Après la fête : Festival international d'Histoire de Pessac (2010)

Festival International du film d histoire  Pessac

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Le Grand chambardement par Pierre-Henri Deleau, Délégué général du Festival

Passé le temps des grands voyages et des découvertes (Marco Polo, Christophe Colomb), l’Europe s’est très vite lancée dans la conquête de nouveaux territoires outre-mer : le temps des colonies commençait. Jusqu’au XIX° siècle l’Espagne, le Portugal, la Grande-Bretagne, la France, entre autres, ont entrepris de bâtir des Empires à leurs ordres qui devaient leur assurer prestige et revenus. Tout au contraire le XX° siècle va marquer la fin de ces conquêtes, l’Europe n’en a plus les moyens. L’heure est maintenant à l’émancipation et à l’indépendance de nouveaux États.(..). Le cinéma, qui fut inventé en 1895, a été le témoin direct de ces changements majeurs de l’Histoire. Au fil du temps, reportages, documentaires, films de propagande mais aussi de fiction directement inspirés de ces événements, tout ou partie de ce qui s’est passé nous est restitué. Révoltes, guerre de libération, luttes politiques, témoignages. Voici le tableau de la fin du colonialisme en images. A nous, historiens et public, d’en tirer les leçons.

Après la fête

Le festival du film d’histoire de Pessac est terminé. Nous étions quelques uns à traverser hier soir les halls soudain déserts et à regarder le magnifique film de Sembene Ousmane (donné une première fois dans la semaine), Le Camp de Thiaroye. On se sentait mélancolique après ces journées enfiévrées de débats, de projections, de rencontres (car on parle également entre spectateurs, parfois). Finir par Le Camp de Thiaroye, c’était revenir et conclure sur l’abomination que fut la colonisation, et le sentiment de tristesse que nous avions en sortant, s’accompagnait d’un désir d’aller plus loin, un désir d’engagement, de réflexion et d’action pour le présent, afin de dépasser le deuil de toute cette semaine.

Histoire des colonies et de la décolonisation

Le festival a été particulièrement réussi. Je l’ai vécu pour ma part comme une semaine intense d’engagement politique dans des questions essentielles. J’ai beaucoup appris, même si les questions coloniales et postcoloniales sont au cœur de mes recherches universitaires et j’ai été constamment émue de partager avec tant d’autres ce moment citoyen. Les débats ont souvent mené vers des questions complexes, même si, bien sûr, les historiens, politologues et cinéastes invités, ne pouvaient prétendre toutes les poser et encore moins les résoudre. Des images nouvelles, révélées grâce à l’ouverture des archives, des formulations nouvelles qui ont pris la valeur de jugements sûrs, après des investigations rigoureuses, nous ont cependant éclairés et se sont massivement imposées avec la force de la vérité.

Les films de fiction ou les documentaires ont constitué des témoignages irrécusables, tragiques, terribles, de ce qu’a été la colonisation : des massacres, le règne de la violence, de l’injustice et du racisme. Il n’y a pas de « bienfait de la colonisation », les pays colonisateurs n’ont même pas laissé de structures étatiques (débat de dimanche 21), ils n’ont pas éduqué, ils ont pillé les pays, miné leur avenir en mettant à leur tête, avant de partir, des hommes de paille, après avoir dans de nombreux cas assassiné ou écarté les démocrates et les révolutionnaires nationalistes, s’assurant que leurs intérêts économiques et idéologiques continueraient à être bien servis. Dans le fond, comme on a remarqué que la France avait accordé l’abolition de l’esclavage aux Antilles du jour où le sucre s’est fabriqué avec des betteraves et qu’on n’avait plus besoin de canne, les puissances coloniales ont accepté de se retirer des colonies lorsque le système capitaliste leur a permis de continuer à gérer les anciennes colonies par d’autres moyens. L’un des objets de débat fut précisément d’essayer de comprendre ce qu’était l’Indépendance et si l’on pouvait même s’assurer de sa réalité, si l’on ne devait pas plutôt parler de néocolonialisme et l’on se demandait quelle marge de manœuvre avaient eu et ont encore aujourd’hui les pays anciennement colonisés.

On ne pourrait reprendre point par point ce que tant de films, de témoignages d’acteurs et d’historiens nous ont mis sous les yeux et crié aux oreilles : ce fut un grand chantier qui reste ouvert à tous.

