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Être et avoir
Être et avoir
Ce documentaire porte sur la classe unique d'une école communale, à Saint-Etienne sur Usson, en Auvergne. Le réalisateur Nicolas Philibert a ainsi filmé une de ces classes qui regroupent, autour du même maître ou d'une institutrice tous les enfants d'un même village, de la maternelle au CM2.
Autres article sur ce film par José Morel Cinq-Mars
Dans La Quinzaine Littéraire, Louis Seguin intitule son article, à propos du film Etre et Avoir de Nicolas Philibert : "Un paradis perdu".
Or, que donne à voir le film de Nicolas Philibert et appellerons-nous cela « paradis perdu »? Je ne peux parler des intentions de l'auteur mais de ce que j'ai vu dans les images du film. Certains s'en emparent comme d'un portrait de l'école idéale, pour faire le procès de l'école et du collège modernes, il devient le centre d'un débat sur la pédagogie, la classe unique, les contenus d'enseignement, etc. Or, c'est d'abord une œuvre cinématographique qui ne tient pas un discours (ce que tous s'empressent de faire à sa suite), mais donne à voir, contemple un objet, avec fascination et distance, s'interroge et rêve sur cet objet. Le maître est parfois émouvant, les enfants également. Pourtant, comme dans toutes les écoles, c'est d'abord la fenêtre qui séduit. Le cinéaste fait de très jolis plans sur les fenêtres et les paysages. N'est-ce qu'illustration décorative, situation géographique ou contre-point? N'est-ce pas également une façon de nous rappeler que, dans toutes les écoles, les enfants aiment regarder, par la fenêtre, le paysage, les gens qui passent, la neige qui tombe, les feuilles qui tourbillonnent : l'école est un espace bien fermé et souvent ennuyeux où l'on passe beaucoup de temps à rêver, où Nicolas Philibert a peut-être passé beaucoup de temps à rêver en regardant la fenêtre, ses vitraux, ou en observant, par la fenêtre, ce qui se passait dehors. N'est-ce pas ce qu'il continue de faire, à travers le dispositif de son cadre ? Peut-être se soucie-t-il moins de pédagogie (et d'idéologie) que de cinéma, du cinéma comme art de rêver, par la fenêtre d'une petite école de village (art de rêver d'une petite école de village, en regardant par la fenêtre d'un écran de cinéma) ?
Dans les images somme toute assez neutres que le film donne de l'école, chacun peut mettre ses sentiments, sa nostalgie ou ses agacements. Le mérite du film est dans cette indétermination qui laisse passer le témoignage avant les jugements de valeur. Ceux-ci peuvent varier du tout au tout ainsi que le montre l'article de L. Seguin, parfaitement opposé à mon propre point de vue. L. Seguin a vu le film avec nostalgie, il évoque « l'harmonie » de la campagne, des paysages, de l'école et a eu un sentiment très négatif devant les images du collège moderne et de la cantine où le self-service lui a paru inhumain. Il déplore l'évolution de l'école et regrette le maître d'école de la République qu'incarne parfaitement M. Lopez. Pourtant, ce self-service, pour reprendre un détail anecdotique du film, semble amuser les enfants comme une découverte et un jeu. Je ne vois nullement en quoi il symbolise un collège moderne et déshumanisé. Le glissement des plateaux devant les plats à choisir et les personnes qui les servent, intéresse et amuse les enfants qui s'initient à des techniques et à des façons de vivre nouvelles. Hors champ, peut-être, un plateau pourrait tomber dans le vide, en bout de piste. C'est un gag qui vient rendre vivante la scène, tandis que la parole des enfants, leur affirmation résolue quant à ce qu'ils veulent ou ne veulent pas manger, « avec ou sans sauce », ont quelque chose de stimulant, après le monde extrêmement clos de la petite école. On ne les a jamais vus manger dans leur petite école, comme si une part de la vie quotidienne n'y était pas notable, sans doute trop banale pour que s'y découvre quelque chose. C'est la première fois, dans ce self-service, bien nommé, car il permet d'exprimer quelque chose de soi-même, que les enfants ont l'occasion de donner clairement leur avis, de s'affirmer. Après tout, apprendre à choisir et à vivre des situations ordinaires de l'existence contemporaine n'est pas vain. Le collège, qui semble pour M. Seguin, le symptôme de la crise de l'enseignement et de l'école moderne, est un lieu de rencontres, de mouvement, d'ouverture, de multiplicité, un lieu dans lequel le CDI est central, c'est-à-dire qu'y est privilégiée la rencontre avec la diversité des livres que l'on va pouvoir enfin explorer soi-même, dès qu'on aura compris le fonctionnement. La documentaliste est un guide, non un cerbère ou un savant, un maître qui en impose. Elle est médiatrice, et pour une fois, les connaissances ne sont pas dictées mais se trouve indiqué l'endroit où on peut les rencontrer.
