La promesse

La promesse

Date de sortie : 16 Octobre 1996 Réalisé par Jean-Pierre Dardenne, Luc Dardenne Avec Sofia Leboutte, Jérémie Renier, Olivier Gourmet Plus... Film belge, luxembourgeois, français. Genre : Comédie dramatique Durée : 1h 33min. Année de production : 1995 Distribué par ARP Les rapports père-fils à travers Igor, quinze ans, apprenti mécanicien et fou de karting, et de Roger, qui trafique dans l'immigration clandestine. Igor, impliqué dans les combines de son père, ne se pose pas trop de questions, jusqu'au jour où, à cause d'une promesse, il va devoir choisir. Mais peut-il dire la vérité sans trahir son père ?

Note : le film des frères Dardenne dont on lira ici la critique date d'une dizaine d'années.Il est disponible en DVD et est diffusé parfois sur les chaines cablées. L'intéret du texte de gérard Bonnet ainsi que la qualité du film nous a conduit à vouloir inviter les lecteurs du site à voir ou revoir ce film.Ce texte est paru précédemment dans la revue: Adolescence N° 59.

La promesse

Rôles et fonctions des idéaux à l'adolescence

Gérard Bonnet

Lors de la séance inaugurale du congrès de la Modern Language Association, à Washington, le 28/12/2005, Julia Kristeva a fait une communication dans laquelle elle évoque la crise des banlieues françaises qui défrayait alors la chronique et occupait la plupart des écrans dans le monde1. Elle l’analyse en termes de « maladie d'idéalité » spécifique à l'adolescent. Cette notion n’est pas nouvelle puisqu’elle a été proposée par Janine Chasseguet-Smirgel qui en a fait le titre d’un de ses livres (1990) ; par contre, ce qui est inédit, c’est qu’on la reprenne pour caractériser la crise adolescente dans les formes spectaculaires qu’elle prend souvent aujourd’hui. « L’adolescent, écrit J. Kristeva, est avide de modèles idéaux qui lui permettront de s’arracher à ses parents, de rencontrer l’être idéal »(p. 678). « Parce qu’il est une exigence absolue, (ce besoin) peut facilement s’inverser dans son contraire : la déception ... la rage destructrice, etc. ». Elle affirme par ailleurs que « cette phase du nihilisme ... s’annonce après et sous le « heurt des religions » » (681).

J’ai eu déjà l’occasion de souligner le rôle majeur que joue l’amour des idéaux chez les adolescents, pour dépasser les exigences que les pulsions leur imposent et faciliter l’accès à une génitalité responsable2. De ce point de vue, le déferlement des violences primaires et la dévalorisation de la relation génitale qu’on observe couramment aujourd’hui dénotent sans aucune doute une carence en ce domaine. Mais de quels idéaux s’agit-il ? Et comment y accéder ? Les crises que nous connaissons ne sont pas seulement dues à l’effacement des valeurs religieuses ou à la démission des autorités responsables, elles viennent surtout du fait qu’on maintient souvent l’adolescent sous la coupe d’idéaux qui nous arrangent ou nous conviennent, et qu’on l’handicape plus ou moins volontairement dans sa propre recherche ainsi que dans les transformations qu’il lui faut opérer.

Je me propose de distinguer précisément les différentes étapes qu’il est appelé à franchir dans cette métamorphose progressive, ce qui peut les faciliter, et pour effectuer ce repérage dans le concret d’une existence, j’ai choisi de me référer à l’un des plus beaux films des frères Dardenne, La promesse, sorti en 1996, dans la mesure où il nous offre un reflet parlant de la situation actuelle. Il s’agit certes d’une oeuvre de fiction, mais leurs auteurs ne cachent pas combien elle s’inspire du trajet qu’ils ont eux-mêmes parcouru dans leur jeunesse et qui les a conduit à produire un cinéma de très grande qualité, aussi bien au niveau éthique qu’esthétique. Un cinéma qui est parvenu à s’imposer brillamment sur la scène internationale avec deux grands prix au festival de Cannes à la clé.

Le film

L’histoire est tristement banale, mais tellement actuelle, et aujourd’hui où l’on fait volontiers amende honorable pour les crimes du passé, elle nous convie à balayer d’abord devant notre porte et à ne pas oublier ceux qui se trament hic et nunc dans nos murs. Pour nous ouvrir les yeux, les frères Dardenne n’ont pas leur pareil : dans un style dépouillé, direct, sans fioritures, et avec un art consommé de la mise en scène, ils décrivent les agissements de l’un de ces négriers du monde moderne que sont les passeurs d’immigrés clandestins. L’action se situe au coeur de la wallonie profonde, dans une banlieue plus discrète que les nôtres mais tout aussi ingrate, où l’on assiste aux diverses activités d’un triste personnage, un certain Roger, qui fait transiter des transfuges, provoque l’arrestation d’autres, en loge quelques-uns dans des taudis et les fait travailler au noir pour payer leur loyer, tout cela moyennant des sommes rondelettes qu’il leur soutire à chaque occasion.

