Être et avoir

Affiche du film Être et avoir

Ce documentaire porte sur la classe unique d'une école communale, à Saint-Etienne sur Usson, en Auvergne. Le réalisateur Nicolas Philibert a ainsi filmé une de ces classes qui regroupent, autour du même maître ou d'une institutrice tous les enfants d'un même village, de la maternelle au CM2.

Autre article sur ce film par Dominique Chancé

Être et avoir.  La bonne distance.

Nicolas Philibert est au cinéma ce que Siméon Chardin est à la peinture : leur génie propre est de rendre admirables, par la vivacité et la délicatesse de leur regard,  « la moindre des choses », le geste le plus humble, la scène la plus quotidienne.  L'un et l'autre partagent  aussi cet art délicat de savoir regarder et dépeindre des enfants sans les caricaturer.  Ainsi « Être et avoir » nous fait-il découvrir non pas des enfants-potiches pour casting de stars, mais de vrais enfants, qui jouent, pleurent, rêvent, réfléchissent, s'efforcent d'apprendre à lire ou à écrire, comptent sur leurs doigts -  pas toujours très propres - , s'appliquent, tirent la langue sous l'effort, se disputent ou s'entraident.  C'est en Auvergne, dans l'école, si belle que certain y ont vu un décor de fable, d'un village méconnu des médias que Nicolas Philibert et son équipe légère sont allés installer leurs caméras, entre Noël et la St-Jean et ont regardé évoluer le petit monde d'une classe « unique » réunie autour de Georges Lopez, le maître d'école qui s'est prêté au jeu avec grâce.  Si l'idée de départ du cinéaste était de filmer comment on apprenait à lire, à l'arrivée son film semble moins porter sur l'apprentissage de la lecture que sur celui  de la vie tout court.  Grandir au milieu des autres, qu'est-ce que ça veut dire quand on a quatre ans, six ans ou onze ans ?

Maître du montage, Nicolas Philibert glisse d'un visage à l'autre, d'un plan de la classe à celui d'un paysage torturé par l'hiver ou réchauffé par le printemps, d'une scène de groupe à un dialogue à deux ou trois, de la marche lente d'un couple de tortues au champ de blé où s'est perdue la petite Alizée.  Et tout cela, il le filme en laissant au spectateur le temps d'apprivoiser les lieux, les gens et les enfants.  Peu à peu, on apprend à reconnaître chacun des enfants, et l'on se prend à éprouver pour eux quelque chose qui ressemble rapidement à de l'affection.  Oui, rapidement, par l'habileté du cinéaste, ces enfants-là, tout ordinaires qu'ils soient, deviennent des personnages qui nous touchent, nous attendrissent, nous intriguent, nous exaspèrent, nous font rire, nous émeuvent.  

Certaines scènes d'Êêtre et avoir sont si justes, si drôles, si parfaitement saisies dans leur finesse et leur vérité qu'on se dit qu'elles marqueront l'imaginaire à la façon des portraits d'enfants de Doisneau.  Qui pourrait  oublier le visage de Jojo résistant de toute l'énergie de ses quatre ans à terminer son dessin ou à se laver les mains ? L'aplomb de Marie évaluant la qualité de son graphisme naissant ? L'ahurissement d'Alizée dont on vient de voler la gomme ?  Les visages concentrés et appliqués au moment de la dictée ou de la leçon d'écriture ?   

Si Nicolas Philibert a visiblement réussi à trouver la distance juste pour filmer juste, on remarquera aussi les qualités du maître, Georges Lopez, qui, à son avant-dernière année de carrière, fait la preuve que les méthode dites vieillottes ne sont ni sans charme ni sans pertinence.  Si éduquer c'est trouver la bonne distance, ce maître-là est incontestablement un grand éducateur tout à la fois exigent quant aux règles de politesse (pas de tyrannie du tutoiement ici, mais un « monsieur » clairement articulé), attentif à chacun, et au groupe aussi bien.  Et d'une patience qui lui fait sans rechigner remettre cent fois l'ouvrage sur le métier.  (De combien de dictées est donc faite une carrière d'instituteur ?  lui sera-t-il demandé, sans que la réponse soit donnée.) Sa façon de reprendre un conflit tournant à l'aigre entre deux enfants, celle de recevoir la mère désolée d'une fillette en grande difficulté, la fermeté avec laquelle il va au bout d'une exercice ou d'une leçon illustrent de belle façon comment on peut être proche de ses élèves sans jamais être séducteur : il est là pour que les élèves apprennent à lire, écrire et compter, à devenir des humains civilisés et solidaires aussi.  

Qu'il filme des enfants ou leurs parents, Philibert regarde ses personnages avec une tendresse qui n'est pas dépourvue d'humour, sans doute parce qu'on ne le sent jamais à distance d'eux et parce que les images qu'il filme ne sont jamais des images volées mais des images partagées.  Ainsi en va-t-il pour les quelques scènes  tournées au foyer de certains enfants, dont une hilarante scène de devoir où Julien s'acharne sur une multiplication réalisée avec l'aide (l'aide ?) de ses pères, mère, oncle et frère.  S'il y a de l'humour, il n'y a jamais de dérision.  Pas étonnant dans ces conditions que le film ait été si bien reçu par les familles des enfants.  

Au bout du compte, ce que nous livre là Nicolas Philibert c'est bien plus que ce que certains réduirait dédaigneusement à un « documentaire », « ces films sur les animaux » ainsi que le définissaient les enfants rencontrés par le cinéaste lors de sa recherche d'une école où filmer.  Ou alors, il faudrait l'inscrire dans la lignée des poètes-ethnologues tel Pierre Perrault qui avait produit dans les années 70 son admirable cycle « Pour la suite du Monde ».  

Nicolas Philibert est un artiste authentique, et son cinéma, pour être léger n'est dépourvu ni d'ambition ni de sens.  Avec lui, ce n'est pas « être ou avoir » mais « être et avoir », ce qui en soi est déjà une admirable leçon d'espoir.  

José Morel  Cinq-Mars

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