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L'été à Marseille : pique-nique au MUCEM
L'été à Marseille : pique-nique au MUCEM
Visiter Marseille aujourd'hui, c'est visiter le Mucem (Musée des Civilisations d'Europe et de la Méditerranée). Ce lieu magnifique est à la fois un musée, un point de vue, une presqu'île, une oasis, un contenu et un contenant inspirés et inspirants...
« véritablement les fils aînés du monde
poreux à tous les souffles du monde
aire fraternelle de tous les souffles du monde »
Visiter Marseille aujourd'hui, c'est visiter le Mucem (Musée des Civilisations d'Europe et de la Méditerranée). Ce lieu magnifique est à la fois un musée, un point de vue, une presqu'île, une oasis, un contenu et un contenant inspirés et inspirants.
On arrive de la cathédrale Major, monument d'un autre âge en quoi s'exprime tout un XIXème siècle impérial (le deuxième) et colonial, dont Marseille témoigne à de nombreux endroits. Cet entassement de pierres, orientaliste et vaniteux, néobasilique dénuée de poésie, semble bien incapable de sublimer le matériau, pas plus que le grandiose n'a réussi à rehausser « Napoléon le petit », ainsi que le nommait ironiquement Hugo. La cathédrale a sans doute été le symbole d'une orientation méditerranéenne, avec ses coupoles et ses colonnades. Mais quel fut le projet de ce regard sur l'Orient ? Y eut-il là un imaginaire du dialogue, au-delà d'une imitation vaine ? On ne sait. On y verrait plutôt un XIXème en panne d'idées, un christianisme qui n'a plus l'élan des cathédrales, et pas encore l'ascétisme d'une chapelle d'Assy ou l'audace de Ronchamp. La monumentalité fait poids et oppresse sans suggérer de spiritualité. Osera-t-on suggérer que les dômes empilés sans créer de hauteur ni d'élégance en font le « major dome » (!) de l'Église plutôt que l'interprète d'une pensée mystique ?
De toute façon, c'est fermé. Traversons la rue, le vent nous appelle.
En face, en effet, se tient le tout nouveau musée de la Méditerranée, sur une esplanade élégante, blanche, un peu désertique et déjà chauffée à blanc, à 11 heures, pour l'ouverture des portes. On fait la queue sur le côté d'un édifice moderne, gris anthracite, orné de parois aérées comme des claustras, alliant la finesse des entrelacs arabes (cela doit s'appeler des « arabesques » !) et la fonctionnalité contemporaine d'une architecture géométrique. Le graphisme rappelle Dubuffet et ses grilles infinies, de loin on perçoit une frange noire assez opaque qui ombrage la façade, de près c'est une fine dentelle transparente comme une mantille.
On avance presque au bord de l'eau. On va contempler la mer, le port, le phare, les mouvements des barques, ferries et voiliers. On est entouré d'eau, les multiples bâtiments se découpant sur des piscines (il sera difficile d'empêcher les jeunes qui hardiment y plongent malgré l'interdiction, tentés par les transparences vertes), bassins rafraîchissants qui réinterprètent les douves autrefois défensives autour du fort.
Les passerelles sont ici la réalité et le symbole d'un lieu où l'on passe avec aisance et fluidité d'un espace à l'autre, dans une totalité organique.
Du quai de la Tourette, ces vastes passerelles dessinent des traits nets comme des coupures dans le paysage, de véritables bandes noires qui font comme de grands scotches posés sur le ciel et sur l'environnement, le déréalisant quelque peu. L'espace devient tableau, barré par ces lignes noires qui limitent, découpent, assurent la géométrie, à vif, et le sens. Tout le paysage est net, entre les aplats blancs de l'esplanade, noirs de la façade et le bleu d'un ciel sans nuages. Le musée lui-même pourrait être un bloc, un entrepôt, un grand container ou un silo posé de biais sur le port ; c'est commun, et cependant d'une grande élégance, d'une netteté de tracé, de couleur, de volume. Le bâtiment très simple de ligne et très complexe, dans sa relation subtile avec son environnement, offre un étrange alliage de banalité portuaire ou urbaine, voire industrielle, et de sculpturale noblesse. C’est un paquebot sur terre, c’est une pierre noire sur l’eau.