Ces pauvres hères sont originaires pour la plupart de l’Europe de l’Est, mais la caméra souligne avec insistance l’arrivée d’une jeune maman noire qui se prénomme Assita et porte un bébé dans son dos. Ils sont accueillis par Hamidou, son mari, qui les a fait venir du Burkina Faso dont il est originaire. Celui-ci parvient difficilement à payer les sommes réclamées par Roger, d’autant qu’il s’adonne au jeu et ne réussit qu’à cumuler les dettes. Roger a un fils lui aussi, un adolescent prénommé Igor, qui l’accompagne partout, se plie à toutes ses volontés, et se comporte comme son homme de main, son alter ego. Pourtant, le jeune garçon ne peut s’empêcher de traiter le couple africain avec une certaine sympathie, compte tenu de ses coutumes et de la dignité qu’il affiche en chaque circonstance. La façon dont il observe la jeune maman noire en catimini laisse entendre aussi qu’elle ne lui est pas complètement indifférente. N’est-elle pas la seule femme parmi les immigrés ? Jusqu’au jour où un malheur arrive : invité par Igor à descendre précipitamment de l’échafaudage sur lequel il travaille pour ne pas être surpris par les inspecteurs du travail survenus à l’improviste, Hamidou fait une chute et s’ouvre l’artère fémorale. Il reste caché pour ne pas compromettre ses camarades, et sitôt la visite terminée, Igor se précipite pour lui poser un garrot en utilisant sa propre ceinture et se propose de l’envoyer d’urgence à l’hôpital. Arrivé à son tour sur les lieux, son père s’y oppose fermement et préfère laisser l’homme se vider de son sang sous la couverture sous laquelle il l’a caché plutôt que de prendre le risque d’être repéré. Après quoi, il fait disparaître le corps en le noyant dans le béton.

Son forfait accompli, Roger met tout en oeuvre pour maintenir son fils sous sa coupe, mais progressivement, celui-ci va réagir à son corps défendant de diverses manières pour aider la jeune africaine qui ignore totalement ce qui s’est passé et croit que son mari se cache en raison de ses dettes : il lui procure du bois de chauffage, vole son père pour qu’elle puisse faire face aux créanciers, etc. Cela ne fait qu’exaspérer Roger, qui demande à l’un de ses acolytes de mettre en scène une tentative de viol afin d’effrayer la jeune femme et de la pousser à fuir, moyennant quoi il peut apparaître comme son sauveur et lui proposer un billet pour repartir dans son pays. Malgré tout, celle-ci s’entête et lui annonce qu’elle a l’intention de se rendre à la police. Roger réagit immédiatement : il use d’un stratagème pour lui faire croire que son mari l’attend à Cologne, et il lui propose même de l’y emmener dans sa camionnette. En réalité, arrivé là-bas, il compte bien la vendre comme prostituée. Igor comprend où il veut en venir, et au moment où Roger vient prendre la jeune femme avec son bébé, il a un geste absolument imprévisible : il saute dans la voiture sans son père, démarre en trombe avec Assita, et l’emmène au poste de police, où elle déclare la disparition de son mari. Malheureusement, la plainte ne peut avoir de suites dans la mesure où il s’agit d’un clandestin et qu’Igor fait mine d’ignorer ce qui est vraiment arrivé. Après maintes péripéties, il parvient à payer le billet pour qu’Assita puisse gagner Carrare, en Italie, où vit le frère de son mari, en espérant qu’elle sera enfin tirée d’affaire. Mais au moment où elle va prendre le train, il est pris de remords, et il lui avoue en quelques mots ce qui s’est passé exactement, sachant pertinemment que cette femme va se rendre à la police et les dénoncer, lui et son père. Le jeune acteur qui incarne cet adolescent tourmenté fait preuve d’un talent peu commun, il nous fait partager jour après jour l’évolution du personnage, qui se présente comme une véritable conversion, conversion dont on devine aisément qu’elle sera le tournant de sa vie.

Une conversion progressive mais radicale

Au début du film, Igor se comporte comme une « petite frappe » à la façon du Lacombe Lucien de Louis Malle (1974), ou comme tant de jeunes trafiquants qui végètent dans les banlieues aujourd’hui. Il fait partie des sbires qui secondent le père dans toutes ses combines : c’est le plus zélé, le plus dévoué, le mieux récompensé aussi, car en retour, il a l’argent facile, porte au doigt une superbe chevalière en or confisquée aux clandestins, dispose d’une mobylette, conduit la camionnette à l’occasion, bénéficie même de rencontres féminines par l’entremise de son père, etc. Rien ne semble pouvoir compromette la complicité qui unit le père et le fils. C’est seulement à partir du jour où il découvre Hamidou baignant dans son sang que le garçon change progressivement d’attitude, et entame un processus de transformation qui ira crescendo jusqu’à la dénonciation finale. Certes, il ne parvient pas à s’opposer à son père quand celui-ci décide de laisser mourir le blessé, ce qui va faire de lui son complice, mais avec le temps, cela ne fera qu’accentuer sa détermination.

Le tournant s’amorce au moment où il réagit spontanément, en son nom propre, sans se référer à qui que ce soit, par simple humanité. Une fois le forfait commis, c’est le remords et la culpabilité qui prennent le relais, alors que jusque là il n’en a pas manifesté le moindre signe. Il veut payer, et s’arrange pour que personne ne le sache, mais bien sûr, cela provoque la colère du père et la méfiance de l’épouse d’Hamidou. Ensuite, on sent qu’il s’attache à cette femme et veut sincèrement la tirer d’affaires. C’est seulement au dernier moment, quand il lui dit la vérité, qu’à nouveau, il parle d’être humain à être humain et assume les conséquences de ce qui s’est passé.

