Django Unchained de Tarentino

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Dans le sud des États-Unis, deux ans avant la guerre de Sécession, le Dr King Schultz, un chasseur de primes allemand, fait l’acquisition de Django, un esclave qui peut l’aider à traquer les frères Brittle, les meurtriers qu’il recherche. Schultz promet à Django de lui rendre sa liberté lorsqu’il aura capturé les Brittle – morts ou vifs. Alors que les deux hommes pistent les dangereux criminels, Django n’oublie pas que son seul but est de retrouver Broomhilda, sa femme, dont il fut séparé à cause du commerce des esclaves… Lorsque Django et Schultz arrivent dans l’immense plantation du puissant Calvin Candie, ils éveillent les soupçons de Stephen, un esclave qui sert Candie et a toute sa confiance. Le moindre de leurs mouvements est désormais épié par une dangereuse organisation de plus en plus proche… Si Django et Schultz veulent espérer s’enfuir avec Broomhilda, ils vont devoir choisir entre l’indépendance et la solidarité, entre le sacrifice et la survie…

Tarentino se déchaîne

Une salle comble, des chaises ajoutées aux premiers rangs, un frémissement d’intérêt, on sent que la soirée de rentrée de l’Université Populaire de Pessac fera événement. On attend une conférence sur Tarentino suivie de la projection du film Django unchained qui sort cette semaine. Et de fait, quand la lumière reviendra après la conférence puis après le film, le public, toujours aussi nombreux applaudit, ravi de cette véritable fête à laquelle il vient de participer.

L’Unipop, créée il y a trois ans, à Pessac, par le cinéma Jean Eustache et son directeur, François Aimé entouré d’une association de cinéphiles, est un succès. Les spectateurs fidèles sont plusieurs centaines à venir écouter chaque semaine des conférenciers bénévoles et souvent brillants, puis à regarder des films d’anthologie, qu’ils appartiennent déjà au patrimoine ou soient encore à découvrir.

Je ne pourrais énumérer les excellents conférenciers que j’ai entendus depuis déjà deux ans et demi, même si j’ai en tête Alain Bergala qui m’a incitée à revoir Ozu à la lumière de Hou Hsia Hsien et réciproquement, ou Thierry Jousse qui, à partir de la musique de film nous a fait regarder autrement le montage. Car si toutes les conférences sont passionnantes, celles qui ont ma préférence ne sont pas celles où j’apprends quelque chose ­— sur un cinéaste, un métier, un pan d’histoire — mais celles qui m’apprennent à voir. Le conférencier, Laurent Akhnin, plein de verve et de savoir, avait en plus cette formidable capacité à nous ouvrir les yeux. Sans jargon, sans sophistication, avec beaucoup de pédagogie, il a su éclairer le cinéma de Tarentino par quelques grandes idées parfaitement démontrées à partir de séquences commentées.

Les films de Tarentino nous les connaissions tous, sans doute, ce qui ne signifie pas que tous apprécient ces Kill Bill, Pulp Fiction, et autre Reservoir Dogs, dont la violence peut choquer, même si l’on est sensible à l’humour, à la fantaisie d’une construction ludique tout autant que provocatrice, à une intertextualité omniprésente, travail d’orfèvre autour des films qui ont précédé le cinéaste et auxquels il rend hommage.

Expériences malheureuses

Pour ma part, j’ai d’abord vu, si je peux dire, Reservoir dogs, dans les années 1990. J’étais en Martinique et j’ai presque traversé une île sur laquelle il n’y avait pas tant d’occasions de voir des films récents, pour cette projection. J’ai tenu un quart d’heure tant les coups de poing des premières séquences, pris en pleine figure, m’ont agressée. Je me sentais violentée, j’étais meurtrie et révoltée. J’ai repris ma voiture. C’est beaucoup plus récemment que ma fille m’a convaincue de regarder Pulp fiction et les Kill Bill, m’assurant que c’était très drôle, que le sang n’était qu’un grand feu d’artifices et de couleur, complètement déréalisé. Je me suis assurée que ces jeunes ne sont pas complètement pervers ou capables de supporter une violence que je trouvais inacceptable, comme si les niveaux de tolérance et l’éthique avaient descendu d’un cran. Mais non, elle avait raison et j’ai commencé à entrer dans cet univers de jeu, d’humour et d’intelligence, y prenant goût malgré les jets de sang et les fusillades, sabrages et autres amputations horribles qui me font rire à mon tour, même si je me détourne encore un peu quelquefois. C’est du cinéma.

