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Mariana Otero, À Ciel ouvert, 2013.
Mariana Otero, À Ciel ouvert, 2013.
Mariana Otero, À Ciel ouvert, 2013.
À Ciel ouvert est un documentaire sur Le Courtil, un internat qui accueille des enfants autistes ou psychotiques, à la frontière franco-belge. Le film est produit par les frères Dardenne, ce qui n’est pas indifférent, quand on connaît leur intérêt pour le Nord, certes, mais surtout pour des personnages attachants dont l’histoire est compliquée et dont la détresse affleure (Rosetta, Le Fils, Le Gamin à vélo).
Je connais les films de Mariana Otero depuis 2003, lorsqu’elle était venue présenter à Pessac, Histoire d'un secret, exploration risquée et subtile d’un secret de sa propre famille. C’est dire si la psychanalyse l’intéresse. Elle a eu un moment de relative célébrité avec son premier documentaire, La Loi du collège, un film en immersion qui saisissait, pendant une année entière, la vie d’un collège, dans toute sa complexité. Puis il y eut en 2010, Entre Nos mains, un documentaire sur une Scop, qui donne la parole à un groupe de femmes essayant de conserver leur travail et de sauver leur entreprise, et qui finit presque en comédie musicale, parce qu’insensiblement, les femmes sont vraiment devenues des « actrices », le documentaire un film, l’utopie politique une forme de vie et d’art qui sublime le travail des unes et des autres.
Avec À Ciel ouvert, Mariana Otero se situe dans la lignée d’un Nicolas Philibert, dont le documentaire, La Moindre des choses (1997), invite le spectateur à la clinique La Borde, avec les intervenants et les pensionnaires qui montent leur spectacle d’été.
De même que ce film de Philibert, le documentaire de Mariana Otero est un véritable document de travail qui, certainement, intéressera psychanalystes et psychiatres, et un film passionnant pour tous ceux qui s’intéressent à la psychanalyse et, bien au-delà, pour ceux qui ont envie de découvrir des univers secrets, où l’on ne sait comment entrer, parce qu’il faut être invité, initié, pour ne pas se sentir importun, voyeur ou simplement gêné, parce que l’on a un peu peur de ce qu’on y découvre. En l’occurrence, vivre quelque temps avec des enfants schizophrènes, autistes, dont les comportements surprennent et parfois agacent ou dégoûtent, c’est un peu inquiétant.
Au début, j’étais presque tendue, j’avais un peu peur de ce qui allait se passer, se donner à voir, une fois qu’une petite fille, dont on saisit immédiatement la beauté et la petite différence, nous a fait entrer dans son lieu ; et les enfants me faisaient pitié. J’étais intéressée par le discours, le travail des intervenants (et de la cinéaste), dont j’admirais le courage, l’engagement, la générosité, et plutôt désolée pour ces enfants dont les angoisses, les difficultés dans le langage comme dans le comportement, sont visibles. Mais progressivement, j’ai ri, admiré les jeux, les œuvres, l’inventivité, partagé des joies et des étonnements, aperçu la beauté des enfants, de leurs visages, de leurs paroles. J’ai été émue d’une autre qualité d’émotion, sans pathétique. L’une des dernières séquences où un jeune garçon expose ses projets et son œuvre (une bande dessinée) à tout un aréopage de psychanalystes et intervenants, est bouleversante : son charme, son intelligence, son courage, en face de tous ces gens qui en démonteraient plus d’un — et qui sont bienveillants, également émus —, tout cela renverse et construit une autre image, aussi bien du soignant que du « psychotique ».
Mariana Otero s’est attaché caméra et micro, non pour disparaître mais pour être présente, avec légèreté et souplesse, partout où elle pouvait filmer sans devenir une intruse. La caméra n’est jamais cachée, Mariana non plus, puisque les enfants lui parlent souvent, s’adressant soit à l’une, soit à l’autre. Dans cette parfaite symbiose, étrange à vrai dire, la cinéaste peut devenir un regard sans cesser d’être sujet, elle participe aux activités en se prêtant aux jeux (il y en a beaucoup), avec intelligence et gentillesse, comme une nouvelle intervenante qui apporte un outil supplémentaire aux expériences et aux ateliers divers auxquels nous sommes conviés, de la cuisine au jardin. On devine qu’elle a passé beaucoup de temps à apprivoiser le lieu et les gens, à trouver sa place et à inventer ce dispositif. On pourrait la dire en « observation participante », à la manière des sociologues contemporains, mais peut-être son travail va-t-il au-delà, parce qu’il fait avancer à la fois le cinéma et le groupe des enfants : observer n’est pas son but ultime. Mais je ne sais pas exactement quel est le but de la sociologie…
Grâce à ce dispositif et à tous les choix de filmage et de montage, le film nous initie à ce lieu, nous prête ce regard généreux, sensible, qui trouve la bonne distance et donc sa légitimité. Les séquences séparées par des noirs assez longs permettent de se ressaisir, de souffler et de retrouver sa curiosité ; les choix de mise en scène et de séquences font alterner intérieur et extérieur, moments de travail, temps d’analyse entre intervenants, expériences à vivre en direct, instants intimes, portraits des enfants ou des intervenants, en gros plan, portraits de groupe, toujours à la bonne hauteur, celle d’humains qui échangent. Bien que le film, sans gêne, suive les enfants dans leur chambre, jusqu’au moment où ils s’endorment, et le matin au saut du lit, voire saisisse des gestes obsessionnels et parfois intimes, on ne se sent jamais voyeur ; d’ailleurs on nous ferme quelques portes au nez.