C’est à mes yeux un exemple typique de ce que j’ai appelé la capacité de conversion dont l’adolescent fait preuve en certaines circonstances (Bonnet, 2005). On y retrouve les données principales que j’ai décrites à ce propos : d’abord une phase réactive, typique de la puberté, où le jeune garçon assouvit ses pulsions agressives dans ses rapports aux autres, lorgne vers les filles, en s’appuyant sur son père, sans trop se poser de questions et ne semble pas trop souffrir de la situation. Puis une phase d’affirmation de soi progressive qui prend appui sur différentes formations : la référence à un idéal complètement opposé à celui qu’incarne le père, un affect puissant qui prend corps à la suite du meurtre et qui va s’avérer efficace, un fantasme sado-masochiste qui structure les relations, et surtout la référence à l’autre étranger dont le rôle est décisif dans toute cette évolution.

Du père idéalisé à un autre idéal

Je reviens sur la référence à l’idéal car elle constitue le fil directeur le plus saillant de ce film et celui qui nous intéresse au premier chef. Selon J. Kristeva, c’est une « exigence absolue » et c’est son absence qui fait problème. Dans le cas présent, il serait erroné d’affirmer qu’il n’existe pas au départ. Certes, dans le contexte où Igor a grandi, on ne respecte rien, c’est la lutte pour la vie. Une seule chose compte aux yeux du père, récolter le plus d’argent possible pour se payer une maison, le reste n’a aucune importance. Mais de ce fait, c’est lui, le père, qui incarne cet idéal, un idéal père, qui a tout pouvoir sur son fils, et qui entretient en retour une relation de séduction équivoque de type pédophilique. Il n’est pas question d’un manque de père, comme on le note souvent à propos des adolescents en difficultés aujourd’hui, mais d’un trop. Ce qui revient au même, car là où le père est réellement absent, il est d’autant plus magnifié et remplacé par des caïds ou des meneurs qui vont occuper la place d’idéal indiscutable et intangible. D’ailleurs le père d’Igor s’apparente davantage à un gourou qu’à un père au sens le plus courant du terme.

Or curieusement, ce père idéalisé va se trouver un rival à proprement parler indéboulonnable en la dernière personne à laquelle il aurait pu s’attendre, en la personne d’Hamidou. En le laissant mourir dans des conditions atroces, inhumaines, en lui refusant des soins, ou même à la limite, une inhumation décente, et surtout en le rendant absent pour l’épouse qui l’attend, le père crée à son insu toutes les conditions requises pour qu’il vienne lui ravir sa place dans l’univers mental de son fils. Le premier renversement ne s’opère donc pas à priori à partir de principes établis, sous l’emprise d’une conviction religieuse, ou d’un retour à des valeurs traditionnelles, comme dans les différents cas de conversion que j’ai eu l’occasion d’analyser, mais à la faveur d’une rencontre avec un homme qui incarnait jusque là l’être à exploiter sans limites, et qui se présente soudain aux yeux de l’adolescent comme un sujet sans défenses et injustement privé de ses droits les plus élémentaires. Dans la conversion de St Paul, c’est Jésus qui occupe cette place et qui joue ce rôle d’homme bafoué, torturé à mort, puis qui fait retour comme un remords vivant, irréductible, représentant l’homme idéal, parfait, en qui tous peuvent se retrouver et se reconnaître (Bonnet, 2004). Comme dans l’histoire de Paul aussi, la mère d’Igor est la grande absente de ce film : une fois seulement, on voit un personnage maternel intervenir, le jour où le père le bat violemment, mais il s’agit d’une amie de son père. Une chose est sûre et s’impose clairement dans la première partie du film : Igor au départ ne manque pas vraiment d’idéal au sens premier où l’entend Freud quand il utilise ce terme, c’est son propre père qui en tient lieu, et il change progressivement d’attitude à partir du moment où un autre étranger lui succède.

Du moi idéal à l’objet idéalisé

A ce moment là, une autre évolution s’amorce qui ne concerne plus l’autre idéalisé, mais l’objet partiel idéalisé qui joue le rôle moteur dans cette évolution. Cette fois encore, on n’a pas affaire à un manque d’idéal mais à un trop, car il est représenté par l’argent que les auteurs du film situent au coeur de toutes les transactions, et qui va subir également une transformation radicale. Le premier épisode du film annonce clairement la couleur, lorsqu’il nous présente Igor, en apprentissage dans un garage, dérobant sans vergogne le portefeuille d’une vieille femme à qui il vient de rendre service. Au départ en effet, l’argent est roi. Si le père d’Igor occupe la place d’idéal aux yeux de son fils, c’est parce qu’il en gagne beaucoup sur le dos de ses victimes, et il n’assure et conforte son statut de père idéalisé qu’en faisant miroiter les bénéfices de ses entreprises. Tel est l’objet moteur de la structure sadique anale régissant les rapports qui les unissent et les unissent aux autres. Roger, son fils et quelques autres exploitent sans vergogne des étrangers sans défense, pour leur soutirer le plus d’argent possible. Leur objectif est simple : s’assurer la main mise sur l’autre, y compris par une gentillesse et une prévenance de façade, de façon à lui prendre ses biens. L’objet qui mène la danse est à la fois le plus trivial et le plus universellement désiré en raison du pouvoir qu’il assure, et on sait combien c’est aussi le cas dans les cités aujourd’hui. Il dicte les conduites, et l’autre n’a aucune valeur en lui-même. Typique de la problématique sadique anale dans laquelle se complaisent les exploiteurs mis en scène dans le film, il évoque directement les féces, mais des féces qui se transforment en or : la chevalière que l’adolescent porte au doigt en est la plus belle expression. L’argent/or acquiert toutefois chez lui une signification particulière : c’est à la fois un signe d’allégeance ou de possession, et un signe de richesse qu’il fait miroiter aux yeux des autres. Il exprime en même temps le fait d’être possédé et de posséder, d’être possédé pour posséder.