De fait, ce musée est un objet merveilleux qui, à lui seul, ravit car il inscrit dans la matière, les formes et les contenus, un jeu de pôles, de relations sans tension, d'itinéraires variés parcourus sans effort par un public visiblement conquis.
On entre, on sort, on est toujours dedans, ceint de murs, de parois, comme dans une citadelle, mais on est très facilement dehors, sur les marges, les passerelles, dans les espaces intermédiaires, sur les esplanades, comme sur le pont d'un grand navire. On visite les diverses expositions en passant d'un étage à l'autre, d'une galerie à l'autre, puis du Mucem au fort et à la chapelle, d'un escalier à un bâtiment neuf. Chemin faisant, on découvre des œuvres diverses, ici l'exposition sur le genre, manifeste et « bazar » assez divertissant et provoquant ; là des photographies de villes, des vidéos, des sculptures, un hommage aux fêtes foraines, un mur de traditions dont la scénographie est astucieuse : toutes les pièces dont rangées sur un mur, comme dans une armoire, la vaste et vieille armoire aux rituels et souvenirs, ou comme sur un retable baroque et surchargé.
Le guide numérique est une manière très pratique, non de donner des compléments d'information, comme à l'habitude, mais d'explorer chaque pièce en se reportant de l'armoire à l'image pour identifier les objets fourmillants et les décrypter. Je ne sais pourquoi cette disposition m'a séduite. Cette présentation inattendue qui empile sur un seul mur ce qui aurait pu entièrement meubler une ou deux pièces de musée est à la fois poétique et intéressante. Le spectateur joue avec la technologie qu'il sait maintenant utiliser (les jeunes retrouvent avec plaisir le fonctionnement de leur smartphone) tout en entrant dans ce vieux réceptacle des souvenirs (fiançailles, mariage, service militaire, circoncision, baptême, mort) et des mœurs. Le système numérique est lui-même objet générationnel et d'initiation (par exemple, je ne savais pas m'en servir et j'ai dû suivre les conseils d'un visiteur avisé). En face, le capharnaüm des rituels paraît bien exotique. Et pourtant, le geste et l'observation nous font entrer dans cette armoire, comme dans un mur, une surface qui laisse apparaître l'épaisseur du temps, la profondeur d'une mémoire de l'humanité qui se parcourt sans se déplier. C'est un peu comme un bouquet lyophilisé, une compression d'objets dont la place s'est réduite et qui s'entassent sur les étagères, parce qu'on ne leur accorde plus beaucoup d'attention. On épelle chaque signe sans vraiment lui laisser le temps de s'épanouir. A l'inverse de ce que pourrait prétendre un musée des traditions, comme il en existe dans maint village, la mémoire n'est pas dépliée, évidente, elle n'est que suggérée. Loin d'une disposition kitch et scolaire, ce retable des traditions, baroque et encombré, a la poésie et le charme d'un jeu, l'honnêteté de proposer une anamnèse, une mémoire un peu opaque.
J'ai traversé les salles de l'exposition « Noir et bleu », happée par le tableau de Miro, à l'entrée, et laissant défiler assez passivement tableaux et sculptures, de Vernet à Klein, en passant par Picasso, juste pour prendre l'atmosphère et saluer quelques connaissances : je ne peux pas tout regarder avec la même attention ; aujourd'hui, la vedette est le musée lui-même. Je suis bien heureuse, cependant, de voir ou revoir quelques belles œuvres, je saisis au passage l'intelligence d'un parcours qui fait dialoguer les points de vue sur l'histoire de la Méditerranée et de la colonisation, de l'orientalisme et de leurs crises, pour introduire des perspectives postcoloniales.