Cinéma et Histoire

Il n’y a pas de quoi pleurer et les beaux films que sont les films de René Vautier, de Pierre Schœnderffer ou de Sembene Ousmane ne nous le demandent pas. Ils ont une force, une justesse, un regard implacable et en même temps dépourvu de pathos, ou au-delà du pathos. Car il faudrait reprendre un peu le travail sur le cinéma. C’est une des faiblesses endémiques du festival que d’être bien plus un festival d’histoire qu’un festival de cinéma,  ou de la relation entre les deux : les films n’y sont guère que les instruments de l’histoire, les témoins d’événements et de discours. Ils sont très rarement interrogés comme films, dans leur langage, à l’exception notable, cette année de la conférence si appréciée sur La 317ème section, par Mme Robic-Diaz, maître de conférences en études cinamatographiques à Montpellier, sur la manière dont le cinéma a parlé en creux, en ellipse, de la guerre d’Indochine, inscrivant dans sa forme même la réalité de ce qu’était cette guerre pour la France, d’où la très belle métaphore de l’écran comme « linceul ».

Trop souvent, on oublie de se demander pourquoi, comment les films nous touchent, atteignent la vérité ou imposent leur vérité, comment leur position, celle de la caméra, avec ses mouvements, ses cadrages, comment la construction des films, les choix d’acteurs, le montage, sont eux-mêmes de l’histoire et du sens, avec des enjeux politiques. Pourtant, on peut dire que les films sur ces guerres coloniales ont des caractéristiques communes : absence d’épique, ombres épaisses que le noir et blanc exacerbe (mais c’est un contraste entre rouge et noir que Sembene Ousmane impose magnifiquement dans Thiaroye), temps étirés, violence évidemment, mais sans voyeurisme et sans jouissance, courage collectif plutôt qu’héroïsme, refus des valeurs affichées dans les films de guerre habituels. Le commando qui a eu « vingt ans dans les Aurès », n’est pas celui du Pont de la rivière Kwai ou d’un film américain quelconque, le spectaculaire n’est pas de mise, le dispositif exclut toute victoire ; la fin du film de Vautier, après la tragique mort de son déserteur et des Arabes qui l’ont aidé, montre un officier en train de récupérer cyniquement l’épisode, dans une interprétation destinée à détourner sa mort pour en faire un prétexte de guerre. Les morts tombent sans qu’il y ait eu d’affrontement, on ne voit rien ; le réalisme est poussé à l’extrême dans le film de Schœnderffer, le combat est au loin, sur la rive du fleuve ; on assiste à une bataille inutile et sans grandeur, vue du point de vue de deux soldats impuissants, etc. La beauté des paysages, dans les deux films, est un hommage aux peuples et aux pays, les civils sont regardés avec attention et compassion, l’image leur rend leur dignité et leur lumière, l’autre est présent comme être humain et comme visage, non comme ennemi ou comme objet. Puis l’émergence du cinéma africain, algérien ou vietnamien, etc., va imposer d’autres points de vue, d’autres esthétiques. Il faudrait comparer les images des uns et des autres, la manière de filmer corps, visages, situations, groupes, actions, chez Sembene Ousmane et dans un film français sur l’Afrique (par exemple Chocolat de Claire Denis) ; la manière de voir l’Indochine chez Schœnderffer, Annaud et Rithi Panh dont le Barrage contre le Pacifique, par exemple, était absent (de même que les films de Marguerite Duras), ou Les Joueurs d'échec de Satyajit Ray ou encore les films anglo-pakistanais sur l’Angleterre postcoloniale (on doit le scénario de My Beautiful laundrette de Stephen Frears à Hanif Kureishi, l’un des grands écrivains contemporains d’origine pakistanaise).