Or, cet argent va subir une première transformation et trouver une signification nouvelle dès l’instant où le père est supplanté par Hamidou dans la vie psychique de l’adolescent. Jusque là, l’argent signifiait qu’il était sous l’emprise du père et qu’il pouvait posséder les autres en retour, et voilà que désormais, c’est l’inverse : Igor vole son père, il le possède, - d’où la colère de celui-ci et la violente correction qu’il lui inflige-, et il s’en sert pour le bien des autres. Igor en prend véritablement possession, il le fait sien. Il lui sert à rembourser la dette de jeu contractée par le mari d’Assita. Il va jusqu’à vendre la bague que lui a offert son père pour payer le billet de la jeune femme vers l’Italie. L’argent et l’or sont devenus signe et moyen de libération de l’emprise paternelle et de libération des personnes que celui-ci oppresse. Cependant, on est toujours sous le règne de l’argent roi, d’un objet partiel idéalisé, qui l’emporte sur les personnes puisqu’il permet de les garder sous sa coupe, et l’adolescent en prend clairement conscience au moment où l’africaine s’apprête à prendre le train. Au total, il agit encore comme son père : il se sert de l’argent pour acheter son silence, chercher à l’éloigner et fuir la vérité.

De l’objet idéalisé à l’idéal proprement dit

C’est au moment où il lui dit d’une phrase ce qui s’est réellement passé que l’objet argent cède la place à une parole de vérité, toute simple, mais lourde de conséquence, car Igor sait pertinemment que la femme ira informer la police, autrement dit que justice sera faite, et il en prend le risque. C’est par l’argent qu’il était asservi, c’est par l’argent qu’il s’est libéré et qu’il a libéré la femme de la tutelle de son père, mais il lui faut se libérer aussi du pouvoir qu’il représente pour accéder enfin au respect de la liberté de l’autre. Il est ainsi passé de l'asservissement à un moi idéal possessif, à un objet idéalisé possédant/possédé, pour arriver finalement à un idéal symbolique, non formulé, qui s’affirme à la fin du film. A l’attrait génital et à la violence pulsionnelle est venu s’ajouter l’amour d’un idéal qui entraîne un complet changement d’attitude.

On sait à quel point les adolescents, plus encore que les enfants, sont sensibles aux idéaux de justice. Dans leurs revendications, l’expression « ce n’est pas juste » est l’une de celles qui reviennent avec le plus d’insistance. Elle a toutefois une toute autre signification selon qu’elle concerne des revendication utilitaires et personnelles, ou bien des idéaux universels qui régissent les relations entre les hommes. La référence à ces idéaux là est capitale pour qu’ils parviennent à s’insérer dans le monde où ils sont appelés à vivre en respectant les autres et en imposant le respect en retour. Or ce film montre que cela ne va pas de soi ; on n’accède pas aux idéaux universels uniquement par l’éducation ou par la croyance, c’est le fruit de tout un travail intérieur, d’une lente évolution, dont je résume les étapes mises en scène : la soumission à un autre idéalisé et une forme première d’obéissance, quelles qu’en soient les exigences, puis la rencontre avec un autre différent, qui incarne aux yeux de l’adolescent une véritable alternative ; la transformation de l’objet partiel en objet idéalisé, et finalement le passage de l’objet partiel idéalisé en un idéal proprement dit. Le film commence en nous montrant Igor asservi à l’argent et privant une femme âgée de son portefeuille, il finit au moment où il dit la vérité à une autre femme.

L’adolescent est ainsi conduit à réorganiser ses tendances sexuelles de façon prometteuse. L’attirance qu’il ressent pour la femme d’Hamidou et dont la violence se traduit dans la scène de viol se transforme en un attachement positif, constructif, qui permet à cette femme de déjouer un à un les pièges qui lui sont tendus et de réclamer justice. Les pulsions agressives qu’il assouvissait bruyamment sur les plus faibles se transforment en une détermination sans faille dont le père est le premier à faire les frais.

