Aurélien Tchemesson, Sun Ra, un noir dans le cosmos, Paris, L'harmattan, 2005

Aurélien Tchiemesson, Sun Ra, un noir dans le cosmos, Paris, L'harmattan, 2005

Voué et dévoué à la stature du musicien de « jazz » Sun Ra, le livre d'Aurélien Tchiemessom, musicien à son tour, tente de préciser les contextes politiques, sociaux et économiques contemporains de l'œuvre de ce musicien. Avec, de plus, l'ambition de comprendre la démarche de l'artiste en la replaçant dans un tel cadre. Si j'apprécie que le jazz soit davantage l'objet de recherches sociologiques et anthropologiques que psychologiques ou psychopathologiques, je tenterai d'expliquer en quelques lignes en quoi le projet de l'auteur ne peut mener qu'à une semi-réussite, ce qui est déjà pas si mal, me direz-vous.

En effet, la figure de Sun Ra peut fasciner, inquiéter ou, peut-être et pire encore, amuser. Ce pianiste estimable, qui fut tout comme Monk marqué par les pianistes de l'école « stride » de New York (James P. Johnson, Eubie Blake,Fats Waller, Donald Lambert et quelques autres), fit ses classes chez le père incontesté de tous les grands orchestres de jazz, Fletcher Hamilton Henderson. Sun Ra fut le plus célèbre des leaders de grands orchestres à l'époque du free-jazz, quoique nous ne devrions pas méconnaître plus avant les efforts entrepris diversement par Alan Silva, Horace Tapscott ou Chris Mc GreGor pour mettre en place et faire vivre des phalanges d'importance au sien d'un tel mouvement esthétique. Pionnier de l'utilisation des synthétiseurs et d'autres instruments électriques, Sun Ra (de son vrai nom Sonny Blount) ne peut se laisser dépeindre uniquement comme chef d'orchestre. Son ensemble l'Arkestra, formé à partir puis autour d'un noyau de musiciens d'une remarquable fidélité, P. Patrick et J. Gilmore surtout – fidélité qui n'a de comparable que celle de H. Carney ou J. Hodges à E.K. « Duke » Ellington ou encore celle de F. Green à W. « Count » Basie, était tout autant un orchestre, qu'une communauté d'esprits vivant souvent sous le même toit et qu'un laboratoire métaphysique et cosmogonique. En effet, Sun Ra, tout à fait allumé, professait une doctrine qu'il mettait en scène avec superbe à chacune de ses prestations – ou presque. Il prétendait venir de la planète Saturne, ne pas appartenir à l'humanité, réunir autour de lui des forces de l'outre-espace, censées apporter bonheur, équilibre et paix aux humains. Je me souviens de Sun Ra ouvrant ses concerts. Ce fut à chaque fois une apparition saisissante. Il en fut ainsi d'un concert parisien au Palace ou après avoir fait défiler devant les spectateurs éblouis ou déjà décontenancés, une chanteuse gospelisante dans les suraigus, et une gamine qui crachait du feu, Sun Ra apparu au milieu d'un écran de fumée d'un mauve criard, vêtu d'une cape vert pomme, un turban blanc orné d'un gros saphir rouge mangeant la partie supérieur de son visage. Devant un tel kitch, on ne savait plus si l'on avait pris place dans un train fantôme, si nous étions transportés au cabinet des Merveilles du Musée Grévin, ou si nous étions encore dans une salle de concert. Vient ensuite la profération par la voix grave du maestro : « Some people call me Mister Ra, some others Mystery, just call me Mister Mistery Mister Ra ». Rafales de percussion ; puis, soudé à son ténor saxophone, John Gilmore, vieux baobab de la forêt Sun Ra, joua de longues minutes, a capela. Et tous les sons du jazz, toute son histoire aussi, étaient dans son phrasé. Nous étions embarqué dans le vaisseau du Sun Ra pour un voyage de près de trois heures.

