Abbas Kiarostami Copie Conforme

 Juliette Binoche

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Réalisé par Abbas Kiarostami

Avec Juliette Binoche, William Shimell, Jean-Claude Carrière, plusTitre original : The Certified CopyLong-métrage italien , iranien , français . Genre : DrameDurée : 01h46min Année de production : 2009Distributeur : MK2 Diffusion

Synopsis : James, un écrivain quinquagénaire anglo-saxon, donne en Italie, à l'occasion de la sortie de son dernier livre, une conférence ayant pour thème les relations étroites entre l'original et la copie dans l'art. Il rencontre une jeune femme d'origine française, galeriste. Ils partent ensemble pour quelques heures à San Gimignano, petit village près de Florence. Comment distinguer l'original de la copie, la réalité de la fiction ?

Abbas Kiarostami Copie Conforme

L’Italie revisitée entre Mozart et Vinci : ainsi font-ils tous.

Le cinéma organise souvent la rencontre de corps et de styles, tirant de ce réel les tensions qui deviennent lisibles dans la narration, donnant sens à une relation fictive et matière à ce qui deviendra psychologie. La rencontre d’acteurs professionnels et de personnes n’ayant jamais fait de cinéma, d’acteurs et de stars venant d’ailleurs (Haliday, Björk) produit toujours un télescopage fertile.

Copie conforme fait ainsi se rencontrer un baryton et une actrice de cinéma et capte en quelque sorte ce qu’il en advient. Bien sûr, le baryton ne joue jamais comme sur une scène d’opéra, il a l’intelligence de jouer comme au cinéma et Kiarostami l’a certainement choisi pour sa prestance et sa capacité à jouer au premier plan tout autant que sur une scène éloignée. Il n’en reste pas moins que demeure quelque chose de cette relation entre un corps assez lointain et un visage, un corps, en gros plan. La qualité charnelle, émotionnelle, sensuelle, frémissante de Juliette Binoche, occupe le film et le cadre, comme si elle jouait de tous ses pores, au plus près, tandis que William Shimell semble toujours très loin derrière elle, sur une autre scène. Et cela tombe bien puisque les deux acteurs incarnent la relation difficile entre un homme qui serait toujours absent et une femme qui revendique sa sensibilité, sa présence, son évidence tactile et affective, en quelque sorte. Et cela devient une histoire exemplaire, car bien des couples se reconnaîtront dans le malentendu patent entre ces deux-là, dans ces reproches si communs : le grand absent d’un côté, la femme hystérique de l’autre, celui qui n’écoute pas, toujours sur le bord du cadre ou hors-champ, celle qui l’emplit de toute sa moiteur, de sa beauté, de sa fébrilité, de sa peau et de son flux de paroles, ne lui laissant somme toute qu’assez peu de place. C’est une histoire et ce n’est en même temps qu’une réalité, comme une matière ou une structure que le spectateur (mais également les protagonistes) vont habiller d’interprétations (psychologiques, dramatiques).

Dans le fond, on ne sait pas grand chose de ce couple. On ne sait même pas si l’histoire que (se) raconte la femme est vraie ou si elle invente au fur et à mesure une fiction de relation. Mais le décalage est tellement vrai, et même cette incertitude devient terriblement parlante : la femme n’est-elle pas toujours entrain de se raconter des histoires sur l’amour, le couple, la rencontre, la relation, auxquels l’homme ne comprend pas grand chose. Vérité, mensonge ? Jeu, réalité du couple ? Cela ne change rien car le dispositif du film suffit à dire la vérité du couple : on n’est pas sur le même registre, ce que n’importe quel metteur en scène d’opéra, n’importe quel chanteur savent parfaitement. Entre le baryton et la soprane, quel accord possible ? En même temps, c’est cet écart qui fait chanter, nourrit la polyphonie.

