Laurence Anyways

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C’est le genre de film qui met plutôt mal à l’aise parce qu’on ne sait pas s’il inclut le fait qu’on s’identifie aux personnages et à leurs valeurs, à leur idéologie qui est peut-être celle du film (du cinéaste) ou non. Bref, je m’agace de sentir que je suis supposée trouver Laurence et ses choix formidables, d’admirer sa posture, son courage, peut-être même de la trouver belle, comme le lui disent, dans ces scènes censées représenter le comble de la féminité, entre une mère et sa fille, entre deux amies, dont l’une immanquablement dirait à l’autre, toute rougissante de bonheur et de pudeur : tu es belle !, et que ne manquent pas de caricaturer les travestis entre « copines » : Ma chérie, que tu es belle ! etc.

Laurence Anyways

En fait, il y a plusieurs films dans Laurence Anyways, ce qui pourrait l’enrichir et qui, à l’inverse, l’affaiblit car toutes les propositions ne sont pas compatibles et le film entre en turbulence. À partir d’un scénario socio-psychologique, le film propose une descente en enfer, le portrait à la Carpaccio d’un personnage blême sur un fond aux couleurs exacerbées, un chemin de croix flamboyant, baroque et somptueux qui pourrait se passer de tout propos militant et sociologique, entrer totalement dans une logique sacrificielle et picturale, explorer une folie superbe que le réalisateur porte en lui, du reste, comme il le montre dans la séquence magnifique des grandes eaux, sorte de vision surréaliste qui coupe le souffle, tellement elle semble gratuite, littérale et finalement juste, non comme une métaphore (son énormité dépasse le sens) mais comme un événement, une « performance ». Le personnage se dresse en pied, dans son immense imperméable qui prend le vent avec les plis d’un Bernin, c’est une magnifique allégorie de la souffrance, d’un défi absurde et du désir de mort.

Mais Xavier Dolan ne renonce pas à l’autre film, contre la société aux préjugés évidemment étroits qui condamne celui qui la défie. Il faut dire que sans cela, il n’y aurait pas d’héroïsme. Son personnage n’est pas fou et le réalisateur lutte pour lui donner les nuances et les attributs d’un militant raisonneur, défenseur des différences et des minorités, tandis que l’acteur tâche de rendre crédible cette dimension politique. Toutefois, le discours tenu par le personnage, la vision sociologique, manquent un peu de force. Les caricatures abondent et le combat de Laurence n’est pas vraiment convaincant, sans doute, justement du fait de la démesure initiale, qui ne réside pas dans le choix de devenir transsexuel, mais dans le vertige, le défi violent, la dimension tragique qui y préside et soutient la première apparition du personnage. Dès le prologue, en effet, le film introduit une vision totalement paranoïaque, qui se développe dans la séquence où Laurence arrive en cours et se campe devant ses étudiants qui n’en peuvent mais, attendant les uns et les autres, on ne sait quoi. Peut-être que l’on tire des flèches sur ce Saint Sébastien d’un nouveau genre, offert crânement à ses attaquants, ceux qui, par hasard, résisteraient à cette nouvelle religion. Mais le social dont il est question, peint de façon très fragmentaire, est déjà lézardé lui-même dans ses normes par de multiples transgressions (belle-sœur lesbienne, collègue homosexuel, fêtes permissives, père discrédité ou absent), et n’est sans doute pas le véritable ennemi ni le véritable destinataire des souffrances que s’impose ce héros. Il est un Rebel without a cause ! aurait dit Nicholas Ray (traduit par La Fureur de vivre). Et il y a bien des points communs entre les deux films : les couleurs flamboyantes, la violence des émotions, l’amour impossible, l’absence du symbolique et la destitution des pères, le triomphe de l’imaginaire qui rend toute identité trouble, n’introduit que des rivalités mortifères. Seulement, Nicholas Ray utilise l’image pour dépasser l’imaginaire, indiquer sa folie, tandis que Xavier Dolan s’en repaît.

