La Tête haute, un film qui a un inconscient

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La Tête haute, un film qui a un inconscient

La Tête haute pourrait commencer à la fin du long travelling des Quatre cents coups : une course qui ne peut guère mener nulle part, sans horizon que le bureau d’un juge, les centres fermés, la prison. Mais le film d’Emmanuelle Bercot, bien qu’il fasse souvent penser à Truffaut, comme à l’archive de ces enfants difficiles que sont les Malony et les Doisnel, peinant sur une page qu’indéfiniment ils arrachent et froissent (L'Argent de poche ?), tragiquement appliqués et incapables de faire leurs « devoirs », ne fait pas de raccords. À l’inverse, c’est un film qui procède par ellipses. Les scènes se suivent et se choquent sans continuité et le lien est bien plutôt du ressort de l’inconscient que de la mémoire. Pas de narration mais des scènes, des sauts, des rendez-vous pour faire le point (comme on dit en photographie) après des périodes qui resteront dans le vague. Et c’est tant mieux, car comme on sait, le travelling des Quatre cents coups qui termine le film comme une course vers l’impossible va vers le cinéma et l’histoire si mal commencée de François Truffaut alias Antoine Doisnel deviendra celle d’un grand cinéaste. C’est-à-dire qu’il faut parfois aller vers le vide, courir à l’abyme pour qu’il y ait une histoire, quelque chose d’inattendu qui surgit, totalement imprévisible.

Les ellipses d’Emmanuelle Bercot, éludent une histoire rationalisante et sa linéarité, tout ce tissu d’images qu’on connaît déjà, qui inscrivent l’enfant et le jeune homme dans l’échec et le cliché, cependant qu’en quelques saisissants instants, le spectateur comprend cette histoire ou la reconnaît. Je ne sais pas s’il est légitime de réduire l’histoire du délinquant aux grands topos qu’on entrevoit comme des faits de structure, dans une généralité hélas vérifiée plus que revisitée. Si toute histoire est singulière, celle des manques et des démons qui sont autour du berceau de Malony valait-elle qu’on l’épelle ? Il fut mal au nid, sans doute, et honni, mais ce n’est pas le propos du film. Bien qu’à l’ordinaire je ressente le manque d’arrière-plan et d’histoire autour des personnages des films, comme un manque de vérité et de profondeur, je n’ai pas eu, en l’occurrence, l’impression de perdre quelque chose de l’histoire de Malony. Le film semble attester de la généralité et surtout aller de l’avant. Il n’est pas en quête de pourquoi mais d’un qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Les raisons demeurent dans les ellipses, le film ne fait donc pas de raccords, il monte des plans séquences alternés et répétitifs entre un dehors (toujours très fermé) et un dedans (le bureau de la juge). Ces chocs d’instants disent tout des forces en présence et installent la tension, le suspense : que va-t-il sortir de la boîte, de la minute ou se cristallise la situation ? Le suspense est à son comble lorsque Malony, accompagné de ses éducateurs, rencontre un chef d’établissement dont on attend beaucoup, et où tous semblent de bonne volonté, au-delà des stéréotypes. Le film est ainsi en permanence dramatique, porté de scène en scène par ces points de tension et d’explosion où tout se rejoue et se répète.

Évidemment, un psychanalyste a sans doute la conviction qu’il n’y a rien à espérer ni des ellipses, ni d’instants chocs qui répètent un symptôme dont l’histoire ne sera jamais faite ailleurs que dans la tête du spectateur. Sans doute peut-on regretter que Malony ne rencontre pas d’analyste. Il rencontre une juge pour enfants et des éducateurs qui s’efforcent de le tirer de ses mauvais pas et de l’encadrer afin de lui éviter une dérive définitive.

Propos de cinéma : quel cadre justement ?

Puisque le film ne procède pas par raccords ou par travellings, n’introduit pas de fondus enchaînés, sa méthode est le plan-séquence, avançant à partir de ces scènes où tout se joue, dans le dialogue et les gros plans. Ainsi le cadre est-il primordial.

