Poetry de Lee Chang-dong Corée du Sud, 2010

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Réalisé par Lee Chang-Dong Avec Yoon Jung-hee, David Lee, Kim Hira, plus Long-métrage sud-coréen . Genre : Drame Durée : 02h19min Année de production : 2009 Distributeur : Diaphana Distribution Synopsis : Dans une petite ville de la province du Gyeonggi traversée par le fleuve Han, Mija vit avec son petit-fils, qui est collégien. C’est une femme excentrique, pleine de curiosité, qui aime soigner son apparence, arborant des chapeaux à motifs floraux et des tenues aux couleurs vives. Le hasard l’amène à suivre des cours de poésie à la maison de la culture de son quartier et, pour la première fois dans sa vie, à écrire un poème. Elle cherche la beauté dans son environnement habituel auquel elle n’a pas prêté une attention particulière jusque-là. Elle a l’impression de découvrir pour la première fois les choses qu’elle a toujours vues, et cela la stimule. Cependant, survient un événement inattendu qui lui fait réaliser que la vie n’est pas aussi belle qu’elle le pensait.

Poetry de Lee Chang-dong Corée du Sud, 2010.

Une émouvante partie de badmington

Si l’on s’était avisé de traduire le titre coréen en français, on aurait été bien inspiré de choisir le mot poësie, car c’est bien ce dont nous entretient ce très beau film, Poetry.

Qu’est-ce donc que la poésie ?

Une vieille dame qui perd la mémoire, atteinte de la maladie d’Alzheimer, des jeunes gens, un commissaire de police assez rustre s’y exercent, certains prennent des cours avec un poète honnête qui parle de libérer en soi la poésie et ne répond pas à toutes les questions, laissant à chacun l’énigme de son inspiration, de son lieu, de son temps. Mais, la poësis, c’est aussi l’action, la création et c’est bien plutôt de celle-ci qu’il s’agit ici que de la capacité à écrire sentiments et impressions. C’est au plus près de ce qu’on pourrait pressentir comme étant le symbolique que se situe la poésie de ce film. Car notre vieille dame perd la mémoire et les mots (panier, gare), elle parle de la pluie et du beau temps quand on attend une parole grave (devant son petit-fils complice du viol collectif d’une collégienne ; puis devant la mère de celle-ci lorsqu’elle vient pour demander un arrangement à cette paysanne, sous la pression de pères petits-bourgeois qui se préoccupent de sauver « l’avenir de leurs enfants », leur réputation, plutôt que de réparer un crime ou de mettre leurs fils devant leurs responsabilités). Notre charmante mamie, élégante, sensible, semble esquiver le problème, la gravité de la situation, au grand dam du spectateur qui attend les mots qu’il brûle d’entendre, en particulier à ce petit-fils révoltant qui continue à jouer, à manger, à s’amuser, à dormir sur ses deux oreilles sales, mais également à ces petits-bourgeois qui ne pensent qu’à étouffer le scandale, à tout résoudre par l’argent. Oh, quelle colère sourde prend le spectateur et comme il s’agace du mutisme de cette vieille dame qui, décidément, en toute situation, manque de mots, dans un monde qui bascule dans l’abjection. Elle semble singulièrement distraite, absente, ne pensant qu’à des frivolités, au plaisir de voir manger son benêt de petit-fils qu’elle adore. Mais sous son silence, le spectateur sent bien que couve une grande révolte, une incompréhension, que se font un cheminement, une quête, qui n’ont pas encore trouvé leurs mots, de même que manque l’inspiration poétique.

Rechercher la poésie, dans ce contexte, relève d’une quête bien superficielle et le poème court, sur le vent ou les feuilles, laisse le spectateur sur sa faim. Sans parler de la poésie déplacée d’un grossier commissaire de police dont on ne voit guère le rapport avec la poésie, à l’instar de la vieille dame, choquée par ses histoires grivoises en lieu et place de lyrisme.