Il est certain que le village, les paysages et la petite classe ne manquent pas de calme et d'une certaine « harmonie ». Mais c'est le hors-champ qui intervient ici pour faire signifier cette « harmonie ». Ce hors-champ est assez largement constitué des lieux communs sur l'école d'aujourd'hui, en ville, sur la violence, l'incivilité, l'irrespect à l'égard du professeur, la vulgarité du langage des élèves …etc. Le film ne dit rien de tout cela, c'est le spectateur qui remplit les blancs avec son expérience, ses valeurs, ses croyances. En fait, le film n'a pas besoin de montrer qu'il ne s'agit pas d'une école de ZEP, ni de démontrer les qualités d'une classe unique pour fonctionner dans le discours commun. Il n'en dit rien, mais le dispositif est prêt. Le danger vient précisément d'un consensus qui fait que tout le monde voit le film en rapport avec cet ensemble d'idées courantes sur l'école et qui, sans être dans le film, peuvent être confortées par celui-ci. Lorsque l'instituteur insiste pour se faire appeler « Monsieur », lorsque les enfants attendent son autorisation pour s'asseoir, on peut regretter le bon vieux temps, soupirer en pensant aux bousculades et aux injures d'aujourd'hui. On pourrait également se demander si ce travail éducatif, ce dressage social est vraiment essentiel, s'il ne pourrait pas être dépassé, ou interrogé, évoqué par des paroles plutôt qu'obtenu par des exercices mécaniques: ainsi, on ne répond pas à la question d'un enfant avant qu'il n'ait dit « monsieur », comme on ne donne pas le bonbon à un petit avant qu'il n'ait dit « merci », dans l'éducation familiale. C'est ainsi qu'on éduque les enfants. Est-ce un idéal ou faut-il le déplorer ? Est-ce du ressort du maître d'école? Est-ce là sa réussite principale et faut-il s'en réjouir? C'est un repère que l'on peut observer.
Il n'est pas certain, pour autant que le film montre une « harmonie » ou les mérites de la classe unique. Je me suis demandée ce que montrait, précisément, ce film et ce qu'étaient sa visée, son point de vue. N'est-il pas finalement assez neutre pour laisser voir, sans prendre parti, une réalité? Véritable documentaire, il témoigne d'une certaine école, d'une certaine façon de faire la classe, dans un petit village d'Auvergne, jusqu'en 2002. Sans prétendre à l'objectivité, il ne masque pas, pour autant, les détails qui peuvent intriguer, les beautés et les travers de cette réalité. Fait remarquable, Nicolas Philibert filme chaque séquence si lentement, si longuement, qu'il réussit à épuiser son intérêt anecdotique, afin que l'étonnement, la réflexion, la contemplation et parfois le malaise du spectateur puissent s'y insinuer. Ainsi de la séquence des tortues en prologue, de la séquence de Jojo nettoyé, des scènes de multiplication ou de celle des lettres tracées, mais encore de l'apprentissage du sept et de la petite fille sur le pas de la porte en compagnie du maître : on pourrait citer tout le film dont le rythme est particulièrement lent et les images arrêtées. Est-ce un rythme à interpréter encore une fois sous le signe de la nostalgie, en accord avec un monde où l'on prend le temps de vivre, d'apprendre, de répéter, de vivre au rythme des saisons ou est-ce le temps de la distanciation, du regard critique? Le temps que se déposent des impressions et que se dessinent des interrogations : comment se fait-il que les tortues se promènent dans la classe? Est-ce une métaphore ironique des élèves? Est-ce une image de la classe comme cage dans laquelle errent des animaux un peu préhistoriques? C'est en tout cas assez inhabituel et long pour que la classe cesse d'être un lieu déjà connu, un lieu commun et qu'elle nous apparaisse sous un jour nouveau, un peu étranger, qui devrait susciter un regard neuf. Qu'une famille fasse faire une multiplication à un enfant, c'est également banal, amusant, comme une saynète comique. Mais que l'on s'y attarde, qu'on s'y appesantisse et la scène devient incongrue, la famille obscène, l'oncle bestial, la réalité oppressante. On souffre.