Mais le plus souvent, on passe avec la caméra, avec Mariana, dans les couloirs, « entre les murs », pour reprendre un titre célèbre, dans les chambres et les jardins, on observe, on attend, on participe au beau mouvement d’une collectivité qui essaie de reconnaître, de comprendre et surtout de vivre et partager un désir, un désir de grandir, de découvrir le monde, l’autre, soi-même. On ne se sent pas enfermé, ni dans les espaces, ni dans les idées : on bouge, on tourne, la caméra danse, partenaire des enfants, nous entraîne avec elle, on chemine, on avance très librement. On est « à ciel ouvert », selon l’expression d’un intervenant, non tant parce que l’on découvrirait, dit-il, des « inconscients à ciel ouvert », mais peut-être davantage, dans le sens de la cinéaste, parce que celle-ci ouvre l’espace, vers l’extérieur, les jardins, le canal, le paysage qui rend plus léger et heureux ce moment de vie : c’est un film où l’on prend des risques avec l’entour, on teste les limites, comme les enfants qui sautent d’un bond, jusqu’au bord de l’eau, et les intervenants qui leur font confiance ; où l’on explore les frontières entre son corps et l’extérieur, soi et l’autre. Il ne s’agit pas d’un huis clos d’observation ni pour les intervenants, ni pour le spectateur, mais de parcours, de mouvements qui permettent à tous d’évoluer, dans les deux sens du mot.
Peu à peu les angoisses (les leurs, les nôtres), les hésitations, les bizarreries, les maladresses, les gestes obsessionnels, sans disparaître, toujours émouvants, se nuancent et s’accompagnent de vraies audaces, de paroles et de regards assurés et d’une découverte mutuelle qui « ouvre » vraiment le paysage mental et le ciel du Nord.
Le documentaire a certes beaucoup changé depuis les « documentaires sur les sardines » où les objets étaient écrasés entre un commentaire qui prétendait tout mettre à plat, et des images d’archives, ou prises sur le vif, qui s’entassaient comme autant de preuves d’objectivité et de savoir. Des cinéastes aussi inventifs que Nicolas Philibert, Denis Gheerbrant ou Raymond Depardon, voire des essayistes comme Alain Cavalier, ont renouvelé les films de non-fiction et ont affirmé subjectivité et créativité (aussi bien du côté du filmé que du filmeur), en respectant le mystère des êtres et la complexité des situations.
Ainsi, il s’agit moins de « comprendre » ce que serait « un psychotique » (qui se révélerait « à ciel ouvert », en toute transparence ?) que de partager un moment avec ces enfants que l’on voit simplement vivre, avec toute l’opacité, l’étrangeté que continueront de receler pour nous leur comportement, leurs propos, mais également avec la joie qu’ils manifestent d’être en mouvement et de grandir en poursuivant leur chemin. Comprendre laisse place à regarder, entendre, reconnaître, être attentif, accompagner, toutes approches qui supposent des deux côtés un sujet actif, celui qui regarde et revendique sa subjectivité, celui qui est regardé auquel on reconnaît également sa qualité de sujet, ce qui ne va pas de soi s’agissant de ces enfants psychotiques. C’est en quoi faire un film « sur » ou « avec » des « autistes » suppose d’emblée un choix éthique (et clinique, sans doute), une prise de position qui fonctionne à la façon d’une hypothèse de travail, dans la manière d’introduire la caméra, de solliciter l’autre en tant qu’acteur, de construire une relation, alors qu’un autre type de dispositif pourrait faire de l’autre un simple objet, une pauvre chose sans conscience.
