Les Jazz de l'été

Olivier Douville

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Les Jazz de l’été

Cette année, promis, je ne referai mon petit commentaire de l’an passé sur le côté toujours opportuniste d’un festival, quel qu’il soit. Saluons plutôt les délices de l’été, cette joyeuse pause qui nous rend toujours plus musiciens que nous le sommes lors des saisons laborieuses.

En été, le jazz divague, vogue et s’étend dans toutes les directions de l’hexagone. Bref, c’est la saison. Mais cette année 2007, le jazz sera sans doute pris d’une grande imprégnation de mémoire. Une réminiscence souveraine infléchira, je l’espère, les facéties et les facilités des improvisations convenues vers des actes de présence de musiciens autrement nécessaires. C’est que Coltrane a quitté son éphémère existence terrestre il y a maintenant 40 ans. Et l’on dirait que rien n’a trop bougé depuis. Que le message de Coltrane, -nous n’en sommes peut-être pas encore à l’héritage- est là comme la grande nuit bleue du jazz que nous hantons à mesure de nos souffles, de nos impatiences et de nos libertés. De nos exigences aussi.

Coltrane, qui a fait ses classes avec Gillespie et Hodges - imaginons un peu Echenoz causant avec Théophile de Viau- fait tout Un avec sa musique. Inaltérable. Il a travaillé des années et des années pour parvenir à l’approche harmonique et au son qui étaient les siens ; il est le musicien le plus inquiet et le plus fécond qui soit. Pour lui, bouleverser le système harmonique était comme repousser les murs d’une cage ou les parois d’une impasse. Et si beaucoup rient, jubilent et œuvrent dans les contraintes séduisantes de l’harmonie, Coltrane voulait aller plus loin. Sauver la musique contre ce qui l’institue de trop. Seul ? oui il le fut comme tout voyageur qui largue les amarres. Mais isolé, sans doute pas. Coltrane (ou Trane comme le surnommaient les musiciens qui l’aimaient bien et les amateurs de jazz, qui, souvent, l’aimèrent mal) est contemporain d’une époque où les canevas harmonique, y compris ceux développés par le be-bop, sont remis sur le métier. G. Russel, C. Mingus y travaillaient. En France il y eut le dernier Django (celui mésestimé des nuits de Saint Germain, auteur et interprète de morceaux comme Flèche d’or), Jeff Gilson et Martial Solal.

La puissance de travail de Trane était telle qu’il pouvait exposer sur le même disque trois ou quatre axes (ou modes) harmoniques qu’il explorait avec méthode et profondeur. Le plus étonnant, le cliché parlera ici de « miracle jazz », est que cette grande démarche de traverse et d’exploration que rehausse une fronde intense et délibérée, ne voue pas Coltrane a être sans échos et sans amis. Et son fameux quartet avec Elvin Jones à la batterie (puis Rashied Ali, de temps à autre Roy Haynes), Jimmy Garrison à la contrebasse et Mac Coy Tyner au piano est bel et bien un des plus convaincants exemples d’une osmose musicale où chacun se lance à corps perdu dans le projet de son risque et de sa liberté et où tous se rejoignent. Il y eut de tels moments dans la musique dite jazz, des dates : les deux cornets de King Oliver et de Louis Armstrong, les voix de la trompette de Bubber Miley et de l’acide et bluesy chanteuse Monette Moore, la section rythmique du premier grand orchestre de Basie, ou encore le trio d’Ahmad Jamal qui impressionna tant Miles Davis. De tels moments il y en eut peu. Et ce quartet reste le moteur implicite, aristotélicien, de ce que tout musicien de jazz veut retrouver de nos jours quand il joue sa peau, c’est-à-dire son propre son, en compagnie d’autres dévoreurs de vertige et de nappes sonores. Goût ou fatalité d’un lâcher prise. Voilà ce qui respire. Et ce « respir qu’anticipe le funambule Gonsalvès avec Duke Ellington (festival de Newport, 1958) ne nous laisse pas indemnes.

Passages du tonal au modal (soit les degrés « faibles » de la gamme : les degrés 2, 3, 6 et 7), passage du modal à la recherche si platonicienne et si messianique d’un chant cosmique et interstellaire où tout n’était qu’affaire de son. À la fin de sa vie, Trane qui avait choisi le soprano pour rencontrer d’autres difficultés que celles, trop vite surmontées que lui opposait un saxophone ténor, avait complètement mis de côté le soprano pour revenir à ce souffle de grande verticalité que permet le ténor1.

40 ans déjà ! La perte de celui qui avait déjà disparu dans sa musique et dont la musique disparaissait dans le chromatisme et le souffle. Comment le jazz aurait-il pu s’en remettre ? Seule question qui vaille encore et si précisément prise au sérieux par Albert Ayler, Charles Tyler, Andrew Cyrille, Archie Shepp, Cecil Taylor, Charles Gayle, Daunik Lazro et Dvid S. Ware ; et si soigneusement évitée, gommée par les joliesses inutilement raffinées d’un Surman ou d’un Garbarek (mais si, si très joli tout, ça très ambiance, très world, !

Mais voilà qu’aujourd’hui, un voyageur, un enfant ou un fou, traverse la France. En plein été. Il va là où il entend la nuit de la musique bouger. On le rencontrera donc dans quelques festivals dits « de jazz ». Il sait que la présence de Trane féconde encore la planète jazz, et que la pauvre, elle n’a pas le choix, il lui revient d’être à la hauteur. Il a dans son dos un phonographe ancien, à manivelle, grinçant de rouille, parfois il écoute Bessie Smith, Lucky Thompson ou Jelly Roll Morton, à d’autres moments il colle son oreille sur un magnéto où défile en boucle un échange entre Dolphy et Coltrane enregistré en 1962, et, dans l’abîme du monde extérieur, il cherche quelques échos.