Si le rythme du film me paraît relever d'un véritable travail stylistique, le cadre est, de même, singulier. Il est toujours très limité, mais il ne nous laisse pas ignorer qu'il se passe beaucoup de choses hors champ et qu'il faudra resituer les images pour les penser, même s'il se propose d'abord comme une contemplation, relativement sereine, un témoignage plutôt favorable.
Paradis perdu? Certes, le film de Nicolas Philibert montre une réalité qui s'est éloignée de nous, que nous pouvons reconnaître comme perdue ou bientôt perdue, pour le maître qui vieillit et va partir à la retraite, pour les enfants qui quittent l'école élémentaire, pour les spectateurs qui savent que ce type d'école et d'enseignement sont en voie de disparition, comme certains paysages, comme une certaine vie dans les campagnes. On peut regretter ce monde ancien. Pourtant, il est terriblement statique, déjà mort.
Le temps semble s'être arrêté ; le cinéaste multiplie d'ailleurs les plans fixes, nous invitant à contempler un monde figé. Les images sont comme un témoignage historique, une restitution fidèle de ce qui a été et ne sera bientôt plus. Les jugements de valeur peuvent demeurer en suspens. Ce qui est certain c'est que cela a existé et que cela disparaît. Faut-il le regretter? Ne serait-ce pas regretter un état un peu familial et utopique d'une l'école qui, du reste, n'est peut-être un idéal, ni du point de vue de l'enseignement, ni du point de vue de l'éthique.
Le village, le film, en effet, sont pris dans un espace clos, très limité, hors contexte. Entre la cour et la classe, on se sent enfermé, comme les tortues qui se promènent dans ce vaste aquarium. On sort peu de l'école. Une excursion assez bizarre se solde par un incident : une élève se perd, on la cherche dans les blés, enfoui à mi-corps. Sortir semble à la fois bien agréable : la campagne est belle, et dangereux : on perd la maîtrise, on se perd, on a peur. Qu'est-ce que cette école et ce maître qui semblent bien incapables d'aider à trouver des repères dans le monde, constituent un monde à part qui communique très peu avec le reste de l'univers?
En fait, en ce qui concerne l'école et l'enseignement, le film laisse voir bien des choses dont on pourrait s'étonner.
Par exemple, les enfants ne parlent pas dans cette école. Le maître leur fait répéter des mots, des formules, « après six, c'est sept », il leur fait essentiellement finir les phrases et les mots qu'il a commencés:
l'in…
-dex,
le maj…
-eur,
l'auri…
-zontal.
Au-delà d'une plaisanterie attendrissante, d'un mot d'enfant, l'erreur de Jojo pointe bien du doigt, justement, l'écueil de la méthode. L'enfant ne parle pas mais entre dans un moule, répète, complète une parole, un texte à trous. En l'occurrence, il n'apprend pas, il bouche mécaniquement les trous dans le discours du maître, il n'a qu'un mot, voire une syllabe à dire, sans réfléchir ni s'approprier les connaissances.
La scène poignante de la petite fille qui ne peut pas « communiquer », « s'épanouir », est également révélatrice, de même que la scène avec les deux garçons qui se sont battus. Le maître demeure terriblement maître de la parole, la distribuant, dans un monde où l'on ne parle guère, où la vérité de chacun est tue. C'est tellement difficile de parler. Cela, Philibert le montre crûment, avec une insistance presque tragique. La détresse de cette petite fille, l'émotion sans mots d'un garçon qui retient ses larmes et ne trouve aucun mot, le film en témoigne. Mais que peut le « maître », en face de ces enfants pathétiques et vrais? Pourquoi ne réussit-il qu'à se rassurer lui-même en disant quelques lieux communs, en prononçant quelques généralités moralisatrices ?