Ainsi, pour son film Gabrielle, qui a pour « sujet/s » un groupe d’handicapés, Louise Archambault (cinéaste canadienne) a imaginé un geste audacieux : faire jouer ensemble des handicapés — dont l’héroïne — et des acteurs professionnels, sans qu’on puisse toujours les différencier. On passait par conséquent, très souplement, du documentaire à la fiction, du reportage sur une chorale d’handicapés bien réelle et son spectacle qui eut vraiment lieu, en compagnie de Robert Charlebois, à un scénario romanesque et vraisemblable, dans un glissement très subtil des personnes vers les personnages et réciproquement.
Ce dispositif avait pour conséquence de donner aux personnes (handicapées) un rôle actif, une responsabilité dans la création, grâce à la confiance dans leur capacité d’invention et leur habileté à contrôler leur image et leur histoire, avec lesquelles ils pouvaient jouer. Gabrielle avait donc une liberté et une présence, une action, qui faisaient écho, dans la fiction, à la liberté et à l’autonomie que son personnage de jeune fille handicapée revendiquait, contre tous ceux qui tentaient de l’empêcher de vivre son désir. L’acteur renvoyait en quelque sorte à un sujet (dans la fiction) qui ne demandait qu’à exister (dans la réalité) et l’on pouvait supposer que celle qui jouait si justement un tel personnage devait être à même d’être ce sujet. Le trait d’union du film était finalement la rencontre des handicapés avec Robert Charlebois, à l’endroit où commutent personnage et sujet, entre, d’une part, des handicapés dont on imagine la difficulté à être sujet et leur personnage facilement fantasmé par le spectateur qui ignore leur histoire et leur condition, et d’autre part la star qui a, pour des raisons différentes, un statut également trouble, entre son personnage également imaginaire, fictif, et son sujet qui nous demeure inconnu. La complexité de ces entrelacs conduit peut-être à abandonner tout effort pour « discriminer » personne et personnage et admettre que des deux côtés, il y a du sujet, entre fiction et réalité, identification et symbolisation.
Dans À Ciel ouvert, la fiction existe, non comme scénario, mais au cœur même d’un processus d’identification et de construction des sujets. Beaucoup d’expériences et d’ateliers tournent autour d’un « faire semblant » qui permet de mettre à distance, rejouer, symboliser sans se laisser déborder par la « jouissance » et l’angoisse, et le film n’est qu’un moment de ce processus auquel on peut penser qu’il a contribué en se faisant témoin, nouvel outil de représentation et de mise en jeu.
Les personnes ou personnages filmés ne sont pas « pris » malgré eux, comme des objets passifs à regarder et à analyser. Ils jouent, agissent tout le temps et transforment le film, les scènes, le scénario. C’est finalement cette possibilité d’action qui devient la clé d’un passage de l’objet au sujet, qu’il soit fictif ou réel. En étant pleinement acteurs, les personnages/personnes créent le film en partenariat avec la cinéaste, de sorte que le cinéma, comme le « traitement » des enfants, se transforme : les « patients », dans un traitement, ou dans un documentaire qui redoublerait leur passivité, deviennent acteurs de leur film et de leur vie au Courtil. Le film de Mariana Otero et la méthode du Courtil s’accordent, de ce fait, sur une position aux antipodes des représentations de l’ « autiste », comme ce pauvre être sans conscience que l’on imagine souvent sous ce terme.
Le film et la démarche du Courtil laissent supposer qu’être acteur, c’est jouer son histoire, mais également jouer un rôle et commencer à être sujet de son histoire et de sa parole. Ce serait une hypothèse de travail pour l’un comme pour l’autre, qui aborderait le psychotique dans son processus de subjectivation. C’est parce qu’il y a des sujets qu’on passe d’un « documentaire » à un véritable « film » où des personnages existent pleinement et agissent, pensent, donc nous passionnent, et c’est, pour le Courtil une hypothèse qui permet de proposer un travail et un épanouissement à des enfants qui vont peu à peu devenir adultes, à l’instar de notre jeune homme capable de faire des projets pour quand il aura 18 ans.
Dès lors, le spectateur, guidé avec intelligence, ne se focalise pas sur la question : c’est quoi un psychotique ? Il regarde, s’émeut des gestes et des saynètes auxquelles il assiste dans ce théâtre vivant. Il apprend que les enfants qu’on appelle « psychotiques » observent le monde, le pensent sans arrêt, le touchent, le grattent, jouent, parlent, pour l’éprouver davantage et se découvrir eux-mêmes vivants. C’est à la fois extraordinaire et banal.
On se dit, à la fin, qu’on aimerait bien faire un petit stage de jardinage au Courtil, pour les prochaines vacances de printemps, avant de passer, au mois d’août, à La Borde.
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