"Ce n'est qu'un début.." Pierre Barougier, Jean-Pierre Pozzi

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Réalisé par Jean-Pierre Pozzi, Pierre Barougier Avec Isabelle Duflocq, Pascaline Dogliani, plus Long-métrage français . Genre : Documentaire Durée : 01h42min Année de production : 2010 Distributeur : Le Pacte Synopsis : Ils s’appellent Azouaou, Abderhamène, Louise, Shana, Kyria ou Yanis, ils ont entre 3 ans et 4 ans quand ils commencent à discuter librement et tous ensemble de l’amour, la liberté, l’autorité, la différence, l’intelligence… Durant leurs premières années de maternelle, ces enfants, élèves à l’école d’application Jacques Prévert de Le Mée-sur- Seine, dans une ZEP de Seine-et-Marne, ont expérimenté avec leur maîtresse, Pascaline, la mise en place d’un atelier à visée philosophique. Plusieurs fois par mois, assis en cercle autour d’une bougie allumée par Pascaline, ils apprennent à s’exprimer, s’écouter, se connaître et se reconnaître tout en réfléchissant à des sujets normalement abordés dans le système scolaire français en classe de… terminale. Il n’y a plus de bon ou de mauvais élève lors de ces moments privilégiés : juste de tout jeunes enfants capables de penser par eux-mêmes avec leurs mots à eux, plein de spontanéité, de bon sens et de poésie. Et qui font déjà preuve, parfois, d’un incroyable esprit citoyen…

Difficile de ne pas aller voir ce film quand on est professeur et qu’on a vu et aimé Récréations, Être et Avoir, Entre les murs, grands prédécesseurs qui ont révélé le goût du public pour l’école et ses questions, et même la cinégénie de celle-ci.

De fait, les enfants sont beaux, attendrissants, comme le signalait assez la bonne dame d’à côté qui, entre deux reniflements, soupirait, « ah, qu’il est mignon ! ». Les cinéastes s’en sont donné à cœur joie de plans de demi-ensemble ou rapprochés sur ces petites têtes penseuses, parfois endormies, dodelinant irrésistiblement, parfois très attentives et s’emparant de la parole avec effort ou avec brio, c’est selon. Tout cela est charmant et la maîtresse aux amples formes, enceinte en fin de film, a tout d’une bonne fée, à la façon des sages-femmes ou femmes-sages des contes de Grimm, selon Marthe Robert.

Le film a pour objet une classe expérimentale de philosophie, appelée plus simplement « philo », à la maternelle, dans une classe de grande section en milieu urbain. Mais j’ai l’impression que son sujet est bien plutôt la diversité française. Et ce n’est pas le moindre bonheur de ce film que de nous convier dans cette petite classe où les enfants issus de l’immigration ancienne ou récente, métis à demi-sénégalais, algériens, vietnamiens, ou tout à fait antillais comme une petite fille qui connaît Aimé Césaire, font bon ménage et où l’on n’hésite pas à parler de la couleur, sans occulter les sentiments qu’elle suscite, en particulier chez les enfants noirs ou métis. Voir et entendre tous ces enfants qui manient la langue française et s’écoutent, vivent ensemble sans plus de difficulté que celles des cours de récréation ordinaires, sont amis ou amoureux, a de quoi réjouir.

On est très admiratif de cette démarche qui consiste à faire parler les enfants sur des thèmes essentiels de la vie (l’amitié, l’amour, la différence, la liberté, la mort), autour d’une bougie qui rend l’instant de la parole solemnel. Les enfants ont appris à parler, à écouter, à réagir, à suivre un sujet quand leur tendance spontanée est plutôt de s’égarer dans des associations très personnelles et des anecdotes ; ils ont visiblement pris goût à ces échanges, progressé au fil des séances. L’institutrice les amène, progressivement à comprendre que l’on peut régler des situations, même des conflits, sans se battre, par la parole. Les enfants sont donc des petits philosophes et l’on ne peut que souhaiter qu’une telle expérience se généralise.