J’appréhendais également le Django car j’ai hélas connu, quand j’était petite ce cinéma abominable, et supporté des scènes atroces qui m’ont hantée très longtemps. Mes parents nous laissaient libres d’aller au cinéma, juste en face de la maison (pendant ce temps-là, ils étaient tranquilles) et ils s’imaginaient que Sissi Impératrice ne nous ferait pas de mal. J’ai dû voir Django à douze ans (si les interdictions valaient dans une salle plutôt laxiste où l’on nous connaissait et imaginait sans doute que nous avions l’autorisation de parents avertis…) et ce cinéma m’a vraiment fait violence. Est-ce parce que je ne savais pas comment le prendre ? Est-ce encore parce que je manquais d’humour ? J’étais trop jeune, évidemment et n’avais aucune des clés qu’un Tarentino ou des critiques actuels peuvent avoir, pour rendre hommage à un cinéma qui m’a semblé parfaitement abject, dans les circonstances où je l’ai vu.

Tarentino en D.J

En fait, Laurent Akhnin nous a convaincus de la complexité d’un cinéaste qui fait des films à partir des autres films pour un spectateur qui baigne dans les images en tous genres et qui n’a plus besoin de certains récits, qui peut entrer directement dans des métarécits, humoristiques, au deuxième degré, allusifs, découpés, reconstruits dans un grand jeu qui est fait pour le plaisir du spectateur et du cinéaste cinéphile, gourmand de tous les films et plus particulièrement de films populaires que nous n’avons pas tous vus, à l’instar des films de Bruce Lee, Mad Max et autre Massacre à la tronçonneuse. Ces films sont dans la culture ambiante, même si nous les avons parfois snobés ; j’en ai vu certains par curiosité, j’ai dû voir Matrix un jour de canicule où vraiment, il n’y avait plus que le cinéma pour se rafraîchir. Je n’ai vu aucun film de Kung Fu et j’évite les films violents, à part Orange mécanique, bien sûr, que j’ai vu pour comprendre et qui est un chef-d’œuvre parce que le cinéaste sait ce qu’il fait de cette violence, ne nous la jette pas à la figure ou ne nous fait pas jouir en vain, mais nous emporte dans la complexité d’une violence à la fois odieuse, jouissive et incontournable. C’est une autre histoire.

Tarentino nous emmène dans un univers bien différent de celui de Kubrick, parce qu’il entre à deux mains et deux pieds dans la jouissance de cette violence. On ne sait pas où est l’éthique. Est-elle dans une manière de décaler la violence, de la déconstruire en créant un puzzle, une fiction neuve à partir de ses clichés, par exemple en la déplaçant de son contexte machiste et viril pour en faire l’apanage de la belle Uma Thurman affrontant sa rivale, dans un ballet somptueux où la neige fait un écrin soyeux aux coups et au sang ?