Peut-être l’institution judiciaire a-t-elle une relation privilégiée avec la question du cadre : cadre légal, pénal, cadre éducatif dès lors qu’il s’agit d’encadrer un jeune délinquant, de lui permettre de se reconstruire en lui donnant un cadre, etc. Je ne suis pas sûre que c’est de cela que parlaient Truffaut dans Les Quatre cents coups qui échappe au cadre en permanence ou Pialat dans L'Enfance nue. La justice n’était pas au centre de ces films qui travaillaient autre chose, la fuite, la dérive, la révolte ou la liberté, la détresse, la solitude, l’abandon, le désir de tendresse. Ne parlons pas du Moindre geste de Deligny, et de sa quête de traces et de points de fuite. Quant à Los Olvidados, auquel un article faisait référence à propos de La Tête haute, c’est évidemment un film qui a autre chose en tête que le cadre et le dépasse en permanence par la rue, par le rêve, la cruauté et la beauté, par la démesure et l’aventure des images.

Le film d’Emmanuelle Bercot cherche vraiment ce qui se passe dans le cadre de la Justice et ce qui peut passer par ce cadre, sans éluder les difficultés. Dès la première séquence, le cadre est donné comme incapable de cadrer précisément la mère, décapitée par ce cadre, sortant de façon explosive, parlant hors champ tout en occupant le champ physiquement. C’est un morceau de bravoure cinématographique. C’est très intéressant car cela veut dire que la mère est toute et trop, que c’est bien elle qui occupe tout l’espace narratif mais qu’on ne peut pas la saisir. Elle est intenable. De toute façon, elle est déjà partie. Reste un petit garçon bien sage curieusement, très attentif à ses cubes et sans doute à la scène qui se déroule, aux propos qui le dénigrent, à la violence, mais faisant mine de rien. C’est encore plus violent pour le spectateur qui va tout de suite s’identifier à ce gamin, bien dans le cadre, mais du coup comme un paquet, symétrique du sac de linge posé en face. La juge est dépositaire de ces paquets dont elle ne sait trop que faire ou dont elle sait trop ce qui va leur arriver.

Emmanuelle Bercot laisse toujours apparaître l’étroitesse de ce bureau, son embarras administratif, sa vétusté, comme elle laisse apparaître l’inanité des discours qui s’y trouvent prononcés, car la juge ne fait qu’appliquer, rappeler des textes ou tenir des propos éducatifs tout aussi éculés, vains et plats que ceux de n’importe quel éducateur, professeur, parent désemparé. Pas de miracle. De ce point de vue, le film ne fait jamais l’ellipse de ce discours qui élude toute parole vraie, se heurte au silence de Malony, le seul qu’on aimerait entendre parler (lui qui est, comme aurait dit Aimé Césaire : « passé à côté de son cri »). Pourtant, elle ne récuse pas ce cadre dont elle épouse les limites et suit le rituel.

Car ces bribes de lois et de conseils, d’admonestations, c’est comme si on ne pouvait pas faire autrement que les dire. Même les gens intelligents et sensibles, même ceux qui en savent l’inanité, ne peuvent rien dire d’autre, qu’ils soient directeurs d’école, éducateurs, psychologues, juges, parents : qu’est-ce que tu veux faire de ta vie ? Saisis ta chance. C’est pour ton bien. Arrête de te détruire, un peu de respect, etc., toutes ces phrases justes qui ne servent à rien, que l’autre ne peut pas entendre ou dont il ne peut se saisir, dans la forteresse vide de son cœur blessé. Il lui faut se taire ou parler à son tour, quand on l’interrogera, se régler avant même d’avoir ouvert la bouche et quand on lui donne la parole, c’est trop tard, il s’est enfermé. Pourtant, c’est dans la relation avec ce juge et l’éducateur qui la relaie, comme une médiation entre la loi et son application, que Malony va trouver un réconfort et un appui.

La justice fonctionne comme un cadre étroit, décevant, et cependant utile et l’on sent que la répétition de son rituel, l’insistance de ses rappels fonctionnent finalement. Le film et son juge croient que cela constitue des repères, jusqu’à la prison qui, peut-être comme cadre ultime et absolu, ouvre ce cœur obstiné qui aurait voulu passer noël avec sa « maman » lorsque, ayant atteint le fond, en quelque sorte, il ne peut plus que faire face et revenir … jusqu’au bureau de la juge.

