autres“ et lui, pourtant on ne peut plus humain et tout ce qu'il y a de plus vivant 2»… Le personnage de Gus Van Sant, Blake, le vaut bien, voûté, embarrassé dans sa démarche, empêtré par sa grande taille, massif, le visage caché par les cheveux tombants, jaunes, sur les yeux, édifiant le même « mur de silence » entre lui et les autres personnages du film, ses anciens amis, un représentant de commerce qui ne sait pas quoi penser, gêné, une femme qui veut le sauver et qu'il écoute sans réaction apparente, un interlocuteur au téléphone à qui il ne parle pas, le spectateur qui ne sait pas très bien où se mettre. Et cependant, quelque chose de vivant émane de ce corps, car même si le spectateur le sait voué à la mort prochaine, il ne supporterait sans doute pas deux heures d'agonie ou de calvaire, d'attente sans espoir. Or le film n'est pas un seulement un chemin de croix, même s'il en égrenne quelques symboles, plutôt un « morituri te salutant » ; il évacue le pathos pour suivre les dernières heures d'un personnage qui résiste. Certes, le film n'est pas facile à prendre et le regard du spectateur est bien embarrassé lui aussi. On se demande quel est le sens de tout cela, et à quoi bon…etc. et l'on peut être agacé par ce corps assez repoussant, cette indifférence à tous, y compris au spectateur. Pourtant, on reste sinon fasciné, du moins toujours intéressé, captivé par ce personnage et ses déambulations erratiques, par ce huis clos à ciel ouvert qui laisse entrevoir, paradoxalement, quelque chose d'une liberté. Sans doute, par contraste avec les atteintes plus ou moins dérisoires ou ignobles des autres, mais également par son propre mouvement, ce corps, ce personnage sont à la fois engoncés et libres, condamnés et sans limites. La gratuité de nombreux gestes : passer une combinaison de femme, sortir, entrer, s'asseoir sur un banc pour regarder une étendue d'eau, creuser avec une bêche, s'asseoir dans une cabane à outils, donne cette impression de liberté. Non que, peut-être, ces gestes n'aient leur signification psychologique ou dramatique, mais l'ellipse de leur fonctionnalité, la mise à nu du geste coupé de son contexte et de ses fins, leur donne une sorte d'ouverture polysémique, de détachement. La façon de composer/décomposer, de monter/démonter, du réalisateur, produit ainsi des instants suspendus, mis en relation sans logique causale, donnés à voir et non à comprendre, comme les sons sont donnés à entendre, sans synchronie narrative avec l'image, comme un contexte, à la fois décalé et pertinent. Ce sont ces bribes de monde qui expliqueraient peut-être quelque chose et qui sont, en tout cas, le contexte pertinent dans lequel vit ce personnage-musicien. Même lorsque Gus Van Sant revient sur une séquence et la recompose, ce n'est jamais pour expliquer davantage. Le geste n'est nullement réductible à l'idée « voyons les choses sous un autre angle », « reprenons d'une autre manière pour mieux comprendre » : certes on voit la scène d'un autre point de vue, avec un autre rythme, d'autres éléments y sont privilégiés (personnages, dialogues), mais cela ne complète pas la narration pour la rendre plus claire, il ne s'agit pas d'ajouter un morceau de puzzle pour saturer le sens. Le puzzle reste elliptique, incomplet, définitivement énigmatique, plus riche, plus grand, plus polychrome ou polyphonique d'une pièce, sans que l'image en soit plus logique. De la sorte, ces redoublements créent une surprise et un plaisir assez difficile à expliquer, comme si le simple fait de reprendre la séquence introduisait une dimension ludique, une nouvelle liberté, comme s'il s'agissait de prendre simplement plaisir à regarder, pour rien, pour une richesse supplémentaire mais inutile, pour la beauté du jeu. On éprouve l'espèce de jouissance qu'on a lorsqu'un film se rembobine et que les personnages marchent à reculons pour recommencer leur itinéraire. Mais chez Gus Van Sant, ce n'est jamais la même image, des nuances sont introduites, comme si le film pouvait consister en une unique séquence revue de nombreuses fois selon tous les angles, sans épuiser le sens, en le laissant fuir de partout au contraire. Il explique au sens que Deleuze donnait à ce terme, de « déplier » et non de rationaliser. Ainsi le montage de Gus Van Sant offre-t-il la même liberté que le filmage très échevelé de Josée Manenti. Dans les deux films des personnages en apparence condamnés, l'un par une mort annoncée, l'autre par un statut de relégation sociale, se meuvent dans une sorte d'extension maximale de leurs gestes et de leur corps.