La psychologie du film doit beaucoup à celle de l’opéra : un baryton-basse n’a pas le même registre qu’un ténor, une soprano n’est pas une mezzo. Schimel joue en tant que baryton, grave, ample, sans séduction facile, regardant un peu distrait, intrigué, un peu lointain, ce qui se passe devant lui ou à côté. Le reste suit. Deux personnages, deux voix, deux corps qui, comme à l’opéra, ne peuvent s’écarter de la partition et du registre. On sait toujours, dès le départ, en entendant les voix, de qui il faudra se méfier, de qui viendra la puissance et la faiblesse, la tragédie et l’émotion. Dom Juan, avec sa voix magnifique ne peut être totalement méchant, il nous séduit de la première note au dernier cri. On sait que la Reine de la nuit va un peu trop haut dans les aigus pour être une mère vraiment bonne. La fiction n’est presque plus qu’une conséquence de cet ordre chanté. Je crois que le spectateur peut la reconstruire les yeux fermés, en écoutant la musique et, dans le film de Kiarostami, il peut l’inventer en suivant la trajectoire des corps, la qualité de leur présence et de leur sonorité, leur manière de réfracter la lumière, d’occuper le cadre.

La différence entre l’homme et la femme tient là à quelque chose que le discours ne fait que confirmer. On peut, à l’inverse, estimer que les choix dramaturgiques et scéniques de Kiarostami (comme de Mozart) ont eu l’intelligence de traduire de façon évidente des structures de sens, d’illustrer un discours de façon pertinente. Je préfère penser que c’est la réalité des corps et de la mise en scène qui est première parce que c’est une belle idée de cinéma (ou de théâtre, d’opéra) et qu’elle confirme, en fait, l’hypothèse que nous pouvons faire de ce remplissage par le discours, la rationalisation, la recherche du sens psychologique, de quelque chose qui nous échappe et se joue en deçà, comme malentendu entre deux réalités si disjointes, entre deux chants qui ne peuvent s’accorder. Mais ils peuvent s’élever ensemble comme dans les meilleures scènes de Cosi ou des Noces, quand chacun pour soi chante, en aparté, un air et des mots différents que les autres ne sont pas supposés entendre, et que tout se mêle en une sublime polyphonie (à deux, à trois, à quatre, à sept), pour les oreilles ravies du spectateur.

Par conséquent, si Copie conforme reprend Voyage en Italie, mais également la propre histoire supposée des personnages, variant sur le thème du temps et de l’original, du modèle et de ses copies, le film est peut-être également une reprise du Cosi Fan Tutte mis en scène récemment par Kiarostami pour l’opéra d’Aix-en-Provence. Le mariage de mascarade qui se produit en une seule journée dans Cosi pourrait avoir inspiré ce mariage fabriqué par une affabulation dans le film, et pourrait fonctionner comme dans l’opéra comme révélateur d’une vérité : « ainsi font-elles toutes », ou ainsi font-ils tous. Toutes les femmes sont en quête d’émotion amoureuse, en attente de présence, d’attention — ce bras passé autour de l’épaule ainsi que le conseille Jean-Claude Carrière, dans une des scènes les plus étonnantes du film — de reprise, de regard à capter et d’image à renvoyer. Tous les hommes sont ailleurs. Cette sorte de généralité peut être variée sur tous les tons. L’homme du film est vraiment ailleurs, entre deux trains, vivant dans un autre lieu, puisque nous sommes ici sur le lieu de la femme (mais n’est-ce pas toujours le cas ?) qu’il ne fait que visiter, arrivant en retard et presque déjà reparti, le regard souvent perdu et déconcerté, comme s’il ne savait pas vraiment où regarder.

La femme continue à dévider son histoire. Il importe peu qu’elle soit vraie ou fausse, en l’occurrence. Que l’homme soit celui qui a partagé ou non sa vie ne change rien, elle dirait la même chose, il serait identique, elle parlerait toute seule, de toute façon, à un homme qui ne saurait pas bien de quoi il s’agit. Lorsqu’elle vient chercher des souvenirs de leur nuit de noces dans la petite chambre d’hôtel, on ne sait si elle invente au fur et à mesure ou si elle retrouve effectivement ses souvenirs. Mais je crois que l’homme, qu’il soit celui rencontré la veille ou son véritable mari ne se souviendrait pas, de toute façon. Il ne se sent pas vraiment concerné par toute cette sentimentalité. Il ne sait pas ce qu’il faut regarder, retrouver. En même temps, tout reste possible, il pourrait lui donner ce présent qu’elle réclame à tout moment, la séduire, l’aimer. Mais il est déplacé, il ne trouve pas sa place. Mais a-t-il le choix ?

