Gus Van Sant, Paranoïd Park, 2007

Paranoïd Park

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Réalisé par Gus Van SantAvec Gabriel Nevins, Jake Miller, Daniel Liu. Film français, américain.

Alex, jeune skateur, tue accidentellement un agent de sécurité tout près du skatepark le plus malfamé de Portland, le Paranoïd Park. Il décide de ne rien dire.

Après Elephant et Last Days, le cinéma de Gus Van Sant, si énigmatique, s’éclaire peut-être un peu grâce à ce nouvel opus au charme vénéneux.

Comme dans ses premiers films, Gus Van Sant observe, donne à voir et à ressentir sans élucider une situation, expliquer un personnage qui occupent cependant le premier plan, en gros plan même, pour celui-ci, en plan général pour celui-là. Qu’un jeune garçon, lycéen et passionné de skate-board soit peut-être impliqué dans un meurtre, suffit à entraîner le spectateur dans une attention et une tension, un désir de comprendre et de suivre une enquête. Les éléments de l’enquête ne manquent pas en effet : un crime, des traces d’adn, des suspects, un inspecteur et ses interrogatoires, un milieu à pénétrer, des aveux complets sur un cahier. Pourtant, on ne sait pas ce qui s’est passé, on assiste à une reconstitution des événements sans que cela fasse événement. Comme dans la vie de cet adolescent, quelque chose arrive sans que cela arrive vraiment. Dépourvue de sens et de justification, la chose demeure énigmatique et comme en deçà de l’événement. D’un côté, le jeune homme a l’air parfaitement normal, sympathique, presque lisse —à l’instar des adolescents de Colombine, dans Elephant—, et il semble qu’on aurait tort de chercher à justifier, à comprendre, un accident absolument inexplicable, absurde dont il va devoir porter le poids, tout en demeurant innocent. D’un autre côté, Gus Van Sant parsème son film d’indices incitant le spectateur à relier, à construire une interprétation logique : ce garçon semble à la dérive, au bord d’une famille qui se défait, d’un enseignement qui ne le touche guère, d’une petite amie entreprenante et bien décidée à franchir les étapes, même si le désir et le lien affectif manquent. Il erre dans un univers dépourvu de sens et de cadre. Voilà de quoi expliquer largement un passage à l’acte, la violence dans laquelle se trouve pris, soudainement, un jeune homme assez passif, tranquille, et sans doute un peu trop livré à lui-même et à ses rêves dangereux. La difficulté de s’affirmer garçon et sujet, comme dans La Fureur de vivre de Nicolas Ray, pousse à des défis extrêmes. Pourtant, ce réseau de sens ne prend pas, le spectateur demeure insatisfait de ces éléments qui feraient réponse mais ne sont pas formulés par le film ou par un personnage, repris de façon consistante, afin de clore une enquête qui, de ce fait, ne se referme pas.

Tout l’art de Gus Van Sant me semble résider dans une tension entre ces deux états de l’événement : son caractère inexplicable et inexpliqué d’une part, la présence d’un réseau d’éléments qui pourraient permettre de construire une analyse explicative d’autre part. Entre les deux, le cinéaste ne choisit pas. Il s’arrête avant que l’un ou l’autre parti ne l’emporte, laissant le spectateur dans cet entre-deux : l’événement demeure à la fois virtuellement explicable et inexplicable, inexpliqué et déplié, totalement révélé et pourtant opiniâtrement opaque. On sait et on ne sait pas, on voit et on ne voit pas, les éléments pourraient être reliés en un faisceau logique et demeurent cependant disjoints, comme si deux dimensions s’affrontaient dans le film, un potentiel narratif et explicatif dans lequel l’acte s’accomplirait et un dispositif visuel, une projection par laquelle il perd sa lisibilité, résiste à l’analyse et à la rationalité, demeure mystérieux, suspendu, en attente de sens. L’écrit du jeune homme a lui-même ce statut, comme des aveux qui n’ayant pas été pris dans un certain site institutionnel ou social, demeurent, quoique complets, autre chose que des aveux, une parole inaboutie qui laisse l’événement se défaire et se faire en même temps.