Je sors des expositions un peu lasse. J'ai, par chance un pique-nique et compte bien m'installer dans les jardins. Mais voilà que sortant du « Bazar du genre » où je me suis assez impliquée, discutant avec une dame également intéressée, devant tel Courbet d'une sensualité incroyablement transgressive, la retrouvant pour commenter avec amusement un ensemble d'accessoires permettant aux filles de faire pipi debout, je débouche sur une terrasse, sorte de patio aux vastes proportions, noir et blanc, bien sûr, mais rafraîchi par de vertes plantes grimpantes, et aéré. Des chaises longues et des fauteuils élégants sont à la disposition du public, sur le bord de l'esplanade, à l'ombre et au vent. On aperçoit la mer. Je m'installe royalement pour grignoter fromages et tomates, abricots et pêches plates achetés au marché de Provence.
On est aussi bien que dans les jardins de la villa Noailles à Hyères, avec un modèle moins aristocratique. La villa Noailles ouvre un espace privé et élitiste en le démocratisant, le Mucem est d'emblée un espace qui appartient à tout le monde, un espace élégant où nous nous sentons tous des privilégiés.
On fait des photos, on mange en famille, on traverse, on s'arrête, on se déchausse. On n'en revient pas de tant de facilité, de décontraction. Chacun y va de son exclamation ravie. Tout cela gratuitement offert, ouvert.
On est au cœur de l'art contemporain et en même temps sur le pont du transatlantique des rêves. C'est l'IMA qui se serait allongé sur une chaise longue et mis au vert, ou au bleu, avec pas mal de noir, mais toujours dans un contraste seyant, ombre et lumière, géométrie et fluidité, ordre et désordre bon enfant, un musée qui n'aurait pas omis les sensations. Douceur, filets d'air, aperçus de mer et de piscines, entre les murs de béton, miroirs et brillances, beauté des contrastes et du dialogue entre arêtes et courbes, aplats mats et blancs, brillances métalliques et noires, jambages des claustras, glissières futuristes et courbes des édifices médiévaux. Qu'on est bien !
Les formes et propositions contemporaines dialoguent avec les vieilles pierres, se répondent comme les deux mains du pianiste. Si le fort a abandonné ses prétentions défensives et militaires, la chapelle son caractère sacré, le musée a perdu la posture provocante des manifestes de l'art moderne. Chacun est ouvert à l'autre pour réécrire ensemble quelque chose qui, dans une laïcité réelle, invente une forme d'attention et de présence où l'on ne cherche pas à vous en imposer et où nulle composante ne nie l'autre. Le XXIème siècle crée ses symboles dans une « poétique de la relation » toute glissantienne.
On regarde de toutes les façons : pour le plaisir curieux de surprendre toutes ces formes, découvrir et jouer. On photographie beaucoup, on se voit dans les parois réfléchissantes, mais je ne ressens pas cette folie qui m'a parue pathétique au Louvre où des foules indifférentes se pressent pour se photographier devant la Joconde, sans même la regarder ! Ici, il est loisible de prendre des photos de l'architecture, comme pour participer à l'œuvre. (On pense à Buren créant un site autour de son exposition Monumenta, chacun étant invité à envoyer ses photos, dans un vaste concours, non au sens où il y aurait rivalité et gain, mais au sens où chacun concourt à l'événement). On peut se prendre soi-même en photo, cela semble même tout indiqué, comme faisant partie de la jouissance du lieu et d'une participation. Mais on regarde également pour décrypter le lieu, lire les expositions, apprendre, comprendre, discuter, s'informer. Le regard a toutes les gammes : ludique, voyeur, narcissique, il est également moyen de connaissance et d'implication, des peintures aux vidéos, des œuvres s'offrant dans la majesté et la solitude, jusqu'à de grandes propositions collectives. On est intéressé, provoqué par de nombreux objets anthropologiques et artistiques, rapprochés par le désir de provoquer des rencontres, des dialogues, d'offrir à la découverte de multiples visages, de multiples façons de vivre, de penser, de se battre, de défendre sa dignité.
