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Ritournelles à Bordeaux
Ritournelles à Bordeaux
6-8 novembre 2014 : Festival "Ritournelles" (Bordeaux) Quand la littérature rencontre la danse, l'art contemporain, le cinéma et même le rugby...Centré sur la rencontre entre l’écriture et les autres formes de création, le festival "Ritournelles" propose chaque automne une exploration de la littérature contemporaine en présence des œuvres et des artistes qui les produisent.Une œuvre d’Ange Leccia pour l’anniversaire de Ritournelles à Bordeaux
Une œuvre d’Ange Leccia pour l’anniversaire de Ritournelles à Bordeaux
copyright "Ritournelles d'Ange Leccia / Festival Ritournelles #15"
Marie-Laure Picot, fondatrice et organisatrice du festival Ritournelles, a reçu de beaux cadeaux pour l’anniversaire des quinze ans de cet événement où se croisent les arts contemporains et la littérature : une œuvre originale d’Ange Leccia, intitulée Ritournelle, une lecture très émouvante que Pascal Quignard dédiait à Carlotta Ikeda, avec laquelle il avait créé Medea lors d’une précédente édition.
Carlotta Ikeda est décédée cette année, peut-être, de penser, selon la formule de l’écrivain, dans son dernier livre : « Mourir de penser », même si ce fut en dansant. Car si les chats décèlent la pensée ; si le chien d’Ulysse « a pensé son maître » dans le mendiant d’Ithaque, en le flairant, la danse ou la musique, la peinture et la vidéo pensent tout autant, et c’est de cette multiplicité de la forme pensante que Ritournelles propose le concert chaque année.
Pendant trois jours se sont déroulés des échanges, autour d’œuvres et de moments poétiques, musicaux, vocaux, émouvants et énigmatiques. La danse et la poésie, le chant et l’écriture, accord plus attendu, la musique improvisée et la poésie qui pourrait devenir chanson, sans rime ni raison, l’œuvre cinématographique ou vidéographique, ont offert des moments de rencontres à propos desquels on se demandait donc, à chaque fois, ce qui se rencontrait, s’accordait ou se désaccordait. Ce serait un peu comme se demander ce qui résulte de la vision d’un Pascal Quignard lisant son propre texte sur la scène. On verrait un corps jeune de danseur dans un costume noir, à la fois rigoureux et souple, avec un pull en v un peu dénudé sur le cou et les clavicules, d’où surgissent une sensualité et une fragilité, un peu de lumière dans toute cette ombre ; il y aurait un crâne lisse, très gros, très rond et très brillant sous les spots ; une voix un peu rauque et toujours claire cependant ; une présence à la fois discrète, élégante, et très physique, qui accompagne ce texte si intellectuel sur la « noèse ». Et précisément, cela redirait dans l’expérience, ce que le texte dit d’une pensée qui est si concrète, enracinée dans le flair, dans la présence, dans la physique, un penser qui serait du côté du réel, entre deux absences, comme un clin, entre la perte, l’exil et la mort qui suit presque immédiatement l’acte de pensée qui serait trouvaille ou retrouvailles.
La rencontre des arts, dans ces « limbes » que souhaite explorer la compagnie éponyme, mais également les différents artistes et écrivains qui se risquent à la création à plusieurs, s’installe moins sur une frontière qu’elle ne la suscite, comme une fiction qui révèle, par contrecoup, la fiction que seraient les territoires. Loin de créer un art total, on pourrait suggérer que les arts, dans leur confrontation, se soustraient ou s’abstraient, se renvoient l’un l’autre aux abonnés absents. La poésie chantée par Jody Pou ne s’entend plus et devient son, musique, la danse/poème crée un objet inconnu, non une somme de deux arts mais un espace entre les deux. Car il a été souvent question de ce somme des livres ou des mots, dont l’autre, par sa présence dansée, musicale, rythmée, sensible, corporelle, serait l’éveilleur ou le rêveur. Dans tous les cas, le duo ou le trio questionne le signe et la signification, dans l’épreuve de l’altérité. Chacun essaie de s’approcher, le plus près possible, sur le bord, de l’autre, ou par l’autre. Ce serait la liberté que donne cette rencontre, celle d’inventer un bord, aller vers les limites de soi, de la danse, comme le fit Pina Bausch et comme l’ont fait à leur manière Andrea Sitter, Frédéric Forte, limites de l’écriture (choré-graphie, corps et poésie), invention de limites qui désignent des territoires au moment même où ils sont quittés, en mouvement, peut-être tout aussi indéfinissables.