Les autres cadres affrontés par le film sont ceux de la folie dans l’habitacle encore plus étroit d’une voiture où explose la violence, la folie, la jouissance. À côté de la réalité de cette vie étouffante, incestueuse, prise dans un mouvement vertigineux à l’intérieur d’un maelström qui rend tout cadre impossible, le bureau de la juge, après tout, à l’avantage de la stabilité. Curieusement, on ne voit jamais Malony arriver à ce bureau. Les déplacements n’existent pas. On peut imaginer que ce ne sont que des parenthèses (Malony arrive entravé, entre deux gendarmes), non vécues et non de véritables démarches. Alors, on ne voit rien de ces transitions, de ces contextes plus vastes que seraient une rue, un palais de justice. Le jeune délinquant n’a pas de lieu, pas de mouvement : il est jeté, apporté, transféré, déposé. Ce n’est qu’à la toute fin que l’on découvrira le palais de justice, ses couloirs, ses passants, ses escaliers, au moment où Malony va, pour la première fois en sortir libre, dans une démarche personnelle après y être entré aussi librement, en visiteur. L’espace enfin s’ouvre, le contexte s’élargit, le personnage entre dans la réalité du monde.

Le débordement du cadre

Toutefois, la justice est capable de sortir de son cadre et c’est sans doute lorsque la juge part à la campagne, fêter l’anniversaire de Malony au centre de rééducation, qu’elle noue vraiment une relation avec lui (il gardera précieusement le foulard qu’elle a oublié). La justice se prolonge dans le paysage ouvert de ce centre où du mouvement, des déplacements, un début de vie sociale sont possibles. C’est là que Malony apprend péniblement à écrire, à aimer ou à être aimé, dans un espace à nouveau tout à fait carcéral mais partagé, sous le couvert d’une intimité qui suggère au spectateur qu’il ne peut ni voir ni comprendre ce qui se passe là, fragile, dangereux, entre un assaut trop brutal et une vraie initiation amoureuse.

Au fil des rencontres avec la juge, il devient clair qu’un transfert s’est produit entre Malony et cette femme aux allures de grand-mère fiable, rassurante, carrée et douce, mesurée, capable de donner la main pour de vrai, présente physiquement pour donner sens à ses paroles. Il est évident que cela dépasse le cadre de la justice et qu’une relation de type analytique s’est installée, sans toutefois permettre un véritable travail analytique parce que peu de paroles sont échangées et que la juge ne sort jamais de son rôle. On sent qu’elle comprend bien des choses, mais qu’elle sait se tenir à sa place, s’en tenir au pacte judiciaire. Ainsi, ce que saisit le film de façon très émouvante et convaincante, c’est une relation hybride, un peu fausse, mais agissante, dans laquelle ce qui agit est un peu opaque, sort du cadre judiciaire pour aller vers le psychologique, le relationnel, sans que ce cadre soit jamais discrédité car c’est lui, après tout, qui donne légitimité et possibilité au reste, qui garantit le lien et le fantasme auquel le personnage va pouvoir s’accrocher.

Finalement, l’institution, comme toutes les autres, est à peu près incapable d’aider qui que ce soit, non qu’elle dysfonctionne, mais simplement parce qu’elle ne peut rien. C’est pourtant dans l’institution qu’agit le transfert et que les limites de la relation, le cadre, garantissent à chacun une forme de validité. Si la juge sait se déplacer jusqu’au centre de rééducation, si elle sait donner sa main charnue et accepter ses doutes, ses émotions, elle s’en tient pourtant à sa fonction comme à un garde-fou. Sans doute, le fait qu’elle soit juge et bénéficie d’une immense autorité et d’une véritable efficacité sociale, permet à Malony de fonder quelque chose sur ses paroles et son écoute. Il en est de même pour l’éducateur. Les choses se jouent toujours dans cette zone très confuse et floue entre l’institution et la personne. En quelque sorte, il faut de la structure et il faut de la chair, du cadre et du travelling pour en sortir.