La rencontre avec l’autre étranger

La promesse nous retrace une évolution personnelle dans un contexte très limité, très précis, que les auteurs n’ont pas la prétention d’ériger en modèle. Ce film a pourtant beaucoup à nous apprendre concernant la crise des idéaux que j’évoquais en commençant. Il nous rappelle d’abord que tout adolescent quel qu’il soit passe par une crise de ce genre, et qu’elle n’est pas la simple conséquence de carences dans l’éducation et dans la prise en charge. Qu’il ait été bien éduqué ou pas, elle intervient toujours au moment où il voit voler en éclats les idéalisations de l’enfance et se trouve désemparé, démuni, renvoyé à lui-même. Elle est probablement d’autant plus forte et plus dommageable que ces idéalisations ont été intenses et que les parents se sont efforcés de les maintenir. De même que tous les enfants naissent nus et dépendants de leur mère, tous les adolescents se retrouvent à un moment où l’autre déçus ou révoltés eu égards aux idéaux ou aux valeurs qu’ont incarné les parents et les adultes à leurs yeux. C’est à ce moment là qu’éclosent les perversions transitoires où ils régressent à des pulsions partielles de type voyeuriste, comme Igor, et tentent maladroitement de s’affirmer à partir de leur vécu propre (Bonnet, 2006). Ce malaise fait inévitablement boule de neige quand ils se retrouvent en groupe et mettent en commun leurs déceptions ou leurs révoltes, d’où les comportements destructeurs ou nihilistes qu’on observe souvent aujourd’hui.

Le véritable problème qui se pose donc aussi bien au plan personnel qu’au plan collectif est de savoir ce qui va leur permettre d’accéder à d’autres idéaux. Dans le film, la condition première et la plus nécessaire, c’est une véritable rencontre avec l’autre, l’autre étranger, différent. Qu’il soit du côté des opprimés comme c’est le cas pour Igor avec Ahmidou ou du côté des privilégiés comme en d’autres cas, finalement peu importe, l’essentiel étant qu’il incarne des valeurs différentes ou opposées à celles qui lui ont été familières jusque là. Le choc des cultures paraît indispensable pour opérer le renversement puis le rétablissement nécessaire à l’accession à des idéaux qui se situent au-delà de ceux qui animent inconsciemment les uns et les autres. Cela va complètement à l’encontre du communautarisme prôné par certains, et conforte les tenants de l’éducation sans discrimination pour qui l’école publique accessible à tous est une nécessité.

Le récent mouvement de masse en faveur du CPE allait tout à fait dans ce sens. On a dit et répété que la plupart des jeunes qui manifestaient n’étaient pas concernés par les lois proposées à l’époque, et c’est en partie vrai. On a également souligné que cette réforme n’allait pas nécessairement tourner à leur détriment, et c’est possible aussi. Mais il a suffi d’agiter le spectre de l’injustice qui risquait d’atteindre les plus démunis, ceux qu’on allait brutalement congédier un jour ou l’autre sans autre forme de procès, pour provoquer une prise de conscience et l’engagement de beaucoup pour des causes qui leur étaient totalement indifférentes jusque là. Ce type de rencontre avec l’autre étranger est bien évidemment difficile à programmer ou tout simplement à prévoir, et on dira que tous les adolescents n’ont pas l’occasion de bénéficier d’une telle rencontre. Ce n’est pas si sûr. Elle se présente sous des apparences multiples et variées selon les sujets et les circonstances, et la plupart des adolescents ont l’art de repérer ce type de personnage à l’un ou l’autre moment de leur parcours. Il revient surtout à l’adulte de ne pas empêcher la rencontre. Il lui appartient même en certains cas de tout mettre en oeuvre pour la provoquer ou la faciliter.

Vaincre le système avec ses propres armes

Une autre condition posée par le film pour qu’une évolution intervienne, c’est que l’adolescent parvienne à se libérer de l’emprise des objets idéalisés auxquels il est asservi et qu’il les utilise pour se libérer et libérer les autres. Le personnage de Roger dans La promesse incarne on ne peut mieux le monde adulte tel qu’il apparaît au jeune en pleine crise existentielle : c’est un monde d’exploitation où les possédants abusent des plus pauvres sans vergogne et où l’argent est roi. Pour acquérir sa petite maisonnée portative et individuelle, que ne ferait-on pas ? Et l’adulte a beau jeu de rétorquer qu’il est facile de cracher dans la soupe quand on est le premier à en bénéficier. Igor paraît d’abord sensible à ce mode de raisonnement, et pourtant peu à peu, il parvient à opérer la transformation nécessaire.