« L’arrangement vidéo », d’Ange Leccia, qui nous propose ce mot magnifique, composé, dit-il, d’art-ange-ment (on peut également entendre art-range-ment), vise à créer ce mouvement. Plutôt que « l’installation » qui suppose de la fixité (s’installer quelque part), l’arrangement est une fiction (il ment), un mentir-vrai, qui tient au partage entre les deux acteurs, l’auteur et le spectateur ; c’est un frêle édifice, quelque chose d’un peu improvisé, dans le compromis, avec l’autre, avec le lieu, avec ce qu’on a sous la main pour le bricoler. Le film qu’Ange Leccia a projeté au CAPC, témoignage d’une exposition au Mag/Val, puis l’œuvre Ritournelle, introduisent à cet arrangement et à cette fragilité.
Les paupières s’ouvrent doucement et se ferment dans des visages à la fois vivants et fixes, dans l’espace du clin, de l’entre-deux ; des jeunes gens chantent des chansons connues au-dessus de l’enregistrement, comme si l’on était toujours au dessus, ou au dessous d’un texte, d’une histoire, d’images qui nous précèdent. Ce que disent la plupart des écrivains présents, inspirés par Godard, c’est bien la nécessité d’un montage, seul espace de création, à partir d’unités qui préexistent. Ces unités qui furent le mot, la note, sont devenues la phrase entière, le livre, les fragments de déjà dit, l’œuvre préexistante, les objets à partir de quoi on peut créer, n’ayant plus qu’à déplacer les ready-made pour leur donner une nouvelle signification, pour se désencombrer ironiquement de leur pesant héritage et redonner vie à toute cette histoire, ce déjà vu, déjà connu de la réalité dans le langage. Luciano Berio monte de larges extraits de compositions déjà célèbres, le cinéma devient le montage de séquences prises dans des répertoires, démontées, déconstruites, images appartenant à tout le monde et dont il faut user le sens, formules qu’il faut redécouper, déplacer pour recréer, dans un acte qui renonce à l’idée de création première, originelle.
Dans la poésie contemporaine, comme dans la vidéo d’Ange Leccia, le sens est le grand absent. Il s’agit toujours d’échapper au discours, de libérer le signe. La rencontre entre les arts, comme entre le son et l’image, comme la violence que le montage peut faire au discours démonté, ont pour effet, et sans doute pour intention, de mettre en péril le sens, faire naître du langage et de la signifiance en ayant fait disjoncter les lignes de signification.
Dans cette mesure, les arts contemporains relèvent du sinthome, peuvent être abordés par ce rapport au réel qui s’affaiblit d’un manque dans le symbolique et se recoud avec la petite ficelle, le bricolage du sinthome. Les arts contemporains, à l’instar du travail de Leccia, (ou du texte de Quignard) naissent dans la mélancolie, l’absurde, le deuil non fait, le constat du mensonge et de la perte. En cela, ils ne seraient que romantiques. Mais de cette absence, de ce vide, ils font une force, une immersion sauvage et obstinée dans l’inconscient, l’énigmatique, le silence ou les bruits, les décalages où l’on manque toujours l’objet, le mouvement qui font naître l’inconnu.
Le film d’Ange Leccia a cette opacité, le caractère brut de séquences, de successions chaotiques. Il capte des vibrations, des énergies, des apparitions, du mouvement, des bouts d’histoire et de paroles. Beaucoup de lumière se produit dans les trous, les failles. Le film fait l’effet d’être une amorce, comme lorsque le film commence et que c’est déjà du cinéma mais pas encore une image : cela bouge, il y a de la lumière qui jaillit brutalement de la bande en celluloïd, des bruits bizarres. Quelque chose s’amorce et pétille dans cette matière, on est vraiment sur le bord, c’est un très beau moment, avant ou après. Et Brigitte Bardot, beauté énigmatique et évidente, Sphinx moderne ou autre ange qui ment avec art, dit alors, déguisée en la brune Camille du Mépris : « oublie ce que je t’ai dit, Paul… Fais comme si je n’avais rien dit ». Et cette vidéo, qui est un hommage à Ritournelles, inspirée par les archives sonores du festival, dit ainsi quelque chose de ces arts contemporains et spécialement de la poésie contemporaine, par cette injonction peut-être adressée par celle-ci à la danse, à la musique ou à la peinture, à la vidéo et au performeur : « oublie ce que je t’ai dit, fais comme si je n’avais rien dit », abandonne le discours et son sens pour que ça parle entre nous, pour que ça existe, cet inconnu à venir et qui fait vivre.