De cette violence, Laurent Akhnin n’a guère parlé, comme si Tarentino s’éclairait si on le regardait d’un autre point de vue. Il a parlé du sampling, du travail de déconstruction-reconstruction, tant musical que visuel. Le cinéaste ne fait pas que citer, en effet, mais utilise toutes les séquences, tous les plans du cinéma comme des échantillons, qu’il remonte à sa façon, et fait glisser, déraper, comme le DJ empêchant le disque de tourner, le freinant ou l’accélérant, ajoutant des valeurs nouvelles à des traits que l’on connaissait déjà. C’est en quelque sorte recréer un vocabulaire qui n’est plus le vocabulaire élémentaire : plan fixe, plan séquence, champ contre-champ, etc. mais un vocabulaire qui part déjà de scènes : plan hitchcockien, chaplinesque, dialogue à la Hawks, bagarre à la Bruce Lee, raccord de série télé, plongée de Citizen Kane, etc. Ce que Laurent Akhnin appelle une attitude postmoderne est une manière de ne pas reprendre l’alphabet à zéro, mais de repartir d’un alphabet déjà enluminé, déjà enrichi et que le spectateur n’ignore pas ; ce qui permet de faire l’économie de scènes déjà inscrites dans l’imaginaire. La scène de l’attaque de la diligence ou du hold up, inutile de les refaire, elles seront dans les ellipses et on peut aller plus vite, travailler au deuxième degré, sur les à-côtés, les notes de bas de page, en quelque sorte, qui deviennent le centre, non pas comme des commentaires savants, certes, mais comme des débordements émotionnels et imaginaires des séquences connues, ce qu’elles auraient laissé comme traces mémorielles et plastiques. On ne travaille plus avec un vocabulaire mais avec un imaginaire.

Mais ce qui est plus intéressant, c’est que Tarentino croise ces imaginaires, les entrelace de manière humoristique et créatrice. Si chaque cinéaste, chaque genre, bien connus, ont apporté leur langage et leur problématique, une scène de Kung Fu tournée soudain à la manière d’un plan de western ou une scène de western dans laquelle on balance la musique de Beethoven, prennent une saveur toute particulière, mais également un sens différent. Un élément hétérogène déplace la scène et le sens, d’où souvent naissent la surprise et le rire, mais également de nouveaux enjeux de signification.

Django noir et film métis

Dans le contexte proposé par le conférencier, le film Django unchained fonctionne merveilleusement. Nous y reconnaissons effectivement les échantillons de films et de musiques déjà vus ailleurs et décalés, un métissage étrange et ludique. Mais ce film nous apporte une autre dimension qui transforme un simple jeu virtuose en une réflexion politique tout à fait nouvelle et me semble-t-il aussi explosive que les coups de fusils et la dynamite dont le film est généreux. On n’a pas seulement affaire à un jeu et à une esthétique (un formalisme), mais à une véritable poétique qui lie un travail formel et enjeux de sens.

En effet, dans Django Unchained, le métissage dont parle Laurent Akhnin devient réellement politique et révolutionnaire. Comment ? Parce que le cow-boy est noir (Jamie Foxx), parce que le Mississipi est soudain traversé par des convois d’esclaves qu’on envoie à la mine, parce que l’Amérique des chasseurs de prime devient le Sud où des bandes de culs-terreux à la poursuite de malfrats, familiers des westerns, apprennent à fabriquer les cagoules du futur Ku Klux Klan.

Des images qu’on a toujours vues isolées, des musiques qu’on a toujours connues bien séparées dans des domaines culturels étanches — les genres, les styles —, se trouvent soudain rapprochées, « samplées », pour faire naître un vrai rapport critique, faire exploser le sens et l’échelle de valeurs. On n’avait jamais vu des esclaves pris dans les fers, embarrassés de masques, d’objets de torture, marqués de coups de fouet, arpenter une de ces petites rues du far west que l’on connaît bien et dont on reconnaît le saloon, l’échoppe du coiffeur ou des pompes funèbres, les personnages familiers du shérif et des prostituées en jupon, diligences et pistolets. D’un autre côté, on connaît les images du Sud, maisons blanches à colonnades, plantations, carrioles attelées, crinolines et beaux messieurs, domestiques noirs silencieux ou zézayant gentiment. On ne se doutait même pas que c’était à la même époque, finalement, le far west, les guerres indiennes et l’esclavage, les belles plantations et les hors la loi ! Ça ne faisait pas partie du même genre, ni des mêmes niveaux culturels, majeur/ mineur, savant/ populaire, officiel/contestataire, fiction/documentaire… On en a fait des histoires séparées, de même que les films de la guerre de sécession, ceux des guerres indiennes et les images des noirs (de toute façon à peu près absentes en dehors des ombres ironiques des films de Kazan), ont créé des sous-genres à peu près étanches. L’irruption des cow-boys dans la plantation, comme celle des esclaves dans les rues d’un petit village de l’ouest américain fait complètement basculer notre perception, tandis que la musique (Beethoven en Amérique, entre un blues et un air de rap à la manière des Last poets) souligne l’effet de ce télescopage et en ouvre encore les virtualités.