Lorsqu'une enfant ne parvient pas à répéter qu' « après le six vient le sept », on s'étonne que le maître obstinément répète ou abandonne, à bout de patience, plutôt que de s'interroger sur cet échec. De même lorsque Jojo visiblement en a assez de compter au delà de vingt, de cent, de mille, de milliers de mille, le maître semble extrêmement, lourdement, obsessionnel, incapable de parler des vrais enjeux, de la visite au collège en l'occurrence, dans un monde nouveau où les références sont différentes, où son rôle est minoré (mais il s'accroche), incapable d'être présent à une scène autrement intéressante qui se passe hors-champ. Là encore, Philibert désigne le hors-champ, nous laissant pressentir combien le point de vue du maître est limité. On ne reprochera pas à l'instituteur ses points aveugles, nous avons tous un point de vue limité, et c'est plutôt rassurant. Encore faut-il le reconnaître; reconnaître que l'on ne voit pas grand chose autour de soi alors qu'on prétend compter les mille et les cents, les millions et les milliards (de quoi au juste?). Il se trouve que l'enfant, précisément, ne compte pas encore très bien, mais a vu ce que le maître n'a pas vu et qui pourrait être l'essentiel : une situation de conflit, un incident, une relation humaine, par exemple.
Le discours du maître tient essentiellement au bien et au mal, avec les variantes modernes: communiquer, s'épanouir, être non-violent. L'instituteur ne cesse de faire la morale sociale, personnelle, sans susciter une parole de l'autre, sans reconnaître surtout ce qui se passe et ce qui sous-tend les passages à l'acte. Les scènes de la bagarre ou de la petite fille à lunettes débouchent sur un malaise et des impasses. Si le maître, en effet, invite à parler, à analyser, à reconnaître ' par exemple le désir d'être le plus fort chez les garçons, la difficulté à parler chez la petite fille ' il se trouve vite à court. Devant le silence des enfants, il met fin abruptement à un dialogue qui nécessiterait un véritable travail (qui n'est pas de son ressort, de ses compétences ou de sa position), et tranche rapidement, par une formule aussi décevante que « c'est mal, il ne faut plus le faire » ou « tu verras, ça ira ». On se demande dès lors à quoi bon susciter une discussion qui semblait proposer une véritable écoute et qui avorte sur un lieu commun que n'importe qui aurait dit dès le début. Si la méthode (entretien, paroles d'approche, apparente ouverture, attitude de proximité sur le pas de la porte) est nouvelle (et d'ailleurs plus conforme à la méthode pédagogico-éducative moderne qu'à la relation ancestrale maître/élève), le discours est terriblement figé et archaïque. La scène ne révèle pas seulement les difficultés des élèves (à apprendre ou à vivre ensemble, à grandir), elle révèle le désarroi du maître d'école. Pourrait-il en être autrement? Ce n'est pas un surhomme ou un sur-maître (heureusement!). Il ne sait pas plus que nous ce qu'on pourrait dire ou faire pour aider ces enfants à mûrir. Mais qu'on n'en fasse pas un modèle d'instituteur ! S'il est exemplaire, c'est davantage par sa misère, affective, morale, ses lacunes, ses maladresses, ses silences, que par son aptitude à dire le vrai ou le bien. Ce n'est pas le bon dieu. On regrette qu'il ne le reconnaisse pas plus clairement et préfère dire ce qu'il « faut dire » plutôt que de risquer une parole vraie (sur la situation, sur l'absence de solution, sur ce qu'on pourrait tenter).
Au bout du compte, ces enfants ne semblent pas tellement au paradis. Entre la ferme où ils travaillent, la famille étouffante qui sur-joue le maître d'école et enserre, l'école où ils ne semblent pas tellement réussir, ces enfants paraissent plutôt mal à l'aise. Ils ne parlent pas, ne racontent pas, n'écrivent pas de choses personnelles, ne dessinent ni ne créent rien. Qu'est-ce qu'une école élémentaire où l'on ne fait pas de chefs d'œuvres colorés en mêlant des matières que l'on appréhende en les tripotant et en cherchant des assemblages nouveaux. Ici on fait des gâteaux, certes, et des crêpes ludiques, mais cela reste un peu trop proche de la réalité quotidienne, le coloriage est un pensum dans lequel il faut combler des formes (comme les phrases du maître) avec des couleurs conventionnelles déjà réparties (que de marron!). C'est un dressage que de colorier sans dépasser, répéter la suite des nombres, refaire les lettres en suivant un modèle. Il n'y a aucun enseignement dans ce type de pratiques, aucun éveil à la réflexion et à la création.