Pourtant, on s’ennuie un peu, c’est un peu long, bien que les réalisateurs aient, comme tous les bons documentaristes aujourd’hui, construit des personnages, enfants plus photogéniques ou plus amusants, plus vifs ou attendrissants, qui prennent la parole plus souvent ou que l’on accompagne à la maison. On s’aperçoit alors que l’un des atouts de la démarche est que la discussion continue à la maison, que les parents, invités dans des ateliers, prennent le relais, et que la séance de philosophie permet des échanges, aide sans doute parents et enfants à se parler, autour de ces graves questions.

Cependant, on reste un peu sur sa faim, comme si quelque chose de décisif restait en suspens. C’est bien joli, toutes ces questions, ces paroles dont on sent qu’elles transgressent quelques tabous, mais à quoi bon, pour aller où ?

On a souvent le sentiment que si l’on défriche le terrain, les réponses sont absentes et même la construction de la question ne semble pas abordée, on n’entend pas la maîtresse reprendre, tenter de reformuler. Elle ouvre, accueille, fait surgir. On peut s’en tenir là, certes, puisque le résultat semble bel et bien positif. N’est-il pas regrettable, pourtant, que les enfants restent avec leurs remarques qui vont un peu dans tous les sens : « moi je préfèrerais être blanc », « les blancs sont plus gentils » ; « la liberté, c’est faire ce qu’on veut », « la liberté c’est sortir de prison » ; et faut-il s’émerveiller que la parole ait l’air de descendre du front vers la bouche, comme si l’on avait saisi le processus même de la pensée ? Du reste, les corps pensants sont bien saisis par la caméra : quand on pense, on se tortille, on se caresse, on se gratte, on tord la bouche, on l’ouvre grand, on se pince, on se lève, etc. Ça a l’air assez compliqué, et mobilise un peu tous les membres et les sens. Ce n’est qu’un film attentif, comme la maîtresse, au surgissement de quelque chose, et il réussit son pari de nous rendre à notre tour, attentifs à ces enfants et à la parole, en général ; mais on aimerait que les formulations aillent un peu plus loin, puisqu’il s’agit de parler et de penser.

Cela me rappelle les cours en sixième et mon plaisir à constater combien les petits de 12 ans philosophaient (c’est vrai, on est déjà grand à 12 ans, mais comme le disent les philosophes du film, on est encore petit et l’on ne sait pas bien où s’arrête cet état). Je les appelais, mes élèves, des petits chercheurs et j’ai toujours pensé, depuis ce temps, que la recherche n’avait pas d’âge. Bien des textes et des exercices nous ont menés vers des débats et des questions essentielles, sans bougie. Toutefois, je crois que l’écueil de ces expériences consisterait à détacher la réflexion d’une expérience concrète, ancrée dans une discipline. C’est ce qui me semble le plus difficile. J’enseignais le français et c’est à partir du conte, d’un personnage, d’une situation romanesque, d’un film ou d’un écrit, que la discussion s’engageait. Il s’agissait de comprendre, d’enrichir l’expression, de percevoir du sens, de formuler des sensations ou des idées, de transmettre une expérience, de libérer un sentiment. Le français a le mérite d’être à la fois une discipline et rien du tout, un exercice de langage qui peut ressembler à la leçon de philosophie du film. On peut parler de tout et de rien. Et le problème, c’est bien souvent qu’on ne sait pas plus de quoi on parle et qu’on ne sait pas quoi faire des questions.

On voit très bien, dans le film, qu’on arrive assez vite à des non-dits, que suscitent les discussions et que la maîtresse a certainement eus en tête (on la voit venir avec « la loi », par exemple, à propos de la liberté !), mais qu’elle n’explicite pas : sur la sexualité quand il s’agit de distinguer hommes et femmes, enfants et parents, ami et amoureux, sur l’inceste qu’elle effleure sans rien en dire (embrasse-t-on ses parents sur la bouche ? ), sur le racisme à propos duquel elle reste muette, se contentant de recueillir les sentiments et sensations, sans demander si c’est bien, si c’est vrai, d’où ça vient que l’on croit qu’il vaut mieux être blanc, etc. Comment faire quelque chose à partir des bribes, des paroles, des préjugés, des réactions, des propositions ? Faut-il laisser les choses en l’état, chacun étant renvoyé à lui-même ? Prolonge-t-on la séance en classe, ou les enfants continueront-ils avec les parents ? Mais alors ces derniers auront une lourde charge et seront peut-être bien embarrassés.