Laurence Anyways est tout entier le film de l’imaginaire, en effet. Tout y est image, les personnages vivent dans le monde des images : photographie, publicité, mondanité, paysages épinglés au mur, représentation permanente de soi. Laurence souffre que son image ne coïncide pas avec ce qu’elle est, il cherche à sortir du mensonge d’une image — celle d’un homme — qu’elle ne serait pas et ne supporte plus, dit-il/elle, le « reflet » que lui renvoient les miroirs. De grands cinéastes ont tenté la traversée des images, Antonioni, Lang. Mais Dolan ne traverse pas les images, avec ou contre son personnage ; il les multiplie, les construit soigneusement, s’en entoure. Si le personnage ne désire pas tant sortir d’une image que changer d’image, le cinéaste, de son côté cherche moins à déconstruire l’image qu’à en proposer de nouvelles. C’est une sorte de fuite en avant, du personnage et du cinéaste, de séquence en séquence, au fil desquelles on finit par s’ennuyer car il ne se produit que davantage d’images, images de clip, d’esthète tentant de nous surprendre ou de fixer la beauté, l’étrangeté, dans des portraits il est vrai saisissants : femmes en vitrine d’un coiffeur qui figent la féminité peu désirable et étrange des bigoudis sous la coiffe, groupe de vieilles folles censées représenter la marginalité heureuse d’un monde doré et antique comme un cabinet de curiosités, scènes grandioses de pluie battante, paysages, fêtes brillantes, ivresses vertigineuses, couple parlant/criant dans une station de lavage auto, tandis que l’eau s’abat en trombe autour d’eux, feuilles ou linge qui tombent en pluie, etc. Ce défilé d’images plus ou moins réussies et souvent très fabriquées lasse : à quoi bon ? Qu’est-ce que cela dit ? Certains critiques appellent cela « baroque », avec une certaine justesse, au sens où le baroque multiplie les images sans hiérarchiser, sans point de fuite, dans l’immanence et l’horizontalité du rhizome. Cela crée une surabondance et un effet d’étendue, comme si l’histoire devait se prolonger d’épisode en épisode, sans que le spectateur saisisse vraiment où elle va (l’histoire, Laurence). Je me suis souvent dit : « encore ! ça continue ! qu’est-ce qu’il va encore lui arriver ? », sans que me paraisse créer quelque chose telle ou telle séquence, simplement ajoutée. D’où l’ennui, malgré le côté époustouflant de la mise en scène. À quoi bon ce tape-à-l’œil ?

L’imaginaire et ses reflets, identifications, règne donc en maître ; le père (réel, imaginaire et symbolique) est relégué dans un petit salon télé, depuis toujours, apparemment à la fois tyrannique et méprisé, autiste. Quant au nom-du-père, Alia, on s’en moque, car il serait homonyme d’un fabricant de chiottes (un peu comme Delafond en France), de toute façon, Laurence qui, du côté du prénom est dans l’ambiguïté, se refait un nom : Anyways, dans tous les sens, en quelque sorte, à l’endroit et à l’envers, c’est-à-dire plutôt une absence de nom : Laurence qu’importe. Dommage pour cet Alia qui avait peut-être quelque chose à voir avec l’alius, l’autre… C’est aussi au Canada francophone et joualisant, préférer l’anglais et l’american way of life au latin, la langue de nos pères, dit-on parfois (mais c’est un cliché)! Ceci dit, dans un film et une culture qui sont sans cesse dans le « code switching », le changement permanent de langue, le nom-du-père est sans doute plus difficile à trouver encore et le jeu brillant d’une réplique à l’autre, entre les signifiants des différentes langues, permet peut-être d’échapper à la nomination, à une cohérence linguistique et symbolique : ça fuit de toute part.

Donc pas de père, de nom-du-père, de symbolique : que de l’imaginaire et de la mère. Car s’il y en a une qui est contente, dans cette histoire, c’est la mère, froide, assez perverse, qui gagne une fille à la place du garçon avec lequel elle se sentait mal à l’aise, dit-elle. On abandonne le père à son cabinet-télé et on s’aime entre mère et fille, enfin complices et semblables. Le problème de ceux qui plaident pour la différence (ne pas être comme les autres, refuser l’horrible norme sociale : couple, famille, foyer, roche et bobois ou Ikéa), c’est qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’ils ne supportent pas l’altérité et ne veulent vivre qu’avec des petits autres tous pareils, entre soi : que des femmes, ici : mère, sœurs, copines, travestis. Mais entrer dans la discussion des thèses est vain : les personnages, à l’instar de la mère sont trop minces, ou caricaturaux : ils ne sont là que pour faire des « scènes » (dialogue spirituel, conseil des professeurs, en forme de règlement de compte avec les institutions, types, portraits de groupe maniéristes, etc.).