On s'étonne que, dans une école, on s'inquiète aussi peu de lire de vrais textes (les dictées sont des textes peu stimulants pour la curiosité intellectuelle des enfants), et où l'on parle si peu et de manière si décevante de ce que signifie apprendre.
Avec ce maître, les enfants ne semblent ni réussir ni échouer ; c'est toujours « bien », même s'il « va falloir travailler maintenant pour se remettre au niveau ». De ce point de vue, le maître est d'une hypocrisie qui me semble bien actuelle, de même que lorsqu'il prétend résoudre des problèmes psychologiques et relationnels par la parole soi-disant libre qu'il canalise et confisque, pour l'essentiel. Il faudrait sans doute situer les enjeux de l'enseignement autrement que dans la bonne volonté maternelle et toute chrétienne de cette bonne-mère-maître-d'école, pour pouvoir se demander ce qui est réussi ou non par les élèves et pourquoi. Il s'agirait moins de faire comme si c'était « bien » quand ça ne l'est pas, que de donner une chance aux élèves de faire quelque chose de significatif qui s'inscrive dans une cohérence.
Comment la bonne mère et le bon instituteur considèrent-ils les enfants? Je crains que cela ressemble plus à des objets, utiles parfois (s'ils travaillent, rendent service, font la vaisselle) et soumis, qu' à des sujets doués de désirs, de savoirs implicites, emplis de questions. La scène où l'instituteur nettoie les taches d'encre de Jojo pourrait être vue comme une scène insupportable. A-t-on jamais nettoyé un enfant, et en particulier son visage, avec une éponge, en utilisant la face qui gratte? Si une mère faisait cela, on s'inquièterait. Ce n'est pas attendrissant, c'est affligeant. Cette longue scène n'est pas drôle, elle laisse voir les ambiguïtés de ces soins vigilants et obsessionnels à l'égard des enfants, jusqu'à les considérer comme des surfaces, des objets que l'on peut nettoyer au grattoir, sur lesquels on passe l'éponge comme sur le tableau, avec moins de scrupule peut-être, car sans peur de le rayer.
Et puis, ce maître d'école est bien silencieux lui-même. Que devine-t-on de sa vie, dans les images, entre les images, dans l'entretien avec le cinéaste, dans le non-dit et le hors-champ? C'est un homme bien seul, qui a lui-même poursuivi toute sa vie le projet de faire plaisir à ses parents, à son père, immigré italien. Il s'est assimilé, a défendu l'école républicaine égalitaire, pourvoyeuse de réussite et d'intégration sociale pour qui veut bien payer le prix de la soumission. Il ne semble pas avoir de femme, de famille, d'amis. Sa vie se réduit-elle à cette petite classe? On comprend son émouvante tristesse quand les enfants le quittent, à la fin de l'école, et quand il commence à évoquer sa retraite prochaine. On sent sa détresse. Quel horizon est le sien?
Il est bien évident, dans un tel univers, si clos, que l'enseignement ne sert qu'à devenir enseignant, ce que les réponses des enfants à la question du maître: « que veux-tu faire plus tard? » manifestent. Comment pourraient -ils deviner que lire, écrire, compter, comprendre, parler, servent à construire quelque chose, à s'interroger, à se dire, à vivre? Dans cette petite classe, on tourne en rond, comme le maître, on demeure, immobile, en cage, comme les tortues, comme des animaux préhistoriques. La vie est ailleurs, celle que le maître semble avoir renoncé à vivre et qui fait peut-être peur, comme un grand champ de blé à traverser.
L'école ne répond qu'à la demande des parents (demande d'intégration, demande de réussite sociale). L'un des enfants, interrogés par le maître dit bien qu'il va à l'école parce que sa mère le lui demande. Il a beaucoup de mal à en venir à l'idée que, peut-être, il vient à l'école pour apprendre ' mais apprendre quoi ? On travaille à l'école pour faire plaisir à sa mère, on devient instituteur pour faire plaisir à son père et l'institution tourne autour de ces relations infantiles à la demande des parents. C'est à ce cercle vicieux que l'école contemporaine échappe. Parce que les enfants ne veulent plus faire plaisir aux parents (« nique ta mère! »), ni au maître et qu'ils veulent savoir pourquoi ils viennent à l'école, dans cette école qui leur offre de moins en moins de chances d'intégration sociale et ne fait que constater leur marginalité : pour y apprendre quoi. Il n'y a plus que des « jojos », et même d'affreux jojos, à l'école d'aujourd'hui, tous marginaux, tous des cas, et ce n'est pas si mal. C'est une chance, mais c'est également une violence, une situation difficile à « gérer » pour laquelle il faut de nouveaux outils d'analyse et de travail.