Plus encore, quand on est sur le terrain personnel et affectif et qu’on n’est pas psychanalyste, que faire de ce qu’on entend ? Je me suis posé la question bien souvent, lorsque j’avais levé des lièvres, aussi bien en classe, au détour d’une discussion, d’un commentaire, qu’en réunion avec des parents. Très vite, j’en suis venue à l’idée qu’il valait mieux ne pas faire venir certaines paroles, certaines questions, tout en conseillant parfois d’aller voir quelqu’un pour parler. Il s’agissait de reconnaître qu’il y avait quelque chose à dire et de ne pas le dire là, maintenant, parce qu’on n’en est pas le destinataire. On sait à quoi s’engage le psychanalyste et le dispositif très complexe que suppose le fait d’écouter et d’entendre des paroles, sans en être soi-même prisonnier et sans aliéner celui qui parle à celui qui est supposé savoir. La maîtresse d’école, le professeur, peuvent avoir un rôle transferentiel très important. Comment en user pour enseigner, sans en abuser, comment libérer du langage et de la pensée sans susciter des paroles et des pensées dont on ne sait que faire ?

C’est peut-être pour cela que la philosophie s’adresse à des jeunes assez mûrs pour assumer une grande part des questions qu’on peut soulever sans crainte d’être irresponsable. N’ai-je pas, moi-même, découvert la psychanalyse en Terminale ? On nous faisait lire les Cinq Leçons et Psychopathologie de la vie quotidienne, en philo. Je me souviens, du reste, que le professeur s’était un peu aventuré, pour nous faire comprendre ce qu’était l’inconscient, à nous faire dessiner un arbre, supposé révéler notre structure psychique. Une fois que deux cobayes ont eu dessiné cet arbre (au tableau), il fut bien incapable de nous en dire quelque chose et sembla reculer devant la tâche qu’il s’était lui-même imposée. Se réservait-il le diagnostic ? Etait-il incapable d’en faire un ? S’apercevait-il que ce serait indiscret ? Etait-ce une farce de mauvais goût dans laquelle nous nous étions engagés à nos risques et périls ? Bref, il était sorti de son rôle et de ses compétences. Pourtant, il avait eu raison, j’en suis sûre de nous faire découvrir les textes de Freud et de les éclairer, j’ai tout de suite compris que « c’était pour moi » et que j’en ferais le plus grand usage ! Ce qui ne m’empêcha nullement de me passionner pour Kant, Marx ou Descartes. Le philosophe lui-même ne sait pas toujours où situer les limites de la philosophie et où commence la réflexion personnelle, l’intelligence (qui n’est pas seulement scolaire) et l’expérience de la vie. Faire de la philosophie (à quelle condition cela inclut-il Freud ?), c’est donc apprendre à former des concepts, à les connaître, à lire des textes, à analyser des formules et à construire des cheminements de pensée. La philosophie n’est en cela qu’une discipline de pensée qui a son corpus, son langage propre. Gilles Deleuze définit très bien ce qu’est la philosophie, dans son magnifique cours à la Fémis, à de futurs cinéastes :