Avoir 20 ans dans les Aurès, Afrique 50, sont des films où l’esthétique et l’éthique ne sont pas séparables. Vautier, qui apparut comme le plus jeune de tous les réalisateurs présents, celui qui continue à être engagé et à faire un cinéma d’action, là où les images sont nécessaires à des collectivités, dans un esprit politique, filme de façon juste : il est revenu, par exemple, sue l’importance du collectif que formaient les acteurs comme les soldats de son film. Il faudrait étudier image par image la justesse politique des cadres, des mouvements, des points de vue de la caméra. La dramaturgie de ses films est pensée, Avoir vingt ans dans les Aurès, c’est une manière de filmer le putsch d’Alger tout en n’en montrant pas une image, Afrique 50 se présente comme un crescendo qui va de l’initiation d’abord touristique, enchanteresse, à une vision anthropologique, puis de la connaissance/ reconnaissance d’une culture à la révélation du martyr des Africains colonisés dans une logique qui est parfaitement démontée et montée cinématographiquement d’une façon très pédagogique (on passe des Africains travaillant, à la question de l’impôt, pour en venir à la conséquence de ces impositions injustes et disproportionnées : les massacres et les villages brûlés, le travail forcé à 50 francs par jour). Le film est une sorte de grand travelling (travelling avant, dans la première séquence, qui nous fait entrer par un étroit passage dans la réalité africaine, guidés par un enfant vers la connaissance), c’est un vrai voyage pour le spectateur, avec des arrêts soudains et saisissants sur des images : ruines de village, visages, corps qui travaillent, corps maltraités qui peinent et souffrent. C’est d’une simplicité somptueuse. Pas de place pour les larmes, mais on ressent un terrible effroi.

Il faudrait réfléchir dans un tel festival sur l’efficacité du film politique (ou historique), sur la place du spectateur et du témoin, de l’individu et du collectif, sur le rapport entre l’histoire faite et l’histoire qui se fait aujourd’hui, entre historiographie et actualité politique. Pourquoi Indigène a-t-il été un événement que Hors la loi ne reproduit pas ? Comment se mêlent ici du contexte (le moment-Indigènes) et du cinématographique : la forme du film n’a peut-être pas la même puissance dans l’un et l’autre film, le rapport entre la forme et le destinataire n’est peut-être pas aussi bien ajusté, etc. Pourquoi la manière de filmer les corps dans Vénus Noire répète-t-elle le voyeurisme des montreurs d’ours, alors que le regard de Vautier ne le fait pas ? Qu’est-ce que la dignité du sujet et de l’acteur au cinéma ? Comment évite-t-on de coloniser les sujets filmés (aucun film de Rouch !) ? Quel dispositif narratif et cinématographique, quels points de vue permettent de toucher le public sans qu’il se dédouane émotionnellement mais s’engage, à l’inverse, dans l’action et la rébellion ?

Questions actuelles

Les débats avaient déjà fort à faire à dénouer, à commencer à poser certaines questions, par exemple, qu’est-ce que la démocratie que l’on veut imposer à l’Afrique (ou que les pays africains s’imposent), existe-t-il un seul modèle de démocratie (le nôtre qui ne nous satisfait pourtant nullement, avec sa fausse représentation) ? Jean-Marie Teno, au milieu des historiens et politologues, lui qui est cinéaste, a posé la question d’une démocratie qui tiendrait compte de la culture politique de l’Afrique. On s’est dépêché de lui répondre qu’il n’y avait qu’une alternative : démocratie ou dictature. Le public, pourtant, a senti qu’on touchait là de vraies questions : qu’est-ce, au bout du compte, que le pouvoir du peuple, à quelles conditions s’exprime-t-il ? La démocratie représentative et formelle, centralisée et étatique est-telle la seule démocratie possible ? Bien d’autres questions ont été posées et je n’ai pas pu tout voir et tout entendre. Chacun aura fabriqué son festival. Mais j’ai eu l’impression qu’à travers les films et les débats, les questions du présent n’étaient pas tellement posées.

Pourtant, en sortant d’Octobre à Paris, absolument sonnée, glacée d’effroi, je pensais à ces descendants des hommes qui ont été battus, mutilés, humiliés, jetés à la Seine, à ces enfants qui ont perdu leur père ou qui ont eu des pères écrasés, en 1961, et avant et après encore. Comment ne seraient–ils pas pleins de haine pour ce que nous leur avons fait ? Comment, en sortant du Camp de Thiaroye ne pas penser à ces fils de Tirailleurs qu’on a méprisés, massacrés, trahis, à ces anciens combattants, africains ou maghrébins qui n’ont été payés que de coups ou d’insultes et qui vieillissent isolés de leur famille, pauvres et marginaux, à Saint-Michel, ou dans d’autres quartiers de Bordeaux ? Quand on pense qu’après tout ce malheur, toute cette violence, il leur faut encore rester en France pour toucher de maigres pensions, « cristallisées », quand ils en ont une. Comme si avoir souffert, fait la guerre pour nous, travaillé dans les usines, également, dormi dans les foyers sonacotra, ne suffisaient pas !