On peut se demander pourquoi les spectateurs trouvent cet instituteur, cette école si « humains ». N'est-ce pas précisément parce qu'on y retrouve les impostures de l'humanisme, ensemble de bons sentiments et d'hypocrisie sociale? Dans le tohu-bohu de l'école d'aujourd'hui, dans la crudité et la cruauté des relations qu'elle supporte (et permet, tout en les déplorant), émergent des questions essentielles, une parole et des actes à la fois violents et signifiants, auxquels il faudra bien répondre un jour et une exigence à laquelle il faudra rendre justice. On ne peut étouffer sous un voile pudique et des regrets nostalgiques la réclamation encombrante des sujets, professeurs comme élèves, à exister dans l'école, à y attendre autre chose que du dressage social. Mais c'est une autre histoire. Peut-être regrette-t-on cependant la petite école de M. Lopez, capable encore, par sa dimension, sa structure, de tenir à l'écart ces questions pressantes, de les laisser en suspens, sans les ignorer totalement.
On l'aura compris, je n'aime pas cette école où le temps s'est arrêté et où l'on ne dit rien. J'aime les classes de « grande section » modernes où sont allés mes enfants, en ville et en province, et où ils ont créé des œuvres, à partir de matériaux très variés, où ils ont commencé à lire, à faire des séries, des ensembles, à écrire des mots avec des étiquettes, à chanter en chorale, à faire des percussions, à soigner les tortues (eh oui!), à faire du patin à roulettes…etc. Il me semble qu'alors, ils devenaient des sujets vivant, parlant, lisant, écrivant, des petits chercheurs qui interrogeaient sur tout. Mais c'était avant que la chape de plomb du CP, avec ses angoisses, son conservatisme, ne leur tombe dessus, avant qu'on ne leur interdise d'aller faire pipi en-dehors des récréations (ou bien cela « coûte » un « bon-point »! … en 1993!), avant qu'on ne supprime le coin-bibliothèque et la lecture libre, avant qu'on ne les dégoûte d'apprendre grâce à des textes totalement vides: « la tortue de Lola mange de la laitue » 1.
Il faut dire que l'école primaire, en France, aujourd'hui encore, malgré les apparences, les bâtiments neufs et les couvertures colorées des livres, ressemble hélas, à s'y méprendre, à l'école de M. Lopez!
Si j'apprécie le film de Nicolas Philibert, du reste sans préjuger de ce qu'il voudrait démontrer, c'est qu'il témoigne de cette réalité qu'est une certaine école primaire et élémentaire, de ce qu'elle a été et demeure encore pour une part, dans des cadres plus modernes ; c'est qu'il témoigne également d'une relation maître/élève que l'on peut trouver « humaine » mais qui n'est pas sans défauts.
Lorsque Nicolas Philibert montre une famille affrontant une multiplication, il laisse voir les corps serrés, étouffant l'enfant. Ce rare hors-champ de l'école est très important, car il nous rappelle que l'école se prolonge dans la famille, que la famille fait pression sur l'enfant comme l'école fait pression sur la famille, dans un cercle vicieux qui empoisonne les relations. Même quand on est dehors, on est dedans. Tout le monde est à l'école, cherchant à résoudre la multiplication, jouant au bon élève ou à la maîtresse, cela n'en finit plus. C'est comique et tragique, parfaitement absurde et malheureusement vrai. Nicolas Philibert manifeste d'ailleurs, dans cette séquence une certaine cruauté. Son regard n'est pas aussi neutre qu'on pourrait le penser et il cadre férocement l'oncle en débardeur, comme un ours dans la cage du cadre, prêt à bondir sur la multiplication dont chacun pense avoir la clé et sur l'enfant qui s'échine et semble la proie de beaucoup trop de sollicitude.