Là encore, la porosité est le mot clé, les sciences humaines ayant continuellement leur place, entrelacées aux propositions plus évidemment esthétiques. Mais que serait une beauté sans contexte ou un discours sans enchantement ? La perméabilité, les échanges, sont partout, le musée, contenant et contenu, est à la fois objet à voir et objet pour voir, il s'offre aux regards (lui-même et tout ce qu'il « expose ») tout en ne proposant que des postes d'observation, des angles, des points de vue sur l'extérieur, sur la mer, le ciel, le monde et ses diverses cultures. C'est une de ces tonnes que les chasseurs construisent au bord de la mer et des étangs, le lieu d'affût que tout musée se devrait d'être plutôt qu'un œuf de connaissances roboratif mais étouffant.
Est-ce la chance, un moment de grâce ou le génie du lieu, le Mucem m'a paru propice à une déambulation multiforme, familiale, individuelle, organisée ou abandonnée, ludique et sérieuse, savante et tâtonnante, simple, informée ou ignorante. Aucun mode d'exploration et de présence ne semblait préférable ou discrédité. C'est un lieu vraiment ouvert, et ouvert à tous, aussi bien pour se promener, baguenauder, que pour s'interroger et apprendre. Le projet anthropologique et politique d'une ouverture sur l'autre semble se réaliser, non seulement dans les expositions et les discours qui les accompagnent, mais dans le lieu lui-même qui est donc un véritable dispositif, une structure qui agit sur le public et le guide d'une manière douce et intelligente, permissive et cependant susceptible de le rendre attentif et futé. C'est à coup sûr l'inverse d'un Louvre où c'est tous les jours la noce (de Gervaise et Coupeau!), avec des cars qui déversent leurs touristes écrasés par le décor, surveillés par les gardes, et cependant complètement irresponsables, abêtis devant des chefs-d'œuvre qu'ils ne regardent pas. C'est le comble de l'intimidation et de la bêtise institutionnalisées pour faire de l'art une chose monumentale, incompréhensible et sans âme. La démocratisation devenue massification tue tout rapport à la connaissance et à l'art, à l'attention à soi et à l'autre qui devrait construire une relation à l'œuvre.
Le Mucem est d'un autre imaginaire et d'un autre type de relation. C'est un grand bateau sans première, seconde ou troisième classe, on passe partout, on est le bienvenu partout, il n'y a pas de privilégiés ni d'émigrants entassés sur le pont ou dans les cales. Le musée rappelle ces images, au détour des expositions, d'une photo, d'un tableau, mais également par sa mise en scène et son architecture. Mais il rebat les cartes. Personne n'a trop l'air de commander, personne ne semble clandestin (hormis les jeunes baigneurs peut-être, gentiment sermonnés par des agents de sécurité!). La Méditerranée se traverse dans tous les sens, l'utopie d'une agora en mouvement se réalise sous nos pas. Il n'y aurait plus besoin d'hospitalité car personne ne serait chez soi, personne n'accueillerait l'autre. Tout le monde occuperait, traverserait, une sorte de passage appartenant à tous.
Mais ce n'est pas non plus ce lieu vide des rencontres décrites par Michel Maffesoli comme postmodernes, des lieux où la foule fait foule pour le plaisir de s'agglomérer, autour de rien, qu'elle-même, dans son espèce de narcissisme tribal qui est l'événement lui-même. On ne se sent pas foule au Mucem, on se sent collectivité en mouvement, comme un public de théâtre qui participe.
Du reste, le Mucem n'est pas un lieu vide, c'est un lieu de véritable modernité au sens où il est projet et utopie, lieu d'apprentissage et de rencontre où les gens pourraient goûter une nouvelle manière d'être ensemble, à la fois libre, individualisée et collective, festive et attentive à la fois, suscitant regards et paroles, échanges multiples et féconds. Et cependant le vide est partout, au centre, sur les marges, trous entre les dessins de fer forgé ou de béton, alvéoles, trous d’air, vides d’esplanades et de salons de repos inoccupés, espaces demeurés libres pour le visiteur qui s’y engouffre, y circule, s’y rafraîchit, s’y repose, y construit son imaginaire propre.
Art moderne et patrimoine, mer, air, pierre, jardins, nature et culture donc, soleil et ombres bleues ou noires, savoir et jeu, nonchalance et effort (pour la marche, un peu, pour les escaliers ici et là, pour l'approfondissement des expositions aussi), sont autant de pôles qui se rencontrent et dont la scénographie, tant des expositions que des espaces de promenade, réalise le projet, dans un entrecroisement permanent des gens, des regards et des choses.