Film sur des archives, nouvelle œuvre et archive à son tour du festival, Ritournelle ne pouvait pas esquiver la question de la mémoire et de ce jeu qui consiste à la fois à pérenniser, à continuer à créer et même à fêter des anniversaires (se souvenir donc) tout en effaçant, en allant de l’avant, en se donnant le défi d’inventer sans cesse, en deçà de la mémoire et du sens.
L’archive, selon Ange Leccia, ne serait que l’amorce d’une mémoire, un bord, le déchet, les bribes, ce qui reste, le litter ou la lettre, selon Lacan, dans Le sinthome et dans Lituraterre. C’est dans ce déchet dérisoire et brillant que des silhouettes, des visages, du mouvement, de la pensée encore informulée se déposeraient comme trace, entre deux vides, entre le son et l’image, l’un désarticulant l’autre, l’arrachant à son ronron. C’est dans le somme de cette petite syncope (plutôt qu’extase, peut-être), dans ce ravissement, ou ce raptus, que les arts contemporains trouveraient, grâce à leur confrontation ou à leur rencontre doucement violente, leur élément, plutôt que dans une totalité, une somme, par laquelle on serait supposé atteindre des paroxysmes de beauté et d’émotion.
Pour finir, la ritournelle, différence et répétition, dont s’inspire le festival et l’œuvre d’Ange Leccia — plutôt dans la lignée de Deleuze que de Lacan —, est bien au cœur de ce geste contemporain que, pour ma part, je lis à partir de Lacan et du sinthome. L’œuvre qui s’origine dans un symptôme, une mélancolie, une obsession, inscrit dans la ritournelle cette obsession, cette répétition (vidéo en boucle qui répète en outre certains motifs ; film qui dure vingt ans sur À la recherche du temps perdu). La ritournelle reprend la figure énigmatique du fort/da tel qu’il est à la fois le symptôme et sa symbolisation. On peut se demander pourquoi la répétition transformerait un symptôme, une souffrance, en un début de solution. On se souvient que, selon Freud, la reprise par le jeu (est-ce une métaphore ou est-ce un travail du réel ?) produit déjà un soulagement, un passage de l’impuissance assez déprimante liée à l’absence maternelle, à la satisfaction d’une prise d’autorité, autrement dit, à une forme de liberté. La répétition dans le jeu, qui inclut la différence (fort/da, présence/absence ou aller/retour), libère de la répétition maniaque ou obsessionnelle ; elle réintroduit du mouvement là où se sont figés la pensée et le désir.
Dans sa ritournelle, l’œuvre propose plusieurs solutions au symptôme (mélancolie, obsession, fixité mortifère de la répétition) : elle tend la main au spectateur qui achèverait l’œuvre et la remettrait toujours en mouvement, en vie, dans la polysémie ; la répétition finit par faire apparaître de nouveaux éléments inaperçus ; le changement de contexte, de lieu, agit sur l’œuvre et la transporte ; le temps la transforme. Ange Leccia, du reste, aborde ces différentes possibilités à propos de ses œuvres.
L’autre dimension libératoire de l’art contemporain est de se fier au réel, à l’énigme des limbes, des bords, de la litter/lettre, afin que, dépris des significations, assignations et préjugés dans lesquels nous sommes englués, quelque chose se mette à vivre et à parler pour nous. Mais les deux phénomènes, boucle et usure du sens se rejoignent car la ritournelle est un moyen d’user le sens, de le rendre dérisoire, d’inquiéter ou de détruire le discours qui tourne en rond et devient autre chose, ronde ou farandole, carnaval, folie, bégaiement, dentelle, guirlande, etc., autour d’un centre vide qui commence à se faire jour à travers le tissu troué (dans son inquiétante familiarité).
C’est dans cet obscur que ça pense et que Pascal Quignard situait son épiphanie du nombril, le reste, ce qui est desséché, tombe et nous détache de l’origine tout en la rappelant, inscrivant le vide, le déchu, le reste, au centre de notre corps, entre la vie fœtale comme perte et la mort à venir. Cette présence/absence du nombril, lien et solitude, attache la pensée et l’art contemporain au réel comme « Ombilic des limbes ». Ce pourrait être ce lieu, à la croisée des disciplines, où la parole redevient pulsion, opacité, mystère ancré dans le corps et qui se fait lumière à travers les trous d’une guipure.
Novembre 2014 Dominique Chancé
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