Une telle évolution est-elle possible aujourd’hui ? Certes, il ne manque pas d’adolescents qui réagissent comme Igor et préfèrent vivre dans une certaine précarité plutôt que de se laisser abuser par le système, mais la plupart sont fascinés par le pouvoir de l’argent, par le plaisir de posséder les machines dernier cri, par les facilités que la société de consommation procure à tous ceux qui savent se débrouiller pour dépouiller les autres. Et cet asservissement est aussi problématique que l’addiction à la pornographie sous les formes multiples qu’elle prend aujourd’hui (Bonnet, 2003), il fait partie du même système. Les grandes manifestations au grand coeur sont toujours suivies ou accompagnées de pillages et de vols accomplis sans vergogne et la plupart du temps en toute impunité. Pourtant, il existe bien des façons de provoquer le sursaut indispensable à une évolution : démontrer aux jeunes qu’à travers l’argent, les marques, les marchandises, ils sont influencés, manipulés, maintenus sous la gouverne de ce monde adulte qu’ils prétendent contester. D’abord, au niveau du pouvoir médiatique et commercial, en leur enseignant par quelles techniques, quelles images, les grandes marques les conditionnent et font d’eux des consommateurs dociles et appliqués : les récentes campagnes antipubs ont montré que les adolescents n’étaient pas les derniers à réagir avec lucidité. D’autres ont acquis une telle dextérité dans l’analyse et le démontage des techniques audiovisuelles qu’ils deviennent vite capables de repérer les manipulations qu’elles impliquent. C’est une façon d’utiliser le pouvoir de l’argent et des médias qui lui sont associés pour le retourner contre eux en utilisant leurs propres armes, comme Igor, mais avec des moyens plus sophistiqués et surtout plus globaux. Combien d’adolescents issus de familles privilégiées se sont ainsi transformés en militants gauchisants rêvant à une société plus juste. Quitte à revenir subrepticement à leurs premières amours une fois leur ardeur assagie.

Pourtant, le film le montre bien, cela ne suffit pas, et le plus difficile reste à faire. Car, même utilisé pour libérer les autres et se libérer soi-même, l’argent reste un objet idéalisé de premier ordre qui risque de fausser l’appréhension des choses en faisant passer les autres références au second plan. Le voleur généreux reste un voleur, et la vedette qui soutient les causes humanitaires demeure toujours un pur produit des circuits commerciaux. Le passage de l’objet idéalisé à l’idéal proprement dit reste le plus délicat et le plus douloureux à opérer, et la plupart des débordements accomplis par les jeunes aujourd’hui montrent combien il leur est difficile de s’affranchir du pouvoir de l’argent et de tous les objets qu’il permet d’acquérir.

La référence à l’Oedipe

Quand on suit le parcours d’Igor dans La promesse, une première hypothèse vient à l’esprit pour expliquer comment effectuer cet ultime passage : le garçon y est parvenu grâce et par la relation qu’il entretient avec Assita, la jeune mère africaine, avec laquelle il entretient d’abord un rapport de type voyeuriste et pervers, puis de type génital, incestueux et possessif, pour accéder enfin à un attachement de type idéal. Classiquement, on dira que la transition s’est effectuée grâce à la traversée et au dépassement de l’Oedipe. L’objet argent idéalisé cède peu à peu la place à un idéal universel à partir du moment où l’adolescent renonce à posséder la mère et se soumet à la loi. Igor change dans sa façon de considérer la femme, qui, d’objet désirable, à dévorer des yeux, puis désiré, à prendre sous sa coupe, devient un être humain à part entière ayant droit à une parole de vérité.

Cette traversée de l’Oedipe équivaut à affronter la différence des sexes et des générations pour en accepter les exigences et se soumettre à la loi commune. C’est le prix à payer pour entrer dans la communauté des hommes, se dégager du pouvoir de l’argent, des biens à posséder et donner la priorité à la personne sur tous les objets quels qu’ils soient. Or il est vrai que l’univers médiatique aujourd’hui empêche insidieusement l’adolescent d’opérer intérieurement cette évolution. En faisant de tous les humains, quels que soient leur âge et leur condition, des consommateurs en puissance, il finit par araser les différences, entre les générations, entre les sexes, ou par leur substituer une opposition de type phallique, en tout ou rien, par les modèles qu’il impose, les récits qu’il dispense. Cela n’a rien d’étonnant, dans la mesure où, procédant de cette façon, il conforte indirectement son pouvoir et maintient les jeunes sous sa gouverne. On peut considérer de ce fait la crise adolescente actuelle comme l’un des effets majeurs du carcan utilitariste et marchand qui s’impose aux plus jeunes et les fait se débattre entre prendre l’argent, ou le donner, leur barrant ainsi l’accès à des idéaux qui permettraient d’en relativiser le pouvoir.

Cette façon d’envisager les choses ne date pas d’aujourd’hui. Dans la plupart des religions du monde, la conversion entendue au sens le plus large suppose une décision personnelle où le sujet renonce à ses biens temporels pour se consacrer à des réalités transcendantes. Les grandes sagesses antiques ont toujours enseigné qu’il fallait se garder de l’emprise de l’argent et des soucis matériels, c’est particulièrement évident dans le bouddhisme ou dans le christianisme ancien. « Rien n’est nouveau sous le soleil » dirait un certain Qohelet. Ceci dit, la question reste entière de savoir comment autoriser un tel passage sans faire allégeance à une croyance religieuse, à une philosophie, à une pensée de type sectaire ou à une théorie quelle qu’elle soit. On ne peut se contenter de substituer une idéologie à une autre, en disant par exemple : que l’adolescent fasse son Oedipe et on verra après !