Mais surtout, la caméra semble avoir la même position, dans les deux films. Empruntant une même démarche hésitante, instable, elle accompagne véritablement le personnage dans son errance, comme si elle ne savait pas plus que lui où elle va, vagabondant à ses côtés dans la même ouverture. Ainsi Jean-Pierre Daniel évoque-t-il en ces termes le filmage de Josée Manenti : « La caméra avait une grande stabilité mais en la poussant avec son corps, Jo pouvait suivre, monter et descendre comme elle voulait sans cesser d'avoir une visée horizontale. Elle pouvait bouger selon ce qu'elle cherchait : c'est presque le mouvement de Jo regardant Yves et ayant envie de bouger avec lui. » Josée Manenti en témoigne : « Je cherchais l'image avec les yeux. 3»

Le film de Gus Van Sant a la même disponibilité que les images de Josée Manenti ; on y fait maints détours, on avance, on recule, on épouse un point de vue subjectif, et si ce n'est celui du personnage, il est en du moins très près ; le regard du cinéaste oscille, cherche, ne sait pas trop où aller, que saisir ou interroger. Les déambulations de Blake, comme celles d'Yves sont parfois intentionnelles (fuite, décision, recherche précise) parfois aléatoires, désordonnées, suspendues. Et la caméra n'a pas, dans l'un comme l'autre cas, de longueur d'avance, de conscience supérieure. Que cela ait été dans l'intention de Deligny, on n'en doute pas, que cela soit dans la poétique de Gus Van Sant c'est évident, depuis Elephant, et c'est rare dans un cinéma de fiction et ouvert à de larges publics, puisque, à l'instar de Le Moindre geste en 1971, Last Days est projeté à Cannes cette année !

Le rapprochement s'étant imposé, que donne-t-il à penser?

Le film de Deligny n'est déjà pas facile à penser, ni même à suivre, dans sa démarche et dans son mouvement filmique. Il fait osciller le spectateur entre des sentiments divers : étrangeté, sympathie, agacement, empathie, inquiétude, intérêt et ennui. On se demande quel est le but d'un tel film, on sent bien qu'il est un poème, mais il est essentiellement vu par un public spécialisé : des psychologues qui s'en servent comme prétexte à débats, sur les autistes, sur Deligny. On ne sait pas s'il faut juger de la méthode Deligny ou de la beauté du film, et si celle-ci n'est pas totalement reversible à celle-là ; on ne sait si l'autiste est l'artiste ou l'artiste l'autiste, et c'est cette confusion qui donne toute sa beauté énigmatique à une telle œuvre qui laisse percevoir la créativité d'un jeune « débile » et dit également comment c'est en se laissant aller à son propre penchant autiste, son caractère irrémédiablement asocial, inadapté et résistant que le « soignant » a pu le rejoindre et inventer quelque chose à vivre ensemble.

Ce rapprochement m'a mise dans la situation de regarder le Blake de Gus Van Sant comme le « gosse » de Deligny. Est-ce à dire que le chanteur de rock peut être rabattu sur le débile, sur l'autiste, le psychotique ? C'est un risque. En même temps c'est une chance pour le spectateur et pour les psychanlystes que le psychotique ait quelque chose de commun avec le chanteur de rock, la pop star abîmée dans sa solitude, le drogué abandonné entre manque et reprise, le créateur encore romantique pris entre crise de décompensation et inspiration, entre angoisses et sublime, avec l'artiste et avec toute solitude humaine. En quelque sorte, cela sort le psychotique de son ghetto, cela le rend plus proche, sinon plus compréhensible. N'a-t-il pas eu des fans ? N'est-il pas encore presque beau, comme au temps de la gloire et du Nirvana? Il a une histoire. Il suffirait de presque rien pour qu'il se redresse, peut-être, et que cette histoire continue. Mais là n'est pas l'essentiel et la psychologie n'est pas ce qui intéresse Gus Van Sant, ni de loin ni de près, pas plus que Deligny, sans doute. Le fait que les personnages n'aient pas d'avenir et que le spectateur n'ait pas à attendre de rebondissement, de salut , leur est commun. Ce qui rapproche les deux films est qu'ils suspendent un moment hors du sens, pour y chercher l'humain là où il se cache à nos idées toutes faites (de séries préenchaînées syntaxiquement). C'est peut-être le « nirvâna » d'un groupe rock en pleine gloire, comme l'internement d'un asile bien ordonné, ou les échanges sociaux ordinaires qui ne sont pas humains. Le film commence quand ça s'est arrêté de fonctionner et que l'on peut enfin se ballader.