Le film, en effet, est surtout construit à partir du regard de la femme, parce qu’elle conduit l’intrigue (et la voiture), donne tous les éléments du récit. Toutefois, on ne peut oublier le regard de l’homme et le point de vue peut se retourner. On perçoit alors le peu de place que laisse la femme, dans le miroir, dans la chambre, dans le flux des paroles, dans le cadre, à cet homme qu’elle dit absent. Lui laisse-t-elle quelque espace à habiter en dehors du cadre qu’elle a prévu et qu’elle emplit totalement, avec la complicité (tendre et/ou critique ?) du cinéaste ?

Et puis, la dernière image.

On quitte enfin ce huis-clos un peu étouffant des rues toujours en cadre très serré, de la chambre, de l’habitacle de la voiture, du cadre limité du pare-brise, etc. La caméra, amoureusement s’évade vers une vue, une vue de toits, d’Italie, de Toscane. On se rend compte que ce voyage en Italie n’est fait que d’images tronquées, de petits bouts de villes, d’escaliers, de maisons, de places, sans beaucoup d’air. En fait, le dialogue, la fiction fabriquée (par le film, par la femme) masquent terriblement le paysage et la dernière image est comme une respiration après une course haletante.

J’ai eu soudain le sentiment que le film était un hommage à Léonard de Vinci et à La Joconde dont il est question, me semble-t-il, dans un dialogue. Le film est donc aussi la « copie » de la Joconde, interrogeant à son tour le mystérieux sourire, bien sûr, à travers la présence si vibrante et sensuelle de Juliette Binoche dans sa rondeur, la plénitude de ses formes dignes d’une Mona Lisa et l’aura qui souligne la douceur de sa présence. Mais n’est-il pas également une relecture de cette étrange relation entre le visage et le paysage qui finit toujours par intriguer celui qui regarde attentivement le tableau de Vinci ?

J’ai lu dans les comptes-rendus rapidement parcourus du Cosi Fan Tutte de Kiarostami que l’originalité de sa mise en scène tenait au fait qu’il avait intégré un écran au fond de la scène, où des images de mer étaient projetées, tandis qu’un café, sur une petite place d’Italie, rappelait une scène de film. Les différents niveaux de spectacle, de plans et d’arrières plans se développaient, permettant des mises en abymes et des mises en perspective. L’opéra mettait ainsi en présence la fiction humaine, les malentendus et les ruses, la duplicité, des relations homme/femme, sur fond d’un paysage méditerranéen qui donne une respiration, une ampleur, peut-être le rappel d’une autre temporalité, d’un autre réel (dans un entretien, Kiarostami évoque sa mise en scène de Cosi selon ce rapport entre le « huis-clos » de la fiction et la « respiration » donnée par le paysage).

Le film Copie conforme propose donc une double confrontation entre l’homme et la femme et entre l’homme et le paysage. À la fin du film, j’ai eu l’impression que le paysage m’avait manqué, que cette conversation, ou ce monologue de la femme l’empêchait de regarder ailleurs, nous empêchait de regarder ailleurs (la Toscane, les toits, la campagne qui défile en dehors de la voiture et qu’on voit si peu, si vite, les œuvres sur lesquelles on s’arrête trop peu de temps car elle est toujours pressée, entrain de courir vers autre chose, tandis qu’il est, quant à lui, trop préoccupé par cette énigme de la femme pour s’intéresser à ce qui lui est montré). Homme et femme sont trop pris dans leur mutuelle énigme pour être l’un et l’autre présents à ce paysage, à ces autres histoires, à cette aventure de l’art et de l’Italie, par exemple.

Je me souviens de Voyage en Italie dans lequel les personnages sont totalement happés par leur histoire jusqu’au moment où ils découvrent à Pompéi la réalité de la mort. Entre le temps qui passe et éloigne l’original, et la mort qui rend dérisoires les malentendus humains, le paysage et le voyage rappellent à l’homme des dimensions du réel qu’il feint d’oublier ou ne voit pas, médusé par son propre visage, étourdi par sa voix. La caméra de Kiarostami, après celle de Rossellini, détourne quelques secondes le regard, de ce drame intérieur, pour nous faire entrevoir cette autre dimension.

Dominique Chancé, mai 2010.