Quand un plan de western rentre dans une séquence de plantation ou qu’une séquence de film sur l’esclavage (mais il y en a bien peu) interfère avec une scène de chasseurs de prime, ce n’est pas seulement amusant. On se dit qu’on nous avait caché quelque chose. En ce sens, le film de Tarentino ne dit pas autre chose que le Caché de Haneke qui comportait également des scènes d’une rare violence (du reste beaucoup de films de Haneke tournent autour de la violence, de ses images et de son sens). On se dit que depuis le temps qu’on voyait des westerns, on avait oublié (ou l’on avait pas su) que c’était aussi l’époque de la traite et de l’esclavage, de ses marchés et de ses fers rouges, que l’Amérique c’était ça aussi. Même si des pans de cette histoire américaine se sont déroulés à des moments et dans des espaces géographiques différents (quoique le Mississipi ait vu, à la fin de la guerre de Sécession se mêler blancs, noirs et Indiens), la fiction comme réécriture utopique a raison de créer cet espace de rencontre qui, symboliquement, a du sens. De même, dans notre culture européenne, n’avons-nous jamais eu la révélation que les histoires de pirates se passent dans ces Caraïbes où l’on « traite » les esclaves (merci à Bourgeon et à ses Passagers du vent de nous l’avoir fait voir) et que le grand ministre Colbert est aussi l’inventeur du Code Noir qui fait de l’esclave « un bien meuble ». Versailles, orgueil national, ne laisse jamais entr’apercevoir les coups de fouet ou le supplice d’un esclave, tiré aux « quatre-piquets », et c’est pourtant la même époque ! Dans Django Unchained, les interférences entre les récits allemands (Siegfried et Brünhild), américains (les hors-la-loi, la plantation), et la fiction toute neuve d’un esclave noir devenu chasseur de primes, font exploser le tissu bien cohérent des histoires conventionnelles, officielles, et font apparaître enfin les histoires refoulées. Il est alors non seulement humoristique et jouissif de voir ce grand Siegfried noir, Django Freeman, Batman ou Mad Max, abattre à lui tout seul, des dizaines d’ennemis, se faire payer pour tuer des blancs, c’est tout simplement salutaire et révolutionnaire. Celui qu’on avait exclu de l’histoire américaine et de ses mythes y revient enfin et déboule magnifié en plan à l’italienne, à cheval, dans le western, le genre par excellence qui a construit le mythe américain, l’identité américaine, l’un des genres les plus populaires qui plus est.

Nota bene : Les noirs sont tellement absents de l’image que même dans les musées des Plantations, aux Etats-Unis, les esclaves sont passés sous silence. Des sociologues ont montré que les expositions, les visites guidées, l’ensemble des images et des discours, racontent comment se fabrique le sucre ou se cultive le coton, font admirer l’architecture des grands cases, comme on dit aux Antilles, les costumes, les rockings chairs, et placent justement l’écran d’Autant en emporte le vent devant les visiteurs, afin que l’image sublimée du Sud, de Scarlett et de ses amours contrariés, icônes entourées de quelques visages de noirs soumis et attendris, occulte complètement l’histoire de l’esclavage et de ses massacres.

