Le Passé d'Asghar Farhadi

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Ce film est présenté en Compétition au Festival de Cannes 2013.

Asghar Farhadi Le Passé

Bien après la projection du film, j’y songeais encore, roulant à bicyclette, bien décidée à aller contempler une marée haute à Andernos, peut-être pour échapper à ces univers tellement fermés auxquels nous condamne ce printemps pluvieux et froid, tout autant qu’un film dont les plans multiplient les portes comme autant de lignes d’obstruction.

Coincés dans des espaces qui s’imbriquent, des pièces qui s’empilent plutôt qu’elles ne s’ordonnent ou distribuent, les personnages du film d’Asghar Farhadi se croisent, s’affrontent, s’additionnent. La vieille maison qui abrite les drames est l’image littérale et métaphorique d’une vie faite de multiples étages et recoins où sont entreposés bien des objets et des histoires dont on ne peut se débarrasser. Le passé hante la famille recomposée de tous ses débris, gardés dans la « remise », les valises, les souvenirs. Finalement on a beau repeindre, ou laver le linge au pressing, le passé et ses taches, resurgissent. Le pot de peinture, au milieu du passage bien étroit, est renversé, et cela ne fait qu’une tache de plus à nettoyer. On étouffe, évidemment, dans ces pièces trop étroites, ces cadres serrés, sans perspectives, que celle d’un train qui passe tout près mais ne nous emmène nulle part, limite de paysage, bruit, rayure qui barre l’horizon.

Asghar Farhadi a un regard tout à fait anthropologique. On y reconnaît les situations, les impasses, les querelles, les tentatives de conversation, d’aveux, de rattrapage, l’empilement des culpabilités, un désir de vérité qui est peut-être nécessaire, peut-être vain. Chacun a son tour demande pardon, ce qui n’est pas mal, mais on lui répond que cela ne sert à rien de s’excuser quand le mal est fait. Que faire alors ? Chacun est sollicité pour parler, sauver quelque chose ou quelqu’un, mais tout le monde est dans l’urgence, ce train qui a l’air de tout emporter. Il y a quelque chose de bergmanien dans ce cinéma d’une vérité humaine implacable, entre les cris de l’une et les chuchotements des hommes qui tentent de refréner une violence dans laquelle ils sont pris cependant. Pourtant, Farhadi est plus proche de notre réalité, peut-être parce qu’il évoque des gens modestes, des situations plus banales que Bergman. Il ne transcende pas le drame dans le cérémonial ou le théâtral, il ne le met pas à distance. Le rythme est rapide, les dialogues très réalistes, l’image presque documentaire.

Que faire de ce passé qui obsède les uns et les autres, cette femme qui voudrait recommencer sa vie une troisième fois et qui ne fait peut-être que répéter (selon sa fille) les mêmes erreurs et retrouver les mêmes images, cet homme qui a dû, on le comprend, renoncer à une relation amoureuse avec une femme pour retourner dans son pays, l’Iran, alors même qu’il avait engagé une belle relation avec des enfants dont il était devenu le beau-père, cet autre homme dont l’épouse dans le coma aurait tenté de se suicider ?

Comme dans ses autres films, Farhadi suscite une enquête, des culpabilités et des aveux en cascade. Les enfants, à l’instar de son autre grand film, La Séparation, sont l’enjeu des démêlés qui réunissent et séparent les adultes. Visiblement, être homme et femme, père et mère, ce n’est pas facile et chacun trébuche, sous le regard d’enfants et d’adolescents dont on sent bien qu’ils auraient besoin d’adultes plus solides pour se construire. Mais justement, la maison à repeindre, le pressing peu habitable, ressemblent bien peu à des foyers. Qu’on dorme en haut ou en bas, sur le lit superposé du bas, ou du haut, on du mal à trouver sa place.

Faut-il se taire, oublier ? Parler ? Quelles paroles sont susceptibles de mettre un terme aux conflits, d’apaiser les remords, d’arrêter le gâchis, d’empêcher une femme dans le coma de mourir, de permettre à des hommes et des femmes de vivre ?

Ce cinéma n’est pas un cinéma du silence, de l’impossibilité de parler, mais de la difficulté de trouver quelles paroles sont utiles, font acte. Une parole certifiée par la loi ? Une parole dite à qui, à quel moment ? N’y aurait-il pas trop de paroles, toutes vaines ? Mais alors que faudrait-il faire ?