L’univers du réalisateur est un univers sans orientation —et donc désorienté—, sans repères. Sa caméra construit un champ sans limites, dans lequel le cadre est provisoire, accessoire. L’image et le temps échappent. Plusieurs fois, il semble que la mise au point se fasse : on commence par le flou, pour arriver au net. Mais les ralentis, les dilatations, donnent l’impression d’un passage fluide, de formes, dans un monde sans bords. Dans ce monde, le personnage erre, perdu, de même que le spectateur qui serait bien incapable de dresser la carte de ce lieu (lycée, ville, parc de skate) qu’il reconnaît à quelques extraits (couloir, tables, professeur ; rues, trottoirs et vitrines ; bosses et graffitis), sans pouvoir les organiser, les situer. De même le temps, entre déroulement et retours, arrêts et ralentis se trouve quelque peu incertain, les couloirs n’en finissent pas, l’ellipse est à la fois une figure de concision et de circularité.

Dans ce contexte de flou et d’errances, vu à travers l’écran à la fois translucide et opaque d’un tableau blanc (ou d’un film en celluloïd), il y a cependant un bord. Quelque chose qui fait coupure : le bord de la piste de skate vers lequel la fascination ramène le jeune homme. Il reste sur ce bord, il n’est pas « prêt pour Paranoïd Park ». La piste de skate est comme une arène, une fosse. Le jeune homme s’assoit sur sa planche et regarde, n’osant franchir cette limite assez effrayante : en bas, des gars vraiment différents, radicalement hors du social, décrits comme des marginaux, des drogués du skate, font des passes acrobatiques. Il faudrait sauter pour franchir ce pas. Ou peut-être le garçon va-t-il tomber dans ce trou, cet enfer, que l’image du tunnel fermé comme un boyau, prolonge. Le réalisateur ne filme pas les skateurs comme des artistes, il ne fait aucune image réaliste ou sportive de leur virtuosité. On voit quelques acrobaties, on sent que ce sont des prouesses. Pourtant, ces scènes sont toujours floues, ralenties, donnant plutôt l’impression d’une danse, d’un mouvement à la fois violent et fluide, d’un bain enveloppant et étrange dans lequel on serait étourdi, endormi par une sensation d’abandon, de fascination, d’angoisse et de tournis. On sent qu’il y a du danger pour ce jeune homme à plonger et qu’il hésite. Il cherche là quelque chose que lui propose un des garçons plus âgés qui l’aborde. Celui-ci pourrait lui voler sa planche ou lui donner quelque chose d’un peu louche, il va l’initier. Il est la rencontre que le jeune homme attendait. Peut-être une mauvaise rencontre. Il est visiblement question de transgression, de passer de l’autre côté, de se mettre en danger.

L’agression d’un agent de sécurité et sa mort s’ensuivront. Un jeu dangereux : on « chope un train », on est repéré, l’agent court, se jette sur les jeunes gens, les frappe. Un coup de planche, l’homme bascule, un train passe de l’autre côté et c’est l’horreur.

Bizarrement, tout cela n’a pas vraiment de rapport et semble en même temps découler d’une seule logique. Il se produit un déplacement et peut-être ce qui amenait le garçon au bord de la piste de skate s’est-il réalisé dans la violence d’une chose dont on ne sait pas s’il faut l’appeler accident, crime ou « destin ». La violence de la scène du train, totalement disproportionnée, aberrante, accidentelle, qui arrive en quelque sorte au jeune homme, par hasard, plus qu’il ne la vit ou la provoque—lui si calme, avec son visage lisse, rond, ses cheveux fins et doux, ses gestes tranquilles— est en même temps analogique de la violence du jeu de skate, d’une violence latente, contenue et désirée, présente dans la fosse, tout près et prête à exploser. « On n’est jamais prêt pour Paranoïd Park », répètent les témoins et passeurs de cette violence, mais on peut se retrouver dedans, sans savoir pourquoi ni comment. C’est ce qui arrive au personnage qui s’est un peu trop penché sur le bord.