Faut-il préciser qu'une exposition comme le « bazar du genre » fait particulièrement sens ici, offrant à la fois le regard d'hommes et de femmes des divers côtés de la Méditerranée sur les comportements et les rituels, les préjugés, les souffrances liés au genre ? Chacun est ici sujet et objet, on se sent non seulement spectateur/ lecteur mais également objet/sujet qui aurait pu témoigner, à la façon d'une Annette Messager ou d'une jeune fille turque, d'un homosexuel travesti ou d'une petite fille jouant avec sa Barbie. C'est peut-être ce qui encourage, comme rarement dans un musée, les conversations, réactions partagées, commentaires des parents découvrant avec leurs enfants les vitrines de jouets sexués. On peut s'extasier, s'étonner, s'émouvoir, on est toujours confronté à de la pensée et à de la vie sociale et politique. C'est très vivant.
Certes, le Mucem n'est pas un musée d'art, mais de « civilisations » ; cependant, il allie de nombreuses œuvres d'art, dans les diverses expositions, à des propositions plus documentaires. Il contribue ainsi à aborder l'art comme une part de la culture, dont le sens et l'émotion ne peuvent totalement s'épanouir hors contexte. Inversement, la culture prend sens d'être investie par des artistes qui témoignent, retranscrivent, interprètent, inventent, et qui se confondent parfois avec des acteurs anonymes qui, par d'autres chemins, ont créé des œuvres et de l'imaginaire. Ici l'anonyme et le singulier, le collectif et l'individuel s'allient.
On est tout à fait saisi à l'inverse de l'étrangeté d'un discours sur l'art et l'artiste, totalement coupé du monde, autoréférentiel, qui se tient au musée des Beaux-Arts, comme si les Renoir, Monet, Van Gogh, et autres Matisse qui sont accrochés là de façon très académique, n'avaient rien eu en tête que des boîtes de couleurs, des paysages, de la lumière, du jaune qu'ils peignent certes de manière éblouissante, mais sans doute pas de manière aussi anecdotique et solipsiste que l'accrochage le suggère.
L'Arlésienne de Van Gogh n'a-t-elle pas une raideur angulaire, une noirceur tragique, avec ses gants posés sur la table comme de vieilles mains, sur ce fond jaune extraordinairement violent et aveuglant, donnant à ce mur sur lequel elle s'appuie, quelque chose d'impitoyable ? On a l'impression qu'on est adossé à quelque chose qui se moque de la condition humaine. Comme si la femme incroyablement concentrée et méditative, et ce mur n'avaient « aucun rapport », appartenant à deux univers totalement hermétiques, celui des choses et celui des gens, le réel insondable et aveuglant, d'une part, et le regard parti très loin à l'intérieur, d'autre part, vers un autre inconnaissable. Il y a une souffrance extrême dans cette beauté et ce contraste, cette indifférence dans l'extrême différence. Cette toile qui n'exprime pas la souffrance, qui est dépourvue de pathétique, fait pourtant souffrir celui qui s'en approche.
Peut-on dire qu'il n'y aurait là qu'une variation sur le jaune, un témoignage de l'attrait du midi et de son pittoresque ? Le musée d'Orsay (pourtant le musée des contextes historiques), qui possède cette toile, ne la présente-t-il pas comme « véritable icône provençale » ?
Échafaudages à Toulon- Variation sur le jaune par l’auteur.
Ce n'est pas vrai ! La peinture n'est pas un art de salon, et ce n'est pas parce que c'est Van Gogh et qu'il nous bouleverse toujours avec ses histoires de fou ! Monet, Bonnard, Matisse ou Soutine, Dufy, dans un magnifique atelier plein de rouge, où l'on ne sait plus où est le tableau, où la réalité qui l'inspire, parlent du monde et des hommes, et pas seulement de leur palette, même s'ils sont évidemment des peintres. On ne leur demande même pas d'avoir été engagés. Il leur suffit d'avoir vécu. Il n'est pas question ici d'entourer la peinture de discours plus ou moins pertinents, et l'on ne déniera pas aux spécialistes l'intérêt d'explications sur la couleur et la composition, mais de créer des dispositifs qui permettent d'entendre quelque chose à ces œuvres, de saisir l'art comme acte culturel, historique, politique et sensible, bref, humain, et non seulement comme un petit secteur (le sublime) de la culture.
