Abellatif Kechiche, Yahima Torres, Vénus Noire, 2010

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venus noire
Abellatif Kechiche, Yahima Torres, Vénus Noire, 2010.

« Exhibition business ! »

je n’ai pas coutume de privilégier les acteurs et en cela, je suis bien de ma génération, celle qui croit au cinéma d’auteur ! mais on comprendra qu’il faut faire exception ici et associer Yahima Torres à la réussite du film Vénus Noire.

Le film d’Abdellatif Kechiche est épatant, dans tous les sens du mot. Quelle énergie, quel art du cadrage, du mouvement, du montage, de la mise en scène, de la direction d’acteurs ! Tout est à couper le souffle, à commencer par la performance de la Venus hottentote dans ses différentes apparitions, dans les baraques de foire, les salons, les bordels. On ne boudera pas son plaisir, pas plus que le public populaire ou mondain de l’époque qui crie, s’extasie, applaudit. Le réalisateur ne lui en tient pas rigueur : il jouit de leur jouissance et de la nôtre : les visages sont épanouis, les rires et les peurs d’une fraîcheur candide. Il y a de la générosité finalement dans ce public à qui l’on ne saurait reprocher sa curiosité, son désir de connaître et sa sensibilité : ses sensations répondent comme il le faut à ce spectacle sensationnel.

Le cinéaste réserve toute sa sévérité aux savants qui, derrière un discours scientifique et une posture sérieuse, dénient toute dignité humaine à la Vénus hottentote, en faisant un monstre, un animal, un objet d’étude et un objet tout court, une chose à détailler sans pudeur et à découper en morceaux. Leur libido scientis n’est que le masque glacé de leur libido morbide, leur jouissance totale (jouir de au sens de posséder, jouir au sens de jubiler), est terrifiante, ignorée d’eux-mêmes, violente bien qu’immobile et hiératique, dépourvue de cette gaieté et de cette spontanéité qui se manifestent dans les publics populaires. Les hommes de science semblent inexcusables quand ceux qui jouissent avec impudeur du spectacle offert (avec toutes les réserves et les ambiguïtés qui marquent les relations entre « l’actrice » et ses « montreurs ») sont dédouanés de leur plaisir, du seul fait qu’ils entrent dans une relation de spectateur à spectacle qui laisse une marge de jeu à celle qui les réjouit, une marge de fonctionnalité ou de ritualisation, d’esthétisation ou de distanciation, qui permet à la femme noire de se protéger derrière la représentation. C’est ce qui est discuté dans un procès au tribunal et finalement repris au centre du processus du film.

C’est sans doute la relation particulière de spectateur à comédien qui protège également l’actrice du film comme n’importe quelle artiste et comédienne et lui permet de se donner avec tant de générosité, comme elle nous permet à nous, spectateurs, d’échapper à l’abjection du voyeurisme. Pourtant, on se demande s’il fallait montrer tant de chair, exhiber ce corps noir exceptionnel (et l’on sait comme les acteurs et personnages noirs sont encore rares au cinéma !), le donner ainsi en pâture au spectateur du XXIème siècle. On ne peut si aisément se défendre de la jouissance voyeuse qui nous est proposée et que l’on ne peut « esquiver » davantage que dans le précédent film de Abdellatif Kechiche, quand la danse, prolongée à l’infini, au plus près de ce ventre frémissant, mettait le spectateur dans une grande gêne.

C’est « l’exhibition business », n’est-ce pas ? Et Kechiche, aussi habile cinéaste que ses prédécessurs furent d’habiles bonimenteurs, s’inscrit donc dans une filiation, devient l’ultime montreur de la Vénus hottentote, ou l’obscène montreur du corps de la femme noire. La dénonciation des savants et le petit film qui, in fine, redonne sa portée géopolitique à l’événement — permettant au passage de revoir des danses africaines, dans ces images prises à la volée, sans préparation, et qui semblent, forcément exotiques, redoublant le propos du film sur le spectacle du corps de l’autre — ne suffisent pas à dissiper le trouble, l’inquiétude qu’on peut ressentir à se voir offrir de telles images.

Ceux qui réfléchissent sur la pulsion scopique et le voyeurisme pourront se saisir de cet objet riche en postures diverses. Un véritable cas d’école ! Pour ma part, je ne puis me défendre d’un scrupule qui me fait douter de la nécessité de montrer quand on aurait pu dire, trouver un dispositif pour ne pas exhiber, redoubler l’impudeur et l’exhibitionnisme, jouer de la distanciation et de la complexité que le cinéma (comme le théâtre) recèlent pour mettre en scène sans voyeurisme des situations, des êtres, des sujets dont on ne veut pas faire des objets de jouissance. C’est pour moi l’un des enjeux de tout spectacle que de penser son dispositif pour déjouer ces jouissances perverses, donner à voir sans voyeurisme/ exhibitionnisme. En cela, le film de Kéchiche, spectacle virtuose, n’est pas juste du point de vue de l’éthique du spectacle et de la rencontre avec l’autre. On peut le qualifier de délicieusement pervers. C’est un peu dommage qu’il n’ait pas su négocier une autre relation avec son sujet, avec la Vénus hottentote et avec l’actrice qui lui ont beaucoup offert.