La poétique de Gus Van Sant semble donc consister à donner (de façon allusive et elliptique) les éléments d’un récit, d’une causalité, tout en la maintenant à distance, comme inactive. Le film s’achève sur une irrésolution, tout en ayant résolu l’essentiel de l’intrigue. Tout a été accompli, on sait tout, le jeune homme est allé au bout de son histoire et de son acte, et même de son récit, sans que pourtant on ait le sentiment de savoir, de comprendre, ou l’impression que la parole qui doit être dite l’a été. Elle s’est consumée avant d’avoir atteint sa matérialité : elle n’est pas devenue acte faute de destinataire. Comment pourrait-elle agir et apaiser ?

Les éléments qui nous sont donnés sont largement suffisants à mener l’enquête : contexte social, familial, affectif, tout ce qui permet de comprendre l’acte d’un adolescent livré à lui-même et qui va franchir la limite de l’irréparable. Cependant, ce déterminisme supposerait que l’acte ait été accompli (saut dans la fosse de Paranoïd park ou saut dans la violence délinquante). Or, aucun acte n’est accompli : une rencontre fortuite, un jeu, un accident idiot, aberrant, dont personne n’est vraiment responsable ; un enchaînement fatal se produit, maintenant inentamée l’innocence des protagonistes.

Et pourtant, la construction/déconstruction du film induit une enquête et une causalité qui demeurent comme inemployées, perdant leur sens et leur efficience au fur et à mesure. Ne reste qu’un suspens entre l’acte et le non acte, la causalité et le non sens, le hasard d’un geste, d’un événement et la nécessité de son déroulement. C’est pourquoi la lecture devient allégorique, comme si le crime venait remplir (métaphoriquement et métonymiquement) la béance ouverte par le désir né au bord de Paranoïd Park, comme un jeu à la place d’un autre, une violence, une transgression, un risque, à la place de l’autre. Dans ce sens, le garçon n’est pas innocent. Il est pris dans le piège de son désir insu, qu’il réalise dans un déplacement. Tel Œdipe, il ne sait pas ce qu’il fait, mais il accomplit pourtant son désir et en porte tout le poids.

L’essence tragique du film est dans ce suspens, entre l’absurdité, le non sens d’un non-acte, c’est-à-dire d’un accident qui n’a rien à voir avec le personnage, avec son histoire, qui est hors-sujet, par conséquent, et l’espèce de nécessité par laquelle il vient combler parfaitement un trou, une attente, logée dans le creux de ce désir inconscient qui se réalise tristement et logiquement. Dans Elephant, la violence était à la fois totalement inexplicable et cependant déterminée, dans Last Days, la mort semblait programmée et cependant sans nécessité, possible et accessoire. La tragédie de la vie ordinaire se dit là, dans cette incertitude, ce sens qui demeure virtuel, cet acte qui pourrait être retenu, mais qui se précipite, tout seul, s’accrochant à un dispositif inconscient auquel il va donner soudain consistance, réalité et sens. Ce qui ne fait qu’ex-sister à un bord, un abîme pour lequel on n’est jamais prêt, va consister soudainement, donnant forme au réel. Le sujet est jeté là-dedans, à la fois léger et pesant, dansant la danse de la mort avec la grâce d’un adolescent et portant le poids trop lourd d’un événement qui ne le concerne pas vraiment même si c’est de son désir inconscient qu’il est né. De la sorte, le cinéma de Gus Van Sant, par un traitement très déréalisant de l’image, dans un monde où le symbolique défaille, donne à entrevoir un bout de Réel.

En cela, le film de Gus Van Sant est un poème.

Dominique Chancé, 7 novembre 2007.