Ce qui est beau, c'est de partager ces derniers moments, en errant avec le personnage. Chez Deligny, il y a plus de joie, dans la lumière, la rencontre avec la nature, le bondissement, la marche et l'énergie, comme une puissance. La détresse qu'on peut ressentir lorsque Yves ne réussit pas à nouer une corde, s'y reprenant sans cesse sans aucun résultat, le malaise devant son étrangeté irréductible, la peur parfois quand on imagine des actes imprévisibles, la surprise à l'entendre soudain crier, sont contrebalancés par une sorte de liberté, d'ouverture de l'espace et du temps, de bonheur de l'instant. Le Blake de Gus Van Sant est plus désespérant. On sait que nul horizon ne peut se dessiner, ce sont ses « derniers jours », la forêt autour de lui est un nœud, un enchevêtrement, un cercle qui ne semble pas aller quelque part et d'où il revient toujours à la petite cabane. Son corps est plus encore empêtré que celui du psychotique, sa fermeture aux autres encore plus absolue. Quelques rares éclairs jaillissent tout de même, lorsqu'il écoute le vendeur de pages jaunes, lorsqu'il échappe aux représentants d'une secte, lorsqu'il glisse hors des conversations, des mailles d'un filet social dont on ressent la viscosité, l'absurde. Les petits bouts de phrases, les formules qui sortent de Blake semblent, en contre-point avec les sons décalés qui l'entourent faire raisonner les bruits stéréotypés, les phrases toutes faites du délire verbal quotidien. Ces sons éclatent, se heurtent sans se composer, en état de diffraction ou de latence, comme s'ils étaient détachés de leur sens, flottant dans le vide des innombrables discours convenus. C'est sans doute cette sensibilité au son rendu par les mots vides qui a fait de Blake un musicien, c'est aussi ce qui le rend imperméable aux discours qui se délitent à son contact. Comme Yves, il crie soudain, faisant hurler sa guitare, dans l'éclat d'une musique qu'on est tout prêt à trouver sublime, tout en devinant qu'elle n'est au fond que ce hurlement de bête, tout comme les délires extraordinaires d'Yves dans le film de Deligny : « Chez Yves, témoigne Josée Manenti, la parole ne s'adresse à personne ; elle semble insensée mais elle suit son cours : il parle “en musique“, souvent en évoquant des gens dont il reprend la parole. Il est envahi d'un discours intérieur toujours lié aux événements de la vie courante, de la télévision, du cinéma, des journaux. Mais c'est une parole qui s'en va “à la cantonade“, ne sert pas à échanger. […] Deligny voulait aller plus loin dans cette parole. Affronter la vacuité des mots—il trouvait qu'il y avait toujours trop de mots. Il disait souvent : sur les enfants on laisse tomber des masses de mots, c'est comme les feuilles mortes, finalement elles restent à terre et ça ne sert à rien.4 »

Le film de Gus Van Sant a le même rapport avec le langage et les mots. Mots qui font son, musique, mots vides, mots qui ne servent à rien, discours délirant de ceux qui se croient raisonnables, possibilité que quelque chose d'autre que les mots fasse langage et humanise : les lignes d'erre chez Deligny, et sans doute circulations, gestes, grommellements, musique chez Gus Van Sant. L'image de Blake jouant de la musique donne pourtant à voir un ours dans un cadre qui fait cage, s'agitant, se balançant derrière les barreaux, à la limite de l'humain. La caméra, au grand dam du spectateur s'immobilise, un peu loin, et recule très lentement. Prenant le désir voyeur et/ou empathique à rebours, elle s'impose cette ascèse : on ne peut en savoir davantage, on ne peut que reculer, se tenir à distance, il faut s'effacer devant ce qu'on ne peut comprendre, partager. Ce mouvement qui contrarie le spectateur et impose une distance respectueuse est très beau. Il ne s'agit plus de faire intrusion (comme les paparazzi), dans un univers, une psychologie, un mythe, une image ou l'histoire d'un homme célèbre, mais d'assumer la distance du secret, de l'indicible, de l'altérité. L'écorce des arbres et la pierre des murs imposent leur matière comme l'autre réel à contempler, à reconnaître, sans espoir de communion. Est-ce à dire que l'autre est inhumain ou que nous ne pouvons ni le toucher ni être touché ? Il ne faudrait certes pas l'encombrer comme les intrus du film qui tournent autour de sa cage. Il faut rester, dans un écart et regarder, dans ce qu'on appelle une « distance respectueuse ». Blake meurt en emportant son secret, un secret assez simple somme toute qui est celui de la souffrance humaine, irréductible au récit qu'en pourraient faire les biographes, de même que la folie et la violence de Columbine sont à jamais irréductibles aux tentatives de rationalisations, de même que souffrances et joies de l'autiste sont en grande partie inaccessibles à ceux qui les accompagnent.

Évidemment, les deux films portent l'ambiguïté de leur projet respectif. Deligny ne voulait pas faire un film pour les psychologues-psychanalystes, il voulait faire un vrai film et le montrer. Yves est l'acteur de ce film qui n'est pas un témoignage mais également une création poétique audacieuse dont le rythme, le mystère, sont redevables à l'étrangeté de l'acteur qui en est le créateur tout autant que Deligny et Manenti.