C’est pourtant entre ces deux là que s’écrira le poème du film, sans mots, comme un acte à accomplir parce qu’opiniâtrement, un sens de l’éthique et de la dignité, de l’intégrité, insiste, se faufile entre eux et les unit. La vieille dame n’a pas dit son dernier mot, et le film, en outre, cache le moment clé d’une décision, d’un discours essentiel, dans une ellipse qui frustre le spectateur à la fois d’un épisode narratif important, logique, et d’une parole qu’il a envie d’entendre. Qu’importe, c’est en deçà des mots, sans doute, dans les « absences », de la vieille dame malade et un peu perdue, du film et de ses pudeurs, de ses détours et cachotteries, que se produit l’essentiel de cette rencontre. Sans rien dire à son petit-fils, la vieille dame le prépare pour le lendemain, un lendemain sans elle, où il devra assumer quelque chose d’intime, de personnel, de difficile, où il lui faudra être propre dehors et surtout dans l’« âme ». On comprend qu’elle le quitte. On ne sait pas encore comment ni tout à fait pour quoi.

C’est dans un espace de silence qu’un acte absolument nécessaire a été fait, qui est poësis, un acte qui restaure de l’humain, de la dignité, de la vérité, et partant, quelque chose de la véritable poésie. La poésie n’est pas dans la description d’une pomme (Voir le merveilleux poème de Jacques Prévert, Promenade de Picasso, qui fait écho pour moi à la scène du film où la protagoniste mange la pomme pour en atteindre la vérité). Elle n’est pas non plus dans les sensations fines ou les souvenirs d’enfance émouvants, même si tout cela peut en faire partie. Elle est dans le symbole, au moment où la parole et l’acte se rejoignent, où la parole est un acte ou l’acte une parole. C’est quelque chose entre les deux qui ne peut être seulement constitué de mots (et en perdre quelques uns n’est pas de grande conséquence) et ne peut être non plus totalement de l’ordre de l’expérience muette, immédiate. Le lien entre le langage et l’acte est énigmatique, parce qu’il ne fait pas de doute que la poésie, comme le symbolique est du langage, mais sans nécessairement être du côté des mots prononcés ou écrits. Il ne faudrait pas croire cependant que le film conclue que les mots sont inutiles et que seuls comptent les actes, les expériences, les gestes concrets. Bien au contraire. L’acte est complexe, il s’inscrit, bien que silencieux, dans une histoire, un parcours, un contexte de relation et de langage où cheminent les personnages et une parole virtuelle. Le magnifique regard entre les deux femmes en dit long de ce qu’elles ne se sont pas dit mais se disent quand même, sur la dignité échangée, comprise ; la partie de badmington finale est la plus parlante, la plus bouleversante partie de badmington qu’on puisse suivre, toute en légèreté, en apparente frivolité, comme si tout se passait derrière, à côté, mais non ! c’est bien entre les deux volants presque impondérables, entre les deux personnages qui ne disent rien, que se joue l’acte, la poësis, la création d’un geste infiniment humain, poétique, nécessaire, qu’il fallait faire pour que vivre soit encore possible.

Pourtant, vivre n’est peut-être plus possible. Et le volant va un peu plus loin, la partie continue, avec le langage. Un poème sera finalement écrit, magnifique, dans son dispositif là encore, plus que par ses mots : le poème de la petite collégienne ravie trop tôt à la vie, imaginé, créé par la vieille dame qui lui donne sa parole. Apparemment, créer, écrire, être dans le symbolique, cela ne sert pas toujours à vivre et à survivre (même si le commissaire semble incarner ce côté solaire et corporel de la parole). Pour notre héroïne, l’acte et la parole ne permettent pas d’esquiver la mort. Mais c’est dans la rencontre avec soi, avec l’autre, avec la beauté. Elle est véritablement devenue poëte, dans un mouvement de mort et de création indissociables.

La poésie et l’acte symbolique, sont finalement dans les « absences », actuelle, anecdotique — de la maladie, du non-dit, du contournement, du tacite — mais également dans l’absence future, définitive que la mort appelle : celle de la petite collégienne et celle de la grand-mère. Le langage a quelque chose à voir avec une parole née de cette absence ou pour cette absence, quelque chose qui permettrait à la fois de rester au-delà de la mort et de quitter la vie en se dénouant de ses pesanteurs et liens aliénants. Le symbole ici libère, crée l’être in absentia auquel il faut croire pour vivre humainement.