Le Courbet qui apparaît dans le Mucem, au détour du souk du genre, a quelque chose de tumultueux, de somptueux et de vivant, bien au-delà de ce qu'il aurait eu l'air de dire dans une salle de « palais » des « Beaux-Arts ». Il prend, à discuter avec les témoignages et les œuvres qui l'entourent, un sens plus actuel et « manifeste » sa violence. On se disait justement que par la peinture sensuelle et purement plastique de deux femmes alanguies l'une contre l'autre, Courbet inventait une nouvelle vision, créait une vraie provocation, bien qu'il ne fît que peindre. Il y a une radicalité chez le créateur de « l'Origine du monde » qui bouleverse les mœurs et les esprits bien plus que certaines manifestations.
Certes, le musée des Beaux-Arts paraît vraiment d'une conception périmée, tout empesé sous ses colonnades, fresques pompières, escaliers monumentaux, gardiens peu amènes qui ont peur des débordements plus qu'ils n'accueillent. Tout cela est mutilant pour l'art et mortifère. Cela déshumanise les œuvres au lieu de les rendre intelligibles. Tout le monde a l'air bête, inapte à comprendre le langage figé des cartels : maîtrise de la lumière et autre boniment sur le génie. Le public n'apprend pas grand chose, il se soumet à un rituel social, au mieux reconnaît les sites où il a parfois pique-niqué, avec enthousiasme, dans les tableaux de Renoir. Mais il paraît que « cela change un peu des artistes et expositions sur le Tiers-Monde et toute cette Méditerranée des émigrants et des immigrés ». « Voyager c'est bien, mais que chacun retourne chez soi avec ses problèmes ! » (Propos tenus à l'arrêt du tramway, par un passant à qui je demandais mon chemin et qui s'est mis à débiner Marseille capitale 2013, ramassis de cette Méditerranée de la misère dont il ne voulait pas. Mais il ne s'était pas aventuré à visiter ces expositions faites pour lui) ! Au moins, devait-il penser sans les connaître, les impressionnistes, c'est de calanques et de forêts de pins qu'ils nous parlent ! — Et les musées des Beaux-Arts sont là pour conforter de tels préjugés—. Tandis que tous ces artistes turcs ou tunisiens, français d’origine algérienne, etc., qui nous racontent des histoires de métissage !…
Et le Picasso choisi pour illustrer l'exposition avait l’air de s'ennuyer dans ce palais des Beaux-Arts où il décorait, à son corps défendant, les deux côtés d'une porte de sortie. Ce n'était certes pas le Picasso qui a compris, l'un des tout premiers, l'art nègre, ou si c’était bien lui, tout était fait pour qu’on ne s’en aperçoive pas. Je suis sûre que Picasso aurait préféré être au Mucem, et que ses minotaures et autres faunes auraient pris sens et vie, entre l’œuvre magnifique de Pilar Albarracin se représentant en torera, une cocote minute sous le bras et les sculptures priapiques rappelant les mythes méditerranéens.
Heureusement, revenant aux environs du Mucem, j'ai eu la chance d’embarquer pour les magnifiques Terrasses de Kader Attia, un Français descendant d’Algériens qui, le temps d’une saison et d’un week-end, nous invite à l’aventure et à la rêverie. On devine de loin des sculptures blanches qui sont comme une ville méditerranéenne étincelante, géométrique, étagée au bord du port et de la mer. Exceptionnellement, le dimanche, on y accède en navette. Après une courte navigation (on est tout dépaysé, transporté), on aborde la digue et l'on peut se diriger vers la ville blanche, en plein vent, car le mistral se déchaîne, et en plein soleil, car il est presque midi. Les embruns salés et la sueur se collent à la peau. On est secoué, un peu inquiet dans les passages et escaliers de la digue rose, dans le silence d’une ville que hantent quelques visiteurs soudain loin de tout, livrés à eux-mêmes. La ville est comme une nécropole déserte et pure, peut-être un site archéologique, ou simplement des toits, des terrasses pour jouer, monter, descendre, prendre l'air, regarder autour de soi. C'est encore un objet à voir et pour voir, un point de vue.