De la violence aux multiples formes de violence

C’est cette violence de l’histoire que Tarentino fait resurgir, face à la violence du cow-boy, du duel ou des attaques à la carabine, violence du reste parfaitement légale comme il s’amuse à nous le rappeler sans cesse, grâce à l’élégant M. Schultz. La violence des duels n’est pas filmée de la même manière que celle des coups de fouet : à y regarder de près, si l’on osait, on verrait que Tarentino fait la différence entre la chair pitoyable du noir brûlé, dévoré par les chiens et la chair du blanc qui explose en lambeaux rouges et qui n’est que grotesque. Ainsi, la mort de Miss Lara, emportée comme une poupée par un coup de feu fait rire, tandis que le corps pendu du noir torturé fait horreur. La séquence du meurtre de d’Artagnan est tellement insoutenable que le cinéaste devient allusif et montre très peu de choses. Tiens, un autre télescopage ! Rappelons-nous que l’un des grands écrivains du XIXème siècle en France, Alexandre Dumas, était noir, descendant d’une Haïtienne. Encore une image qui manque à nos livres d’histoire et que Tarentino refabrique : Dumas, un noir, D’Artagnan, le nom ironique d’un esclave déchiré par les molosses. Quels sont donc les héros noirs dans notre culture ? Comment penser ensemble une brillante littérature, un salon romantique, par exemple en 1830, Les Trois mousquetaires (1844) et l’esclavage en Martinique et Guadeloupe jusqu’en 1848 ?

La libération est une fête

La violence, chez Tarentino est donc parfois légitime, elle est jouissance dans certaines images tout à fait libératrices et le spectateur a certainement un plaisir fou à voir le héros noir descendre un nombre incalculable de blancs. Du reste, ce massacre est légitimé par la perfide ironie du maître esclavagiste (le dandy joué par un De Caprio, qui se prête avec virtuosité à son rôle de sadique), lorsque celui-ci s’étonne que des esclaves aient pu souffrir des maîtres et des tortures pendant tant d’années sans se révolter et les tuer, purement et simplement. Il fait une leçon très « musée de l’homme » sur les « alvéoles de la soumission » chez le noir et l’on est donc tout à fait ravi que le héros montre sa juste révolte et se serve de la violence pour s’émanciper, se « déchaîne » pour se libérer et réfuter ce destin qu’on prétend écrit dans ses gênes. La violence est quasiment ici un attribut de la dignité quand la soumission d’un Oncle Tom est abjecte ou perverse.

Aimé Césaire écrivait : « C’était un très bon nègre,/ La misère lui avait blessé poitrine et dos et on avait fourré dans sa pauvre cervelle qu’une fatalité pesait sur lui […] qu’un Seigneur méchant avait de toute éternité écrit des lois d’interdiction en sa nature pelvienne ; et d’être le bon nègre ; de croire honnêtement à son indignité »  …. Cahier d'un retour au pays natal, Présence africaine, p. 58-59. Et s’il ne prôna pas, à l’instar de Frantz Fanon, la violence révolutionnaire, Aimé Césaire a, dans sa poésie, dans sa langue, recours à des images et à des sentiments violents. On le voit, tout de même, dans un discours à Fort-de-France, évoquer le prix de l’émancipation : c’est le sang, c’est la violence d’une insurrection (Euzhan Palcy, Aimé Césaire, une voix pour l'histoire, DVD.

Le sampling ou métissage des images, loin du simple plaisir ludique, est donc directement en relation avec la question de la violence, des images et formes de la violence dans l’histoire et non seulement dans la fiction. Mises en relation brutalement et mises en tension, ces formes de violence se trouvent réinterrogées, au-delà d’un angélisme qui nous ferait refuser en bloc toute image violente, voire tout plaisir lié à la violence. En fait, on passe avec Django Unchained de La violence comme généralité à des violences multiples. Les violences de l’histoire officielle, légalisées, héroïsées sur nos monuments et le nom de nos rues (Bordeaux s’orne encore du nom des négriers) se trouvent confrontées aux violences rêvées, à celle des révolutions, au mouvement de libération d’un homme qui brise ses chaînes. Or Sergio Leone avait déjà mis en relation cette violence révolutionnaire avec la violence du Far West, dans Il était une fois la révolution.