Le chaînon manquant`

Ce qui fait tout l’intérêt du film, c’est la réponse toute personnelle que les frères Dardenne apportent à cette question. Certes ils centrent l’action sur la relation qui unit Igor et Assita, mais c’est la mère en tant que telle qui les intéresse, et de ce fait, ils situent très précisément le chaînon manquant entre l'amour des objets idéaux et le respect de l'idéal dans la découverte d'une mère, une mère aussi éloignée que possible du modèle que l'adolescent a lui-même connu, mais qui incarne l'amour sans conditions grâce auquel tout enfant vient au monde et parvient à survivre. Façon de nous dire : c’est là, et là seulement qu’on perçoit combien une vie humaine n’a pas de prix et que le respect de l’autre en tant qu’autre transcende toute autre considération. Igor est bouleversé lorsqu’il voit Assita désespérée parce que son bébé va très mal. Il l’emmène à l’hôpital, donne tout l’argent dont il dispose pour qu’on s’en occupe et c’est une autre mère d’origine africaine qui apporte le complément. C’est donc en retrouvant l’amour maternel in vivo, en le voyant à l’oeuvre à travers Assita dans toutes ses exigences, qu’Igor a trouvé le passage pour que son amour de l’argent, en bien ou en mal, cède la pas à l’idéal de respect de l’autre. C’est une des formes des retrouvailles avec l’objet formulé par Freud dont on parle fort peu et qu’on voit s’imposer dans la vie de certaines adolescentes au moment où elles accèdent à la maternité. Cette hypothèse paraîtra sans doute éloignée des théories analytiques qui font dépendre l’accès au symbolique et à la loi universelle de la référence au père. Celle-ci est présente, on l’a noté précédemment, comme une condition première, mais c’est finalement pour céder le pas à la mère vivante, retrouvée, qui offre un fondement solide et évident à la loi en question.

L’actualité récente est venue apporter une confirmation inattendue à cette hypothèse. Lors de la finale de la coupe du monde de football 2006, Zinedine Zidane, capitaine de l’équipe de France, a eu un geste violent à l’égard d’un joueur italien qui l’injuriait, au risque de compromettre l’image idéale qu’il incarne pour de nombreux jeunes, surtout parmi les plus démunis. Il s’en est expliqué en disant qu’on avait insulté sa famille, et la plupart des commentateurs estiment que c’est plus précisément sa mère qui a été injuriée. Il a donc suffi qu’on s’en prenne à elle pour qu’il régresse, viole les règles et donne libre cours à son agressivité. Comme s’il n’y avait plus de respect de l’autre possible à partir du moment où l’on s’en prend à celle qui en est la raison d’être. Zidane a sans doute perdu un peu de son aura, mais il a témoigné à sa façon du fait que si les jeunes « ne respectent plus rien » selon la formule consacrée, ce n’est pas seulement parce que les pères ne jouent plus leur rôle, c’est aussi dans la mesure où les mères ne sont plus reconnues pour ce qu’elles ont d’unique et d’irremplaçable. L’expression devenue monnaie courante dans le monde des jeunes, « putain de ta mère », est probablement un symptôme parmi d’autres de cette carence. Par contre, les innombrables initiatives actuelles où l’on voit des mères se concerter pour réagir lors de débordements excessifs vont plutôt dans ce sens.

Si l’on suit ce raisonnement jusqu’au bout, l’évolution des personnes idéalisées et des idéaux proprement dits s’effectue selon deux voies différentes et interdépendantes à la fois. L’idéal du moi est d’abord incarné par le père, qui cède bientôt la place à un autre père étranger mort, disparu, et à qui succède finalement la mère que le jeune accepte de perdre en lui disant la vérité. En ce qui concerne les idéaux proprement dits, ce sont d’abord des objets idéalisés, possédant, puis possédés, et ils cèdent la place aux idéaux universels quand l’effigie de la mère s’impose et s’efface. S’achemine-t-on vers une idéalisation de la mère qui viendrait ainsi redorer l’imaginaire des jeunes dans un univers où seul l’argent est roi ? Ce n’est pas le message que délivre le film. A aucun moment, Assita n’est présentée comme une icône, comme une vierge noire. Elle est faite de chair et d’os et n’hésite pas à assommer le père d’Igor au moment où ce dernier se trouve en difficulté. D’autant que dans d’autres films des frères Dardenne, Rosetta, ou Le fils par exemple, la mère incarne une image inverse, mortifère dès lors que son attachement à l’enfant se transforme en possessivité. De même que Roger ne tenait la place d’idéal que grâce à l’idéalisation de l’argent, elle n’occupe cette place que dans la mesure où elle incarne l’idéal de respect de l’autre, et elle disparaît dès qu’il a été reconnu et intériorisé par l’adolescent. Elle est là pour faciliter un passage, un point c’est tout.

Le témoignage de Sigismond adolescent

De ce passage et du rôle crucial qu’il est appelé à jouer, on trouve un exemple particulièrement frappant dans un épisode de la vie de Freud lui-même alors qu’il était encore adolescent. Dans une lettre adressée à son ami Silberstein, écrite le 4 Septembre 1878 lors d’un séjour effectué à Freiberg auprès de la famille Fluss, une relation de ses parents, il fait part de l’impression profonde qu’il a ressentie au contact de l’aînée de la famille, Gisela, et des premiers émois éprouvés à son contact. Il n’aura guère l’occasion de lui manifester ses sentiments car la jeune fille quitte la maison alors qu’il commence tout juste à se lier à elle, mais on perçoit à travers ses propos combien il a été bouleversé par cette rencontre3.