Sun Ra délirant ? L'auteur du livre est formel à refuser la thèse d'un Sonny Blount atteint mentalement. De nos jours où fleurissent comme de médiocres pointes jalouses, des essais à propos de la psychopathologie de tel ou tel créateur, on se réjouirait d'un tel parti pris. Disons que la question de la supposée folie de Sun Ra n'a pas grand sens, s'il était délirant étaient alors géniales la thématique de ses délires et la façon dont l'artiste les soignait en en faisant le soubassement d'un corps de doctrine esthétique. De nos jours, la question reste de situer en quoi son œuvre nous concerne –et cela le livre le formule bien.

Car au final, il dort et se réveille convulsivement dans la mythologie de Sun Ra, des restes épars de Space Opera ainsi que des grands thèmes cosmiques qu'on retrouve parfois mais esquissés et fugaces chez d'autres musiciens de jazz et non des moindres. Invocation de l'Egypte ancienne chez Farrel Sanders autoproclamé « Pharaoah », ce fidèle compagnon d'un Coltrane lui-même auteur d'une longue méditation sur la résonance du mantra « Om » (disque Om, chez Impulse, de toute beauté). Quant à l'évocation des magies diverses courant dans les œuvres de jazz, il serait exténuant de les énumérer, que l'on songe au formidable (au sens strict du terme, qui inspire effroi et ravissement ) Magic of Ju-Ju de Archie Shepp.

Avec une belle logique d'analyse, Aurélien Tchiemessom, explique que les mouvements de politisation des noirs américains se sont souvent accompagnés de syncrétisme mystique et messianiques. Par quoi la musique de jazz replonge dans ses nuits et ses sèves, antérieures à l'occidentalisation et à l'évangélisation. Lisant ce livre généreux, touffu, brouillon parfois, me revenait en mémoire l'existence de la Saint John Coltrane African Orthodox Church de San Francisco, branche américaine de l'Eglise Catholique orientale : "tous les dimanches, on y célèbre un service dédié à sa mémoire et une foule en transe y chante A Love Supreme." Ce rite est même décrit par certains comme "la passion selon Saint John".

Ce livre situe bien le rapport de nombreux musiciens de jazz free et post-free à une religiosité chamanique de l'abord de la musique, musique dont le grand A. Ayler disait et jouait et chantait qu'elle était « The healing force of the universe ». Beaucoup de musiciens inscrivaient leur projet esthétique dans une démarche sociale (H. Tapscott encore lui avec son méconnu Panafrican Arkestra) dans une militance (Attica Blues de Shepp, mais déjà, en 1960 We insist, Freedom Now Suite de M. Roach avec C. Hawkins) ou lui assignaient une mission de pacification universelle.

Sun Ra, un noir dans le cosmos a pour autre qualité d'offrir une lecture documentée et sensible des principaux moments de la lutte des noirs pour les droits civiques et du sort réservé aux créateurs noirs aux U.S.A. Aurélien Tchiemessom nous offre là un beau travail d'historien.