La dernière rencontre confirme cette hybridité et suggère que Malony aura la force de se détacher maintenant de cette grand-mère et juge qui part à la retraite. C’est évidemment faire un peu vite l’économie d’un travail de séparation qui, pourtant, ne devrait pas être facile. Mais toute la fin du film sort du cadre et va vers l’inconnu, dans une apothéose et un rêve.

Car au bout de ce cheminement chaotique, quelque chose d’inconnu pourrait surgir comme une chance, non pas tellement derrière, dans un récit ou une révélation, mais devant, dans l’énigme des rencontres et de la vie.

La fin du film pourrait paraître totalement idéaliste et à l’eau de rose, comme une belle fin dans laquelle le film rend tous ses droits à la fiction et à la sentimentalité du spectateur qui n’ignore pas, cependant ce qu’elle pourrait avoir de totalement illusoire. Car il se doute, lui le spectateur informé, que la répétition des symptômes et la filiation des malheurs ne s’arrêtent pas comme ça et que la naissance d’un nouvel être n’a jamais été la solution aux problèmes qui lui préexistent, voire qui l’ont engendré et dans lesquels il se retrouvera vite emberlificoté. Et pourtant, la manière extrêmement belle et grave dont est tenu cet enfant, comme la chose la plus fragile et la plus énigmatique, en fait le symbole et l’incarnation de quelque chose comme le réel, insondable, vivant, qui ouvre l’espace devant lui, dans un majestueux travelling. Il s’agit moins de croire que l’enfant est devenu père et sera capable de l’assumer, de transmettre à cet enfant ce qu’il n’a pas lui-même connu (point de vue psychologique), que d’avancer vers une nouvelle vie, d’aller enfin à l’aventure, dans une quête à la fois charnelle et métaphysique.

Le dispositif

Au-delà ou en deçà du cadre, le dispositif cinématographique agit, certes, pour tenir le film et lui donner toute sa force. Si le film est aussi convaincant, en effet, c’est sans nul doute parce que la cinéaste fait travailler un curieux transfert. Catherine Deneuve en est le centre, à la fois comme juge et comme actrice. Elle permet par sa présence massive et douce un transfert pour le jeune Malony et pour le spectateur qui la connaît et a toute confiance en cette sorte de mère du cinéma. Elle porte la mémoire de ses rôles, trône, appuyée sur une respectabilité et une complexité construites au fil des films, assez belle pour attirer encore et assez enveloppée pour rassurer. Mère et grand-mère, elle a une épaisseur physique et mémorielle. L’éducateur, Benoît Magimel, a également une présence physique, musculaire, une énergie, une vitesse, un charme nécessaires à son action. Le premier éducateur, récusé, n’avait que l’opacité d’un corps usé, trop massif, d’un visage ingrat. Pour qu’il y ait transfert, il faut du charisme. Le charme et la fragilité de l’éducateur/acteur Magimel en font un allié du délinquant, à la fois alter ego et grand frère, comme il est l’alter ego institutionnel de la juge et en même temps son fils en âge et en position sociale, morale.

Dans l’émotion du film et dans son mode de transfert, le spectateur sent que l’émotion liée à l’histoire se double d’une émotion liée au film lui-même, qu’inexplicablement, ce qui se joue n’est pas seulement l’histoire de Malony mais également l’histoire d’un gamin qui est entrain de naître au cinéma, un jeune Rod Paradot, dont Catherine Deneuve, avec autorité et tendresse, en mère du cinéma français, se fait le guide. On est stupéfait de la justesse, de la force, de la puissance de ce débutant dont aucune note, aucune intonation, aucun geste ne sont faux et cela, bizarrement, n’est pas sans rapport avec le personnage qu’il joue et à l’autre transfert, comme s’il fallait qu’un jeune soit sauvé, n’importe lequel, Doisnel, Léaud, ou Truffaut, Malony ou le collégien Rod dont on nous dit qu’il est si doux.