Ce qu’il y a de plus étonnant dans sa lettre, c’est la place qu’y tient la mère de Gisela, une femme d’intérieur accaparée par ses occupations et qui elève ses sept enfants avec un dévouement et un talent pédagogique qui impressionne beaucoup le jeune Freud. Il la décrit comme une mère idéale, cultivée, et en cela, dit-il, « bien supérieure à la mienne » (!), dotée d’un charme dont il ne sait comment rendre compte, et qui en tout cas dépasse les apparences immédiates. « Belle, elle ne l’a jamais été, mais un feu spirituel, une lumière hardie ont sans doute comme aujourd’hui toujours jailli de ses yeux ». Alors qu’il souffre d’un mal de dents tenace, elle s’occupe de lui, le soigne, et il se retrouve un moment l’objet des soins attentifs qu’elle témoigne à ses propres enfants. « J’emporterai avec moi du discernement et le souvenir d’un être noble et bon ». On ne peut rêver idéalisation plus marquée, en raison ici encore du rôle joué par l’idéal maternel, incarné par cette femme, et assumé dans toutes ses exigences.

Cette fois, cette rencontre n’ouvre pas seulement l’adolescent à la découverte des idéaux de respect de l’autre dont il a été question à propos de La promesse, c’est aussi un point de passage vers l’expression poétique et la rencontre de l’aimée, l’autre par excellence. Car Gisela n’a de charmes aux yeux du jeune Freud qu’éclaboussée par les éclats dont la mère est parée. Il a cette phrase absolument stupéfiante : « il me semble que j’ai transféré sur la fille, sous forme d’amitié, le respect que m’inspire la mère ». C’est grâce et par l’idéalisation transitoire de cette mère si différente de la sienne qu’il accède à l’objet d’amour avec la distance et le respect qui s’imposent. Bien plus, cette femme ravive en son esprit des expressions qu’il a trouvé chez les poètes et qui nourrissent les propos qui rendent compte de son amour naissant.

Entre le jeune Sigismond et l’adolescent de banlieue incarné par Igor, quoi de commun dira-t-on ? Ne vivent-ils pas dans des univers radicalement opposés, d’un point de vue aussi bien matériel que culturel ? Sans aucun doute, mais les analogies dans leur rapport aux idéaux n’en sont que plus frappantes, en particulier dans leur rapport à la mère. Que cette relation témoigne d’un attachement oedipien déplacé et idéalisé, mais réel, cela ne fait aucun doute. Il n’en reste pas moins qu’on retrouve au sein de ces situations si dissemblables le même rôle capital de la rencontre avec la mère comme mère, des retrouvailles avec la relation inaliénable dont elle est l’incarnation. Certes, on ne trouve pas chez Igor la référence à la culture et à la poésie dont témoigne la lettre de Sigismond, mais elle se retrouve dans l’écriture du film et dans l’intérêt porté aux rites et aux objets fétiches. On ne constate pas non plus de transfert allant de cette mère à une fille aimée, mais ce serait sans doute aller un peu vite en besogne, Igor n’en est qu’à ses débuts. L’essentiel n’est-il pas dans l’opération même du passage et du « transfert » dont Sigismond nous donne son témoignage et qui s’opère ici par le canal de l’idéalisation.

Je conclus. Freud a proposé le terme de conversion pour désigner la transformation d’une idée inconsciente en une manifestation pathologique somatique et plus généralement en un symptôme plus ou moins invalidant. Par « conversion dans un sens opposé », il entend le processus complexe qui conduit le sujet à retrouver l’idée en question et à l’exprimer en des termes qui soient acceptables et significatifs dans le contexte actuel. Ce double processus s’observe dans la plupart des problématiques, mais l’hystérie en est le terrain privilégié. Auquel cas, il ne s’agit pas tant de « guérir » que de trouver comment passer d’objets idéalisés aliénants à des idéaux universels ouvrant à un large partage. Les adversaires de la psychanalyse objectent qu’Anna O., le tout premier cas concerné par la psychanalyse naissante, n’est pas vraiment sortie guérie de sa cure avec Breuer et Freud, dans la mesure où elle a continué à souffrir de certaines de ses pathologies. C’est exact, mais elle s’est engagée avec fougue dans la cause des femmes et elle est ainsi parvenue à donner un sens à son désir et à sa vie. La guérison serait peut-être survenue par surcroît si elle avait pu mener de front une cure analytique telle qu’elle s’est instaurée par la suite tout en tirant profit de ses engagements. Il n’en reste pas moins qu’en se consacrant à la cause des femmes elle a déjà donné à entendre que la conversion passe par un dépassement des objets ou des images idéalisées pour accéder à des idéaux universels, et que ce saut suppose des retrouvailles avec l’image de la mère, dont l’amour pour son enfant repose sur des lois non écrites où le respect de l’autre passe avant tout.


  • 1.

    Le texte en a été publié dans le revue Conférence, Printemps 2006, N° 22, p. 677-685. Les pages entre parenthèses renvoient à cette revue.

  • 2.

    En particulier dans L'irrésistible pouvoir du sexe, Paris : Payot, 2OO1, p. 346 sq.

  • 3.

    Freud S., Lettres de jeunesse, Paris : Gallimard, 1990. On trouvera un commentaire de cette lettre dans l’article de Lore Schacht, « L’inclination a fait son apparition », Revue Française de Psychanalyse, 1/2006, p. 215 sq.