S’il est en effet, en relation d’intertextualité avec un film, le film de Tarentino l’est certainement avec le film de ce cinéaste auquel il a si souvent rendu hommage et avec lequel il semble dialoguer. Sergio Leone, dans Il était une fois la révolution, accomplissait déjà le geste fondateur du métissage, en croisant le film de cow-boy avec un film sur la révolution mexicaine. Cela créait alors une étrangeté, un déplacement transformant le pur divertissement lié au western en film politique, et réciproquement. En croisant bandits et militants révolutionnaires, honneur des uns et trahison des autres, pensée théorique et action, il rapprochait le mythe révolutionnaire du mythe du Far West au grand dam du premier qui n’en sortait pas grandi : s’il est toujours propre et costumé de blanc, le militant est le traître, le lâche, celui qui laisse massacrer les pauvres et pactise avec l’ennemi. Tarentino cite le film à travers la lorgnette brandie tant par James Coburn que par son Django noir, de même que la dynamite, l’explosion jouissive et rouge de la belle plantation rappellent, bien sûr, les explosions exaltées du film de Leone : « Je ne crois plus à rien, disait le héros incarné par James Coburn, je ne crois plus qu’à la dynamite ».

Revenus en effet de toutes les révolutions après l’échec cruel de la révolution irlandaise, les trahisons de la révolution mexicaine, le terroriste irlandais et le paysan guerillero ou bandit mexicain, font alliance pour une aventure plus individualiste que politique, se mettant au service de la révolution à leur corps défendant ou par goût de l’aventure, utilisés par les militants politiques ou les utilisant, selon les opportunités et le hasard des routes.

Tarentino reprend là et poursuit la réflexion. Le film de Leone, marqué par la désillusion, commence par une citation de Mao en épigraphe :

« La révolution n’est pas une fête. La révolution est un acte de violence ».

Et l’on peut penser que la révolution chinoise pouvait rivaliser avec la mexicaine, en ce qui concerne les massacres et les trahisons des apparatchiks, des intellectuels etc. La violence n’aurait engendré qu’un vaste gâchis, des massacres et peu de joie. C’est pourquoi le héros ne croit plus qu’à la dynamite, à la violence pure, jouissive, désespérée, anarchiste. Les héros, sans cause ni illusion, se prêtent à un jeu dont ils se savent de toute façon les perdants mais dont ils tirent le plus de plaisir possible, dans l’amitié, l’énergie, une explosion ludique que Tarentino reprend à son compte.

Mais Quentin Tarentino, abandonnant la révolution à ses apories et à ses massacres, associe plutôt violence et libération. Dans Django Unchained, on peut dire que l’acte de violence est une fête, car il coïncide avec le moment exact de la libération d’un esclave contre les maîtres sadiques. Tarentino situe en quelque sorte la révolution au moment où elle naît, non au moment où elle est gérée, comme dans le film de Leone. La révolution est dans la pulsion, non dans la théorie. C’est l’acte instinctif, mais totalement humain qui porte le distingué Schultz à tuer Calvin Candie, contre tout calcul ; c’est le geste d’autodéfense du paysan mexicain contre le riche propriétaire, c’est une vengeance. La vengeance, thème de prédilection du cinéma de Tarentino sert bien sûr à légitimer la violence, parce qu’elle situe toujours celle-ci dans un processus historique, quelque chose qui a déjà commencé, il y a longtemps, comme dans les mythes d’Oreste ou Antigone. Elle a ses propres apories, comme cercle infini, mais elle n’est jamais purement immorale. Elle relève, dans Django, et la plupart des westerns, de la légitime défense.

Analysant un texte écrit par Kant dans les rumeurs de la Révolution française, Foucault se demandait ce qu’est l’esprit des lumières selon le philosophe et montrait qu’il réside pour celui-ci dans l’élan, le moment d’enthousiasme, bien en deçà du sens et des discours dont on pourra ensuite recouvrir ce geste. On pourrait dire que l’élan révolutionnaire est dans le désir. C’est une pulsion violente mais en même temps festive qui libère. La révolution, depuis, a montré un peu partout qu’elle fait un tour pour « revenir au même merdier ». C’est ce que dit, Juan Miranda, dans le film de Leone. À l’inverse, Tarentino fait fête à l’utopie d’un acte purement libérateur, d’un déchainement qui ne retomberait pas, ne s’enchaînerait à rien, à aucun développement, aucun discours. Il fait le chemin à rebours de Leone. Celui-ci achevait une révolution collective dans un acte individuel, dernier éclat vivant d’une grande illusion mortifère, tandis que Tarentino fait le récit d’une geste individuelle qui pourrait gagner l’imaginaire collectif.