Ce n’est pas juste

Au bout du compte, ce n’est pas juste. C’est ce que l’une des dernières séquences, formidable ouverture et renversement ultime nous dit avec un nouveau courage. Au moment où, enfin, il semble que la Justice ait fait quelque chose de juste, d’utile, en manifestant sa tolérance à l’égard d’un délinquant qu’elle a peut-être sauvé et qui le mérite, on nous dit avec cette rancœur enfantine qui touche au plus vif que « ce n’est pas juste ». Car c’est presque comme une maman que la Justice protège Malony, une mère à la fois bonne et capricieuse qui a peut-être ses préférés. C’est en tout cas ce que les autres, les délinquants arabes, noirs, beurs, moins bien lotis encore que Malony, ressentent : « et nous alors ? Et pourquoi lui ? Parce qu’il est blanc ».

Ils ont raison et ils ont tort, évidemment. Mais soudain, pour le spectateur, tout est relancé, remis en question. Car que peut la Justice pour ces délinquants si nombreux qui se massent dans le champ ? Tous les autres, et non pas un seul Malony ? Quel abîme ! La réalité, pour le coup, déborde la fiction et tous ses cadres ! Et n’est-il pas vrai que, sans qu’il soit question de racisme dans le choix de la Juge, de la cinéaste ou du spectateur, quelque chose de totalement aléatoire, injustifiable, de l’ordre de l’empathie et du caprice s’est fixé sur un seul, dont le charisme, depuis le début, attire, retient, attendrit, malgré la violence, les mines crispées, la fermeture. Il y a bien un charme, une dimension personnelle, arbitraire, que porte l’acteur, lui-même désigné parmi tant d’autres du fait de son propre charisme : une puissance inexplicable mais en même temps surdéterminée (culturelle) que les autres, qui se sentent lésés, oubliés, parce qu’on ne leur a pas donné leur chance, parce qu’ils ne nous ont pas encore intéressés ou attendris, ont bien senti. Leurs histoires, leur souffrance, nous toucheraient-elles, dans leur langage ? Malony le dit crûment, lui qui pourtant ne parle presque pas : trouvez les mots pour parler au juge. En fait, on l’a vu, c’est moins affaire de mots que de quelque chose qui parle, ça parle : du fantasme se cristallise qui créera le transfert. Et si on n’avait pas pu l’encadrer ? Non, ce n’est pas juste.

Ce n’est pas juste, parce que au-delà de l’institution, de la justice, de la morale, des éducateurs et des lois, la relation qui seule sauve l’être humain est irrationnelle, ses ressorts sont inconscients et affectifs, imprévisibles et aléatoires. Personne ne saura ce qui, chez Malony, a ému la juge, l’éducateur et le spectateur, pourquoi celui-là, et pas un autre. C’est aussi mystérieux que le fait qu’un jeune garçon, découvert dans un collège ordinaire, se révèle un comédien hors pair capable de faire ressentir tant d’émotions qui n’ont même pas trait à sa propre histoire.

Il était très courageux de finir sur ce renversement des perspectives, d’interroger le spectateur sur la Justice comme institution biaisée, à la façon de toutes les institutions, entre son cadre, les dispositifs qu’elle peut créer (ici la triade délinquant, juge, éducateur ou individu, tribunal, centre) et les facteurs humains, inévitables et précieux, irrationnels et incontrôlables qui se greffent sur les fonctions, la rendent effective et en même temps suspecte.

Comments (3)

Portrait de Le Vaguerèse Laurent

le film hésite entre la fiction et le documentaire sans que l'on sache exactement où se situe la limite entre les deux. On notera quelques points qui posent question comme l'absence pratiquement totale de tout intervenant psychologue psychiatre ou psychanalyste pourtant sans que cela soit compréhensible sauf pour les spécialistes et peut-être les familles qui ont été concernées ou le sont encore le sigle AEMO utilisé pour désigner une mesure dans laquelle précisément un travail doit être fait avec la famille au sein d'une équipe qui comprend précisément un psychologue est demandé par Catherine Deneuve qui joue le rôle de la juge d'instruction.
Quoi qu'il en soit ce film est intéressant et je crois devrait susciter des débats au sein notamment des équipes confrontées aux jeunes en difficultés et qui cotoyent ou tombent dans la délinquance.
Autre point qui mérite attention: la réponse de la directrice de collège, montrée dans un rôle peu flatteur mais qui est peut-être plus proche de la réalité que d'autres situations du film. Si elle refuse d'intégrer ce garçon violent et presque analphabète on ne saurait à mon sens le lui reprocher vu les conditions existant dans les collèges. Une autre réponse nous renvoyait à une image totalement hors de la réalité présente