« la philosophie n’est pas faite pour réfléchir sur n’importe quoi. Elle n’est pas faite pour réfléchir sur autre chose. Je veux dire, en traitant la philosophie comme une puissance de réfléchir sur, on a l’air de lui donner beaucoup et en fait, on lui retire tout. Car personne n’a besoin de la philosophie pour réfléchir. […] L’idée que les mathématiciens auraient besoin de la philosophie pour réfléchir sur les mathématiques est une idée comique. Si la philosophie devait réfléchir sur quelque chose, mais elle n’aurait aucune raison d’exister. Si la philosophie existe, c’est qu’elle a son propre contenu. Si nous nous demandons : qu’est-ce que le contenu de la philosophie ? Il est tout simple. C’est que la philosophie est une discipline aussi créatrice, aussi inventive que toute autre discipline. La philosophie est une discipline qui consiste à créer ou à inventer des concepts. Philosopher n’est pas penser, car tout le monde pense et se pose des questions. Philosopher c’est penser à travers un certain langage, c’est forger des concepts. »

En littérature, je pense avec les auteurs, les textes, les formes de poésie, de roman, de théâtre, d’essais, j’essaie de travailler le langage à partir de ces formes et ces formes sont un accès merveilleux à des questions humaines. Parfois, la limite est difficile à percevoir également. La passion divisée entre deux femmes, la pure Mme de Mortsauf, totalement idéalisée, et la fougueuse maîtresse, Lady Dudley, dans Le Lys dans la vallée de Balzac, est-elle une situation réaliste ou aberrante ? Le héros peut-il être sincère en aimant différemment ces deux femmes ? À quel moment parlons-nous encore de littérature ou de nous-mêmes, confrontés à certaines contradictions entre le désir et l’amour que les adolescents n’ont peut-être pas encore devinées ou qu’ils ne souhaitent pas connaître/reconnaître ?

Un psychanalyste pense avec la psychanalyse et bien sûr, nous sommes nombreux aujourd’hui à être un peu philosophe, un peu psychanalyste, et l’objet des petites classes est tellement universel que ces disciplines peuvent bien entrer à l’école maternelle, au même titre que les disciplines d’éveil. Je me demande cependant comment articuler des paroles possibles à des disciplines, à des formes, afin de canaliser les propos, de les reformuler pour éviter de les laisser s’engorger ou encombrer les sujets de questions qu’on n’est pas prêt à mener quelque part. Comment être créateur en tant que professeur, maître d’école, en enseignant sa discipline ou en initiant à plusieurs disciplines. Le psychanalyste fait des psychanalyses, le philosophe de la philosophie, qu’est-ce qui s’en apprend ailleurs, comment être à son tour créatif et penser sa propre discipline, fût-elle l’enseignement lui-même ? Comment éveiller au langage tout en laissant deviner peu à peu qu’il y a plusieurs approches, plusieurs langages et que chaque discipline a, précisément un accès particulier à toutes les questions, sans qu’aucune ne puisse prétendre les résoudre toutes ?

J’ai un souvenir merveilleux de la grande section de maternelle : mes enfants y ont été vraiment éveillés, ils ont pu y être créatifs, découvrir les grandes formes de langage logique, scriptural, musical, tactile, ils ont peint, sculpté, élevé des tortues, chanté, parlé, nagé. C’était avant la chappe de plomb qui leur est tombée (qui nous est tombée) dessus à partir du CP (plus de coin bibliothèque, on perd un bon point si on va faire pipi pendant la classe (en 1995 !), on n’a plus le temps de dessiner et peindre ! J’ai retrouvé dans le film cette richesse de la maternelle française (menacée aujourd’hui par le gouvernement sarkoziste). J’ai beaucoup de sympathie pour la maîtresse, vivante, tendre, attentive. Mais je me demande si, par exemple, il n’est pas plus pertinent de travailler le sens ponctuellement, opiniâtrement, quotidiennement, à partir des disciplines, comme Stella Baruck le fait à partir des mathématiques, comme un professeur de sciences naturelles le fait à partir des sciences naturelles, comme on tente de le faire à partir d’une lecture ou de l’écriture d’un récit. Ne serait-il pas plus juste de laisser le sens, l’implication personnelle et humaine se dégager de chaque moment d’échange, de chaque discipline, dans son langage, plutôt que de développer, comme une discipline à part, l’art de parler et de réfléchir ?