La famille est assez effrayante, mais plus encore le pouvoir terroriste que l'école exerce sur la famille désemparée, soumise à ses exigences. S'il semble nécessaire de réussir à l'école, comme tous l'affirment ou paraissent le croire, il est évident que rien ne vient dire pourquoi, dans quel but, ni les parents ni le maître, ni les enfants, ni le réalisateur du film. Aucune parole, aucune image ne vient donner sens à cette réalité sociale si écrasante et qui ne semble tirer son exorbitante autorité que de la « pression sociale », d'une pesanteur qui fait fonction de loi et ne se justifie d'aucune réussite (épanouissement, création, parole, situation sociale). Bien au contraire, Jojo, personnage assez « nature », plaide pour la spontanéité, une richesse personnelle peu éduquée, peu cultivée. Il semble l'image même d'un enfant que l'école n'a pas encore gâché. D'où sans doute, la tendresse particulière du maître pour cet enfant, car il sait ce qu'il lui en a coûté de vie et de liberté pour accéder au modèle social qu'il est devenu pour faire plaisir à son père et l'honorer, pour se soumettre aux normes sociales françaises.
Le cinéaste lui-même a peut-être une certaine fascination pour ce monde perdu, ce joli bâtiment qu'est une vieille école, ce bel homme mûr qu'est l'instituteur, ces visages d'enfants attentifs ou rêveurs, ces petites mains maladroites. Mais au-delà des images, qu'y a-t-il, quelle parole, quel sens? Reste-t-il une chance pour le sujet derrière ces objets reflétés, ces images prises au piège de la caméra et de ses plans fixes, de ces séquences répétitives? Le son et le hors-champ sont heureusement là pour démarquer l'image, introduire une parole pauvre, de pauvres silences, un terrible manque, un grand désarroi. Peut-être est-ce le désarroi de toute situation profondément humaine: on se bat, on a peine à parler, on ne réussit pas à « communiquer », on ne comprend pas, on n'apprend pas grand chose. Aucun maître d'école, aucune école n'ont la clé de ces questions, la réponse à ces déficits. Il faut les affronter en vivant. Encore faudrait-il que l'école ne devienne pas un lieu vide où l'on n'apprend ni à vivre ni à parler, ni à reconnaître ces difficultés, un lieu où s'entérine le faire-semblant mécanique qui tient lieu d'existence et de savoir. C'est peut-être ce que montre le film de Nicolas Philibert, si l'on veut bien le regarder sans y chercher une thèse sur la meilleure école possible.
Le film de Nicolas Philibert capture cette image et son envers, sans nier le charme de l'image, sans occulter les tremblements, les failles. Il pourrait avoir saisi l'ambivalence de cette école où l'on apprend moins qu'il ne semble et où l'on vit plus qu'il ne paraît, entre la solitude du maître et celle des élèves, les difficultés des uns et des autres, la joie de sortir pour faire de la luge, la peur du monde extérieur, bref, il nous donne à voir un lieu où s'éprouvent la fragilité et l'échec plus que la réussite et l'autorité du savoir.
Quant à faire de cette école « un paradis perdu », il me semble que ce n'est ni le propos du film ni le reflet des images dans leur ambivalence et leur fréquente mélancolie. Le film n'est certainement pas une pièce à verser dans le débat sur l'école, ni à charge ni à décharge quant à la pédagogie et à l'institution scolaire. Pour qui accepte de simplement regarder (le film, une salle de classe, un maître d'école, une journée d'enseignement, une famille autour des devoirs), il témoigne cruellement de la réalité de toute rencontre, entre détresse partagée et non-dit écrasant.
Le maître n'en est pas plus maître que l'élève.
19 septembre 2002.
Dominique Chancé, maître de conférences en littératures française et francophone, Bordeaux 3. Je travaille essentiellement sur les auteurs de la littérature antillaise et post-coloniale, dans une réflexion sur la mélancolie, la perte de repères symboliques et la tentative de resymbolisation dans l'écriture baroque.
Publications:
L'auteur en souffrance, PUF, 2000; Poétique baroque de la Caraïbe, Karthala, 2001, Édouard Glissant, Un "traité du déparler", Karthala, 2002.
- 1.Il faudrait décidément en revenir au livre de Bettelheim, L'enfant et la lecture, lorsque s'affrontent en un débat sempiternel défenseurs de la méthode globale et de la méthode analytique. Il n'y a qu'une méthode : celle des textes intéressants. Globalement et analytiquement, ce sont les seuls qui donnent envie de lire. Reste à définir ce qu'est un texte intéressant pour un enfant. C'est sans doute, comme pour tout un chacun, un texte qui lui permet de rencontrer des sujets, le sien et l'autre.
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