Je signale mon commentaire de ce film, paru dans la revue Culture et sociétés, n°39, juillet 2016, sous le titre De la fausse réparation. Réflexions sur La Tête haute

"... / Un commentateur de ce film a estimé qu’il fallait voir dans sa conclusion une manière pour le jeune Malony de « trouver une solution dans sa propre paternité. Cette solution, c’est la sienne. » La sienne ? C’est une façon de voir les choses ; moi, je dis une façon de fermer les yeux sur le fait que dans cette dite « solution », ce garçon réalise en fait le primat identificatoire « maternel » de tout le petit monde alentour. Il y est conduit ! Pour moi, c’est comme si l’on se satisfaisait de dire que ces jeunes qui font allégeance au djihadisme radical, « c’est leur solution, ils l’ont choisie » ! Les fils ne choisissent pas ainsi leur « solution », non, les fils sont poussés à être comme nous voulons qu’ils soient : de grands innocents, sans culpabilité. Alors ils tuent sans culpabilité ! Ou bien ils deviennent ces fils-mères, préparant les lendemains qui déchanteront pour ceux qui viennent, les sacrifiés du Palais de Justice, n’est-ce pas. On peut méconnaître en toute innocence en quoi un tel jeune privé de structuration œdipienne se retrouve l’otage du désir maternel : du désir de sa mère, du désir de « sa juge », du désir de l’éducateur, de celui de sa jeune compagne… Au final, Malony est conduit par l’alentour, je dis bien conduit, par l’éducatrice mère de son amoureuse, par la juge, par l’éducateur, puis par son amoureuse, à redoubler ce désir qui poussa sa propre mère, elle aussi privée de médiation paternelle, dans cette « solution » que fut la maternité, sans que nul ne semble s’en aviser. Il y est conduit sur un mode qui nous sied si j’en crois ce que j’ai lu sur ce film, un mode aujourd’hui socialement valorisé. /.../

/.../ Je note la façon dont le garçon, après avoir été sensible et inquiet du peu raisonnable de la grossesse de son amoureuse, finit par se considérer comme un lâche de n’avoir tout de suite accepté la venue de cet enfant… Comment ne pas voir dans ce changement de position, non point comme le film y convie, un meilleur accès à sa responsabilité, à une paternité assumée, mais bien davantage une culpabilité renforcée par l’entourage, une culpabilité dont l’accès lui est d’autant plus barré qu’il n’a été aidé tout au long de son parcours à élaborer son « refus » ? Et il s’y est trouvé d’autant moins soutenu que le juge, « sa juge » comme il dit, vient s’enferrer avec lui dans le transfert à cette même place de la bonne mère, mère-gouvernante, où elle se tient auprès de l’éducateur. Comment dès lors ne viendrait-il, en ce bouquet final si j’ose dire, après avoir voulu follement « sauver » son jeune frère, s’ouvrir à son tour une carrière dans la fausse réparation, sous l’idéal du fils-mère ? On voit Malony se faire la mère de sa mère (cf. cette scène où sa mère vient s’allonger sur son bas-ventre), la mère de son éducateur en déprime (cf. la scène où il console son éducateur), et puis la mère-bis de son enfant... Nul ne se demande – mais c’est un film à la pensée très raccourcie – pourquoi il a pu rester l’otage du manque à être maternel, pourquoi dix ans après son placement il n’en a été en rien protégé, dégagé? ... "