Le Sancerre est un vin exquis, de belle teinte. Le festival qui s’étend du 20 au 28 juillet dans la cité éponyme sera, à sa façon, un cru de belle et bonne fabrique. Mac Coy Tyner s’y produira. C’est donc là qu’il faut aller entendre ce qui nous reste de Coltrane dans un jeu plein et syncopé, lyrique. De là, à moins qu’une dilection particulière fasse de vous un habitué des manoucheries jazzy que seul Django transcenda impatiemment, il faut prendre la route. Je vois notre voyageur aller vers Marciac, belle capitale du jazz estival où il fait bon vivre une passion dédramatisée pour ces musiques. Deux compères, habitués des tissages brillants et sophistiqués, du beau son et aussi aventuriers à peine repentis et gentlemen irréprochables, attendent les oreilles averties. Gary Bruton, au vibraphone répondra au piano de Chick Corrée. Ces deux-là ont tant expérimenté qu’ils peuvent se reposer un peu, ou on dira autrement : ils ont tant expérimenté que de vives et belles surprises restent possibles, autant aller s’en rendre compte. Comme on ne quitte pas Marciac comme cela, en coup de vent, que l’ambiance pousse à s’y installer un peu, l’on ne se montrera pas autrement surpris d’y voir notre voyageur y prendre ses marques et, presque, ses aises. L’enfant jazz 2 dort un peu, boit pas mal, danse aussi le lendemain, le 1° jour du mois d’août avec le piano de Brad Medhlau qui accompagne la guitare de Pat Metheny ; il flâne, évite sans trop savoir pourquoi Winton Marsalis mais n’oublie pas de retrouver avec Sweet Honey in the Rock (les deux le 2) les échos de Harlem, du soul, et riant il se souvient que Coltrane a gravé quelques uns de ses premiers disques avec un des princes du Rhythm and Blues, le saxophoniste Earl Bostic 3. Le lendemain il serait bien resté tranquille avec ses rêves et ce n’est pas la très fade et très consensuelle Madeleine Peyroux qui l’aurait incité à retourner sur les gradins. Seulement, voilà, Après cette gentillette première partie (à moins que miracle ne se produise) nul ne pourrait bouder Dianne Reeves. Cette chanteuse fut formée par le coach de Marylin Monroe, Phil More. Et elle, elle chante à merveille. Swing, diction, sens du phrasé, à l’aise dans presque tous les répertoires et à chaque fois vivant les paroles avec une intensité poignante.

Quittons Marciac. Une escapade à Montauban, dans le Tarn et Garonne, permet d’entendre sur une dizaine de jours des musiques de traverse et de qualité, rock’n blues, cuban spirit, et surtout les vibrations gospellisantes de la London Community Gospel Choir. Festival discret, presque confidentiel, votre humble serviteur s’est un peu décarcassé pour en trouver le programme ; et très fréquentable 4. Les mannes coltraniennes s’y sentiront en plein droit de séjour, ce qui rassure un peu, on se souvient de cette soif exploratrice jamais étanchée qui postait Coltrane, et avec lui, mais un cran au dessous, Pharaoah Sanders, à l’affût des musiques orientales.

Rien ne s’oppose à ce que le voyageur, l’amateur, bref vous, mes amis, vous, rien ne s’oppose donc à ce que vous vous décaniculisiez avec la fraîcheur océane. Cap sur le Morbihan. Car cela festivalise là-bas aussi et pas uniquement pour du local, de la blanche hermine et du biniou (pardonnez-moi mais on s’en lasse). C’est à Malguenac que le radical, le toujours free et jazz, Monsieur Shepp Archie de son prénom, élégant comme Ben Webster ou Punch Miller, constamment averti de la densité politique propre à l’acte de jouer du jazz (et non pas à jouer au jazz, my dear Norah Jones) et commensal occasionnel de Trane, se pointe avec son quartette. Et comme aux beaux jours où il jouait, il y a des lustres, avec les Touaregs lors du festival panafrican d’Alger, il pourra y faire rencontre des Gnawa de Tanger.

A l’école de Django, de Sidney, de Klook 5et de Crolla 6, l’amateur de jazz retrouve le pavé parisien. Belle occasion de finir la saison jazz en douceur avec les saxophones inspirés de Wayne Shorter et Steve Coleman. C’est à la Vilette, de fin août à début septembre, et les grands classiques et donc toujours un peu verts Jim Hall et Ron Carter se répondront, l’un rivé à sa guitare, l’autre tout à sa contrebasse. C’est le 9 septembre dans la douceur de l’après-midi 7.

Voilà, amis du swing qui invente, ce que j’anticipe, en compagnie de la musique de Trane qui, à plein volume, déconcerte un peu mon entourage, en prêtant une vie trop brève à ce voyageur qui nous ressemble un peu. Ce que j’anticipe mais ne prophétise pas et ne prévoit qu’à peine. Place à la musique, place à la surprise, à l’inquiétude féconde, à la générosité désinvolte, à la mémoire surprise en flagrant délit de réminiscence et de traduction et toujours conquise sur le futur. Bel été. Bon Jazz.

Olivier DOUVILLE


  • 1.

    Le ténor sonne une octave en dessous du soprano. Jouez avec un soprano rapproche de certains instruments qui jouent par nappe comme le piano. C’est ce qui a soudé la rencontre entre Mc Coy et Trane, et antérieurement entre S. Bechet et S. White

  • 2.

    je fais allusion à la belle nouvelle de M. Dib

  • 3.

    les 7 avril et 15 août 1952

  • 4.

    jazzmautonban.com

  • 5.

    Kenny Clarke

  • 6.

    guitariste

  • 7.

    www jazz la villette.com