Cette ville insolite et belle, si calme, elliptique et poétique, s'adosse soudain à une Méditerranée violente : violence du mistral, de la mer. Les formes abruptes de la ville, le blanc aveuglant, font vibrer une note acide. Il y a quelque chose d'inquiétant et de tragique dans cette blancheur aride et presque inhumaine. C'est ici une Méditerranée qui dresse le blanc des pierres sur le bleu du ciel et de la mer, et qui n'a pas besoin du noir pour dire la mort. On ne sait s’il faut goûter la fraîcheur, la sérénité du lieu ou souffrir de sa lumière aveuglante et de son suspens dangereux, au bord des vagues.
L'artiste qui a pensé cette œuvre est à coup sûr un Méditerranéen, bien qu'il soit né à Dugny, en Seine-Saint-Denis. Sa biographie nous apprend que, Français d'origine algérienne, il a beaucoup voyagé et s'est révolté constamment du sort des exilés, des relégués, des exclus. Sa ville n'est plus, ou pas encore habitée, mais on peut y passer, y errer, s'y arrêter un moment, s'y asseoir. Il nous y invite pour rêver ou méditer. C'est un petit espace improbable, à la limite ; c'est une limite : une digue, limite à la mer, au vent, à la folie, un passage étroit d’où on les perçoit et où l’on s’expose tout en étant encore protégé ; on y arrive ou l'on en part, on y serait sur une crête, fragile et suspendu dans le temps, entre l'éphémère d'une installation fantomatique et l'éternité suggérée par tant de blancheur où s'inscrit toute la mémoire de la Méditerranée (pierres très anciennes de la digue, ville blanche de la civilisation grecque) ; c'est une page blanche pour un voyage à inventer ou une terre à découvrir. L'installation est plastiquement très séduisante et poétique, profonde, énigmatique et ludique. On sent quelque chose de calme qui ne serait pas si tranquille et nous emporterait vers l'inconnu. J’aurais aimé que mon passant vitupérant m’y accompagne, peut-être aurait-il été touché.
Quand les conflits violents s'alimentent quotidiennement d'oppositions tranchées, de chocs d'inconciliables stéréotypes, chacun étant dans son droit et sa ligne fortifiée, on respire dans ce Mucem marseillais un air vivifiant, on se sent dans un mouvement, pris dans un parcours qui plus qu'un discours transporte et fait de l'intelligence, associée aux sensations, un mode actif, une disponibilité heureuse et détendue. C'est le lieu d'une nouvelle spiritualité, ouverte, partagée, sans dogmes, sans terreur. Les architectes, Rudy Ricciotti et Roland Carta, qu'on peut découvrir sur le site, le créateur des lumières, Yann Kersalé, les créateurs de jardins, commissaires d'expositions, directeurs, etc., ne sont pas de « grands prêtres » mais des artistes, à coup sûr, qui transforment notre imaginaire et nos coutumes.
J'en avais oublié tous les stéréotypes que les médias et leur récolte de faits divers diffusent sur Marseille la violente, la dangereuse, la grouillante, la mafieuse et la miséreuse : je découvrais un art de vivre ensemble et une presqu'île ouverte et douce.
En quittant le Mucem, cependant, j'eus une petite déconvenue : on avait volé la selle de mon vélo pendant que je me promenais sur les Terrasses. Clin d’œil d’une Marseille impertinente. Qu'à cela ne tienne, je suis rentrée en pédalant, assise sur le porte-bagage. C'était plutôt amusant et inconvenant ! Je ne vais pas me laisser gagner par la rancœur, pour une petite indélicatesse !
Le 27-28- 29 juillet 2013
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