/.../ Dans un tel climat, où se trouve redoublé à tous les étages le fantasme maternel de réparation par l’enfant, il n’est en rien anodin que l’éducateur se fasse, comme on l’y voit, le messager entre les deux jeunes gens, et qu’ensuite il en vienne à évoquer auprès du garçon ses difficultés personnelles avec sa compagne ! Voilà où conduit l’égalitarisme œdipien : à un monde à l’envers. Mais la belle âme refusera de voir que réside là, dans ce mélange des scènes, le cœur incestuel du film, avec à la clef son économie meurtrière, sacrificielle. Autant donc le remarquable Sweet Sixteen (Ken Loach, 2003) ou le plus récent Mommy (Xavier Dolan, 2014) ne cachaient le sort désespérant de ces jeunes asociaux fixés dans l’espoir fou de combler le manque à être de la mère, autant La Tête haute nous offre ses illusions, un final aux allures de mauvais conte de fées."

Je signale mon commentaire de ce film, paru dans la revue Culture et sociétés, n°39, juillet 2016, sous le titre De la fausse réparation. Réflexions sur La Tête haute

"... / Un commentateur de ce film a estimé qu’il fallait voir dans sa conclusion une manière pour le jeune Malony de « trouve[r] une solution dans sa propre paternité. Cette solution, c’est la sienne. » La sienne ? C’est une façon de voir les choses ; moi, je dis une façon de fermer les yeux sur le fait que dans cette dite « solution », ce garçon réalise en fait le primat identificatoire « maternel » de tout le petit monde alentour. Il y est conduit ! Pour moi, c’est comme si l’on se satisfaisait de dire que ces jeunes qui font allégeance au djihadisme radical, « c’est leur solution, ils l’ont choisie » ! Les fils ne choisissent pas ainsi leur « solution », non, les fils sont poussés à être comme nous voulons qu’ils soient : de grands innocents, sans culpabilité. Alors ils tuent sans culpabilité ! Ou bien ils deviennent ces fils-mères, préparant les lendemains qui déchanteront pour ceux qui viennent, les sacrifiés du Palais de Justice, n’est-ce pas. On peut méconnaître en toute innocence en quoi un tel jeune privé de structuration œdipienne se retrouve l’otage du désir maternel : du désir de sa mère, du désir de « sa juge », du désir de l’éducateur, de celui de sa jeune compagne… Au final, Malony est conduit par l’alentour, je dis bien conduit, par l’éducatrice mère de son amoureuse, par la juge, par l’éducateur, puis par son amoureuse, à redoubler ce désir qui poussa sa propre mère, elle aussi privée de médiation paternelle, dans cette « solution » que fut la maternité, sans que nul ne semble s’en aviser. Il y est conduit sur un mode qui nous sied si j’en crois ce que j’ai lu sur ce film, un mode aujourd’hui socialement valorisé. /.../

/.../ Je note la façon dont le garçon, après avoir été sensible et inquiet du peu raisonnable de la grossesse de son amoureuse, finit par se considérer comme un lâche de n’avoir tout de suite accepté la venue de cet enfant… Comment ne pas voir dans ce changement de position, non point comme le film y convie, un meilleur accès à sa responsabilité, à une paternité assumée, mais bien davantage une culpabilité renforcée par l’entourage, une culpabilité dont l’accès lui est d’autant plus barré qu’il n’a été aidé tout au long de son parcours à élaborer son « refus » ? Et il s’y est trouvé d’autant moins soutenu que le juge, « sa juge » comme il dit, vient s’enferrer avec lui dans le transfert à cette même place de la bonne mère, mère-gouvernante, où elle se tient auprès de l’éducateur. Comment dès lors ne viendrait-il, en ce bouquet final si j’ose dire, après avoir voulu follement « sauver » son jeune frère, s’ouvrir à son tour une carrière dans la fausse réparation, sous l’idéal du fils-mère ? On voit Malony se faire la mère de sa mère (cf. cette scène où sa mère vient s’allonger sur son bas-ventre), la mère de son éducateur en déprime (cf. la scène où il console son éducateur), et puis la mère-bis de son enfant... Nul ne se demande – mais c’est un film à la pensée très raccourcie – pourquoi il a pu rester l’otage du manque à être maternel, pourquoi dix ans après son placement il n’en a été en rien protégé, dégagé? ... "

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