Mais sans doute confond-il de façon abusive et maladroite les effets de la ségrégation qui a pesé lourd sur la vie et la carrière de tous les grands musiciens de jazz, et l'accueil réservé par le public à quelques musiciens blancs qui n'étaient pas tous, loin s'en faut, des représentants bien pensants de la middle-class américaine et de ses préjugés les plus cyniques. Le blues est, disait John Lee Hooker, un arbre qui a ses racines en Afrique et dont les branches s'étagent et s'étendent sur les continents. Le jazz aussi. Et cette musique, dès sa naissance, a attiré à elle des jeunes gens en rupture, marqués par une immigration difficile déjà. Les deuxièmes ou troisièmes générations de l'immigration italienne donnèrent un S. Massaro (le guitariste E. Lang qui enregistra avec le maître de L. Armstrong, King Oliver et avec l' « Impératrice du Blues » : B. Smith), un J. Venuti, un A. Rollini ou un F. Signorelli, allemande un L. Bismark. Beiderbecke, surnommé Bix, et la communauté juive ne fut pas en reste de « jazzmen » avec notamment B. Goodman, mais aussi l'excellent trompette Z. Elman, parangon du trompettiste de l'ère « swing » et qui fit retentir à plus d'une reprise dans ses compositions et ses solos des échos de la musique Klezmer. Quant à s'indigner, en 2005, que le premier 78 tours où figure le mot « jazz » ait été gravé, le 26 février 1917, par les bons professionnels de l'Original Dixieland Jazz Band, c'est faire preuve d'ignorance. Contacté un an auparavant, le trompettiste F. Keppard ne voulut point enregistrer avec son groupe de musiciens tous noirs de peau, de peur qu'on lui vole ses idées, son doigté, ses procédés, bref, son âme. C'est oublier que les premiers rouleaux de piano mécanique (qu'on écoutait chez son barbier) gravés par un pianiste de jazz noir le furent en 1917 (il s'agit des rouleaux QRS gravés par James P. Johnson). C'est aussi faire l'impasse sur les enregistrements des fanfares et des orchestres de ragtime, tout du long des dix premières années du vingtième siècle (A. Pryor, J. Europe) Avant les premiers vrais monuments du jazz enregistrés, la trentaine de faces confiées en 1923 à la cire par King Oliver, L. Armstrong,, J. Dodds, et quelques autres réunis dans le Créole Jazz Band, des musiciens noirs et blancs avaient connu les honneurs des studios, dont K. Ory, F. Christian, A. Baquet, les orchestres de Husk O' Hare, etc. En revanche, ce qui est vrai est que rares furent les ensembles mixtes où musiciens noirs et blancs se côtoyèrent ne serait-ce que pour une séance d'enregistrement, on se souvient ici, avec émotion et reconnaissance de la rencontre Armstrong et Teagarden dans Knockin' a Jug (1929), avant leur retrouvailles près de vingt ans après, et du duo, mis en place par H. Carmichael 1, de Bix Beiderbecke avec le musicien fétiche de l'orchestre de D. Ellington à la fin des années 20 : le trompettiste B. Miley (1930). On doit à l'enthousiasme, le courage et la générosité de B. Goodman d'avoir porté un rude coup à cette ségrégation en faisant jouer blancs et noirs (dont L. Hampton et T. Wilson) sur la scène du Carnegie Hall, en 1938.

En dépit de certaines approximations (dire que les critiques de jazz n'appréciaient pas le be-bop est une vérité partiale et partielle, à moins de dénier à B. Vian, L. Malson, N. Hentoff et C. Delaunay leur rôle dans la critique de jazz), ce livre marque une date. Il réussit à interroger une œuvre en fonction d'un contexte, donc, et, dans ce mouvement, il apporte un éclairage à la compréhension des idéologies esthétiques et politiques des noirs américains engagés. On ne peut toutefois pas attendre davantage de cet essai enthousiaste, en effet, une fois le livre refermé, nous ne sommes guère plus instruit sur la musique de Sun Ra, l'abord musicologique étant totalement absent.

Mais on se surprend à ressortir ses vinyles et CD, et, pour votre serviteur, à conclure cette note en écoutant le formidable The Sun RA meets Salah Ragab in Egypt. Au Caire, en 1984, le vieux voyageur de Saturne, féru d'égyptologie rencontrait le grand percussionniste égyptien pour une musique où les rythmes antiques, les cosmogonies de circonstance et les frégates des espaces sonores pénètrent, meuvent et diffractent les enveloppes sonores de nos rêves. J'en reste là , sur cette invitation à la dansé.

Olivier Douville.

  • 1.

    Oui, ami lecteur tu as bien lu ils ‘agit bien du pianiste qui joue son propre rôle dans le Port de l'Angoisse (To have or have not) de H. Hawks avec Bogart et Bacall.