Celui qui ne croit plus qu’à la dynamite peut finalement réenchanter le monde. C’était le cas de James Coburn, anarchiste lumineux qui finalement donnait son énergie et sa vie pour rien. Tarentino reprend le flambeau ou la mèche, pour retrouver cependant une véritable cause à la fois politique et cinématographique. En ce sens, il n’est pas postmoderne mais bien encore moderne, puisqu’il retrouve l’esprit des lumières comme élan progressiste.

Mais plus que moderne il est surtout postcolonial car il rejoint, dans sa poétique, la démarche des auteurs issus des anciennes colonies. Non seulement il réenracine le noir dans l’histoire américaine, mais il conteste, par sa technique, l’unicité du discours et l’universalité des valeurs dont on a vu ce qu’elles occultent. Il travaille l’image dans le sens de la créolisation théorisée par Édouard Glissant et pratiquée par lui-même ou par Rushdie, Chamoiseau, etc., dans l’éclatement du récit en multiples points de vue, dans l’hétérogénéité des genres, des discours, des tons, des sources, qui ouvrent l’œuvre à la vision des autres, des minorités, de ceux qu’à réduit au silence et à l’absence, l’histoire officielle. On voit par là que le sampling est un langage politique qui contribue à passer de la violence aux violences, du récit aux témoignages, de l’un occidental, blanc, WASP ou dominant en général, à la polyphonie des histoires. Dans ce sens, la mise en scène violente de Tarentino est elle-même un acte de défi : la violence faite au cinéma de genre et la dynamite visuelle font exploser notre imaginaire, créent des images libératrices. Il retrouve la violence d’une Suzanne Césaire s’écriant : la poésie caribéenne sera cannibale ou ne sera pas.

Un film pour les enfants

Comme Indigènes de Rachid Bouchareb, Django Unchained est une conquête politique : il offre aux noirs l’image du héros, et les fait enfin entrer dans nos imaginaires par la porte du grand genre. Il est essentiel, en effet, que les noirs, les esclaves, les Algériens, et autres victimes refoulées de l’histoire officielle et des images culturelles, des mythes et des grands récits nationaux, apparaissent enfin dans les grands genres, et non seulement dans les productions marginales, les petits films et les documentaires engagés. Ce qui est jubilatoire dans Django Unchained, c’est la noblesse et la beauté de ce grand gaillard si malin, caracolant pour les beaux yeux de sa Broomhilda, renommée, comme toute figure mythique qu’une culture métisse se réapproprie. Comme des enfants au cirque, nous applaudissons, hilares. Cela nous rappelle, du reste, que certains héros de western, à l’instar de Buffalo Bill, ont fini au cirque. Sans doute cette ultime image relativise-t-elle le triomphe du héros, le discours du film, comme images spectaculaires et divertissantes, utopies de « comics » plutôt que de pamphlet. Cette pirouette, loin de diminuer la portée du film l’amène plus loin encore, dans la réévaluation des images et des mythes, remettant la jouissance issue de toute cette violence et de ces explosions dans la proportion d’un plaisir enfantin, d’un cirque où tout est illusion.

On ne serait pas dupe, on saurait que ce n’est pas si simple, que la fin est une fin de roman-photo (pulp fiction) et que l’histoire est plus complexe. Mais peut-être l’enfant, ce pervers polymorphe qui joue au cow-boy et n’a pas peur de tuer en semblant, est-il la source de toute liberté. Les vrais héros sont des héros de cirque et de la culture populaire, ceux auxquels l’enfant s’identifie et c’est lui, le véritable spectateur de Tarentino, lui qui aura, désormais, un héros noir qui fait pan…pan.