Finalement, le suicide de cette femme, centre invisible du tableau pendant la plus grande partie du film vient occuper le devant de la scène. C’est le présent du drame, pourrait-on dire. On pourrait croire qu’une mort ferait bien avancer l’histoire de chacun, permettrait de se libérer d’attaches, de passés encombrants et cette mort est même annoncée plusieurs fois comme imminente, voire accomplie. Mais précisément, cette mort-là renvoie chacun à une culpabilité profonde qui entache les désirs. Tout tourne donc autour de cette mort, de ce suicide dont plusieurs, un peu tous, seraient responsables, un peu, à tour de rôle, ensemble.

On pourrait se demander pourtant de quel passé, bien à elle, cette femme se meurt. Bien que tous aient un peu raison, aient des raisons de s’en vouloir, de se croire responsable de ce suicide, je me disais : qu’on laisse donc à cette femme (celle qui se tait au milieu de tant de bruit) son suicide. C’est une affaire grave que le suicide et il est bien légitime de se demander comment on aurait pu l’éviter, normal de se sentir en faute, parce qu’on n’a peut-être pas entendu l’appel, pas écouté, pas su dire… Et les derniers gestes du mari, assumant soudain cette relation et cette tentative de suicide, sont très émouvants. Moralement, on sent qu’il est pour une fois à sa place, qu’il y a quelque chose d’apaisant dans cette larme et cet espoir, des actes, une présence qui pourrait du reste se passer de mots, et qui manifestent simplement un attachement, une tendresse, une acceptation du lien et de la responsabilité.

Le cinéaste nous mène sans doute sur ce cheminement moral qui laisse quelque peu l’autre femme en rade, avec ses problèmes irrésolus, un enfant à venir un peu trop tôt, des histoires à solder de son côté, une remise à vider. Samir retournerait à sa femme pendant qu’elle aurait à régler ses affaires ?

Pourtant, je résiste en partie à cette moralité. Je suis tout à fait convaincue que tout cet inextricable enchevêtrement de bouts d’histoires mal finies nécessite du temps, des paroles, de la distance, mais je ne crois pas au sauvetage de la femme dans le coma, à la clé de toutes ces histoires, comme si l’on pouvait revenir en arrière, que l’amour de cet homme pouvait la ressusciter, devenir l’ultime chance. Car il y a dans cette ellipse du suicide que tous veulent maintenant assumer, une énigme, un « passé » qui dort et qui n’appartient qu’à cette femme dont on sait qu’elle a commencé à faire des dépressions à la naissance de son fils, le charmant bambin très sensible, qui a de bonnes raisons de s’emporter (à force d’être emporté de-ci de-là comme un paquet).

Je n’avais encore roulé que quelques centaines de mètres, quand j’ai entendu un frottement dans la roue avant. Je tends le pied pour écarter le garde-boue. Et stupéfaite, je me retrouve sur le bord de la route, la tête près du trottoir, après un soleil par-dessus mon vélo. Je suis restée couchée, choquée, douloureuse, tandis qu’accouraient des passants pleins de sollicitude. Je me suis allongée sur le trottoir, reprenant mes esprits. Que je suis bête ! Quelle imbécile d’aller comme ça mettre le pied dans les rayons ! À quoi est-ce que je pouvais bien penser ? Ah oui, j’étais en train de penser à cette femme, de me dire qu’il faut laisser son suicide à celui qui le commet ! Quelle bizarrerie ! Comment la mort nous guette parfois sans qu’on en sache rien ! On se promène, on brave le vent et les nuages, tout excité d’aller voir la mer, on se croit à cent lieues de toute pensée morbide, et patatras, on se retrouve sur le carreau ! Quel mystère que l’inconscient ! Qui peut savoir ce qui se passe dans la tête de quelqu’un qui a l’air d’aller bien ou qui a l’air désespéré, qu’est-ce qui lui fera franchir la ligne, appeler ou se taire, avec quelle histoire, quel passé il se débat sans même qu’il le sache lui-même ? Chaque histoire, aussi peuplée de parents, d’amis, d’enfants, de maris ou de femmes, est solitaire. Je ne sais pas si cette dimension apparaît dans les films de Farhadi qui ont une structure chorale. Il semble davantage envisager l’imbrication de tous avec tous que la solitude de chacun en dépit des croisements. Peut-être est-ce une autre différence avec Bergman qui, quant à lui, assume solitude et vide au centre même des histoires humaines.

Le cinéma est un art du transfert, décidément. Farhadi nous emporte dans un processus d’identification, d’analyse et de questionnement qui va bien au-delà des histoires singulières qu’il nous raconte. Mimesis et catharsis : me voilà toute douloureuse à sentir mes côtes bleuies au moindre mouvement ! Bon, puisque je ne peux plus bouger, je vais au cinéma !