Mais comment faire aujourd’hui ? Comment leur parler, comment parler à leurs enfants ? Je ne les vois pas, ils ne vivent pas dans les mêmes quartiers que nous, ils ne vont pas à l’école avec nos enfants, ils ne font que rarement des études supérieures là où j’enseigne. Nous sommes séparés. Et si nous nous rencontrons, ce sera certainement dans la violence d’un regard, d’un langage de ressentiment et d’agression, dans la peur et les difficultés que toute cette histoire a nécessairement engendrées. Comment, où partager cette parole sur l’histoire ? Cette mémoire, comment la porter ensemble pour apaiser les rancœurs d’un côté, la culpabilité de l’autre ?

Je ne me « fustige » pas, comme on dit souvent en France, dès que quelqu’un évoque les responsabilités terribles de la France dans l’histoire contemporaine des anciens colonisés, qu’ils habitent ici, soient devenus français ou vivent dans des pays qui essaient d’être libres. Simplement, j’ai honte, je suis étreinte par un sentiment de tristesse et d’accablement. Tant que la France d’aujourd’hui ne reconnaît pas sa responsabilité, ne paie pas ses dettes, ne répare pas les humiliations par une reconnaissance symbolique, je ne peux que me sentir moi aussi coupable de ces trahisons, bien que je sois née en 1957. J’aimerais que le Sénégal ou le Mali portent plainte pour crime contre l’humanité (imprescriptible) pour le massacre de Thiaroye qui n’est même pas un crime de guerre, puisque l’armée française a tiré contre ses propres soldats, qu’elle avait dégradé sans raison et à qui elle a toujours refusé de payer ce qui leur était dû, matériellement et symboliquement.

Il y en assez que le Tribunal Pénal International ne soit fait que par des puissances occidentales qui accusent, du haut de leur bonne conscience, les autres — les Serbes, les Rwandais, et autres —, de crimes, sans jamais être mises en cause pour les horreurs qu’elles ont commises. J’aimerais que l’Algérie et les Algériens de France portent plainte contre la France pour crime contre l’humanité, afin d’obtenir reconnaissance et réparation des crimes d’Octobre 1961. Cela permettrait enfin d’en parler. Ne devrait-on pas instituer une « commission vérité et réconciliation », afin que les Algériens, les Africains, puissent parler, et que nous puissions partager avec eux ce poids de l’Histoire ? Alors, je cesserais de me sentir lâche et coupable et je cesserais d’avoir honte. Peut-être cesserions-nous également d’avoir peur de ces jeunes qui détestent les Français et la France qui a mutilé et humilié leurs pères, ou leurs grands-pères, traumatisé leurs mères et qui continue à les mépriser, les tenir en suspicion, les mettre à l’écart de la société, dans des ghettos où ils continuent à être comme des sujets coloniaux, contrôlés, insultés, surveillés, battus, quand on ne les jette pas en prison après les avoir poussés à la délinquance et au business, seuls moyens de survie.

Les psychanalystes savent bien, depuis Freud et sa Métapsycholologie que la mélancolie est issue d’un deuil impossible, d’une mort non symbolisée. Je crois que notre malheur postcolonial vient de ce que rien, aucune parole, aucun acte de poids, n’est venu symboliser les morts, les disparus, reconnaître les injustices, les insultes, le racisme, pour que le deuil puisse se faire et que l’histoire puisse passer, libérant le présent de la mauvaise conscience et de la mélancolie postcoloniale. Le Festival du film d’histoire de Pessac en a représenté les prémices, la veillée. Beaucoup de chemin reste à faire.

Depuis 2005, je suis inquiète et j’attends que les programmes de la gauche saisissent ces questions à bras le corps, en fassent une priorité. Quant à moi, je me dis qu’il faut au moins que j’apprenne l’arabe ou le wolof pour commencer à entendre quelque chose de l’autre et lui montrer que je suis prête à parler avec lui.

Dominique Chancé, MCF en littérature, Bordeaux.