Gus Van Sant, quant à lui, fait un film de fiction sur un personnage qui a réellement vécu, un chanteur de rock auquel le film est dédié et dont on aurait pu souhaiter qu'il rencontre, dans son extrême solitude, quelqu'un comme Deligny. Sans doute la musique lui permit-elle à certains moments de faire un peu de chemin, selon la formule de Deligny : « mais tout de même, il est des nôtres. Il lui arrive de travailler et il le fait comme un cheval. Dire qu'il est des nôtres, il ne faudrait pas s'y tromper. Il s'en tire […]5 » Ce que font sentir ces films c'est peut-être cet écart à reconnaître, entre un « il est des nôtres », et un « il ne faudrait pas s'y tromper ». Il y a de l'humain dans ce naufrage de Blake mais en même temps quelque chose d'intouchable dans le personnage qui peut fasciner, étonner, attendrir, mais surtout inquiéter, car il se tient là, dans cette distance où il nous demeure si opaque. Le film de Gus Van Sant a peut-être le mérite de rendre plus accessible un regard rare et précieux sur l'autre que le film de Deligny inventait de façon exemplaire. Le fait que ce film soit proposé au grand public et que Gus Van Sant soit porté par la critique est-il le signe que nous sommes prêts, aujourd'hui, à regarder l'altérité dans son opacité avec intérêt, respect, sans les facilités de l'identification ou de l'attendrissement, sans interprétation psychologique ou littéraire?

Le film de Gus Van Sant repose également, à sa façon, la question posée par Fernand Deligny au cinéma, selon le témoignage de Josée Manenti : « Pour lui le cinéma est autiste, comme toutes les images : “l'image ne se voit pas, l'image ne parle pas, l'image est autiste“. Évoquant ensuite les recherches de Deligny sur le langage et sur les « erres », sur tout ce qui, tout en étant image, pourrait faire langage, Josée Manenti raconte : « Un jour d'exploration et de recherche, nous sommes arrivés au bout du passage étroit d'une rivière, dans un village qui s'appelle L'Estréchure, ce qui veut dire “le passage étroit“. Dans la falaise, il y a toujours un endroit par où peuvent passer les animaux, les plantes, l'eau. Et pour lui, c'était une métaphore parfaite. L'humain est là : là où malgré tout ça passe. L'autiste est hors du langage, et pourtant quelque chose passe, par l'estréchure… Parce que, comme il l'écrit dans Les Enfants et le silence, l'autiste est “une échancrure vers le tout naturel“ 6.

Cela donne beaucoup à penser : pourquoi l'humain passerait-il justement par là où passent l'animal, l'eau, les plantes, hors langage spécifiquement humain ? Ou bien faut-il introduire dans l'analogie, la distance que suppose un « comme », et restituer la part d'interprétation, de remise en langage de signes (erres, traces, gestes) qui sans cela ne disent rien ? Ce qui revient à se demander comment on peut sortir de l'autisme (de l'autre ou de soi-même, du cinéma ou de la vie). À moins d'entrer dans une pensée plus ou moins mystique du grand tout… Mais on ne voit pas bien ce qui humaniserait la nature, sans personne pour la contempler et la lire.

Le film de Gus Van Sant est certainement autiste. Sa beauté et son mystère résident en ce qu'il propose des images autistes d'un autiste. Le cinéaste a choisi le moment où la musique ne permet plus de survivre et où tout langage se défait, ne laissant plus au personnage qu'une « estréchure » encore plus mince entre l'eau et la forêt, l'entrebaillement d'une porte de cabane, l'ultime balle tirée d'une carabine. L'ombre fuit hors du corps par cette faille et se libère.

Le suicide est-il une manière pour l'humain de « passer » ?

Dominique Chancé, 19 mai 2005.


  • 1.

    Le Moindre geste, de Fernand Deligny et Josée Manenti, réalisé par Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel, 1971, est ressorti sur les écrans en 2004.

  • 2.

    Fernand Deligny, Jeune Cinéma n°55, mai 1971, repris dans une plaquette éditée à l'occasion de la sortie du film en 2004, Jean-Bernard Emery, Shellac.

  • 3.

    L'Estréchure, Entretien avec Josée Manenti et Jean-Pierre Daniel, propos recueillis par Cyril Béghin, à Paris, septembre 2004, plaquette de présentation, Le Moindre geste, éditée en 2004 par Jean-Bernard Emery, distribution Shellac, p. 20.

  • 4.

    Josée Manenti, L'Estréchure, art. cit., p. 12.

  • 5.

    Ibid, p. 4.

  • 6.

    L'Estréchure, entretien cité, p. 23.