Le film a quelque chose d’errant et de provocateur, il a l’air de dire quelque chose, à l’instar de son héros, tout en n’allant vraiment nulle part, comme s’il ne savait pas lui-même qu’en penser, tout en ayant envie de tenter le tout pour le tout avec son personnage : le réalisateur jette une cellule dans une éprouvette, attendant de voir ce qui va se passer. Mais l’expérience tourne court (ou plutôt n’en finit pas) et l’on ne sait pas ce qui se produit, comme si le cinéaste lui-même doutait. C’est un peu tragique, mais pas mélo, un peu triste, mais on résiste à la mélancolie, comme si le personnage avait quand même raison de chercher la vérité et de la réaliser, comme si l’on pouvait croire à son destin.

L’ennui, c’est que de vérité, on n’en entend et on n’en voit pas beaucoup. Car si les cris jaillissent sans cesse, hurlements de joie ou de colère, grossièretés plus ou moins drôles, entre les moments d’ivresse censés évoquer le bonheur, la parole et les actes sont rares (c’est pourquoi les gestes deviennent gesticulations et les situations répétitions, se constituant d’allers-retours obsessionnels). Personne ne parle pour dire quelque chose, on crie, on se dispute mécaniquement, ou on se répète des listes rituelles, sorte de jeu de couple complice, mais il n’y a pas de dialogue, en particulier entre Frédéric et Laurence. Laurence fait des déclarations de principe, « la société », la « normalité », le « couple », la « vérité », Frédéric pleure, console, éructe, hurle sa rage ou son désespoir, mais ne rencontre jamais personne pour parler. Que Laurence souffre, s’impose un calvaire (il s’identifie d’ailleurs au Christ en écrivant sur le tableau « Ecce Homo » ! (Ça pourrait être un jeu de mots : voici l’homo, maltraité, incompris, Christ recrucifié, mais Laurence clame qu’il n’est pas homosexuel), qu’il se fasse massacrer, s’autodétruise, pour cette image, personne ne le lui suggère. Tout le monde fait comme si cette décision était étrange, téméraire, mais somme toute acceptable. C’est un peu « spécial » osent certains autour de lui, non sans apparaître comme ceux qui, ne comprenant pas, recourent à des clichés de langage. Si ce n’est pas « spécial », anormal (la norme n’a pas à être défendue, c’est à priori une aberration, la bêtise généralisée), c’est en tout cas douloureux et le personnage, qui se compare au Christ et arbore des stigmates, a tout l’air de se sacrifier… on ne sait pour quelle cause, si ce n’est celle de son narcissisme. Cependant, ce troisième film, d’analyse psychologique, n’est pas plus réussi que le film socio-militant, car les personnages ne sont pas assez fouillés (résultat des dimensions un et deux : le personnage de Laurence est plus iconique que psychologique et d’autre part, son discours stéréotypé politiquement n’est pas dépassé par une approche plus profonde de son histoire). Finalement, Laurence et Frédérique ne jouent pas dans le même film. Laurence est une figure expressionniste et tragique tandis que Frédérique joue dans un film réaliste. Cette hybridité des images est intéressante, mais elle court-circuite toute interprétation psychologique du couple si bien que le montage alterné s’impose comme si l’on pouvait essayer de raconter l’histoire de Frédérique parallèlement à celle de Laurence. Cette voie ne mène nulle part non plus.

Frédéric dans une inversion ironique, fait une dépression. Son mari devient une femme, mais c’est elle qui est malade, en quelque sorte. Sa position a quelque vraisemblance et ses contradictions sont touchantes. Elle offre son soutien à Laurence par amour : « on va faire ça ensemble », mais elle se sent trahie, abandonnée. Il faut dire que le contrat est pipé. Laurence, en devenant une femme, lui assure qu’elle n’est pas pour autant homosexuel et ne songe pas à la priver de sa chère virilité. Mais c’est un contrat de dupe car Laurence propose de fait une relation homosexuelle, lesbienne, à Frédéric, et quelque chose qui relègue la virilité au pénis, certes bien appréciable dans la relation avec un homme, mais qui n’est pas la totalité de la personnalité virile comme altérité. Vivre avec Laurence en tant que femme (avec son vernis, ses collants, ses poses quand elle écrit, ses affectations) ce n’est plus vivre avec l’homme que Frédérique a aimé. Homme ou femme, ce n’est plus vivre avec la même personne, tout simplement, sauf à reconnaître ce qui, dès le départ aurait été manifeste, de la féminité de Laurence, dans sa vie d’homme, ce qui ouvrirait à une autre complexité des personnalités et du couple, et qui ne se produit pas : on passe d’un homme total à une femme qui aspire à l’être complètement (désir d’opération). Du reste, Laurence se ment en déniant son homosexualité puisque cette opération et les hormones qu’il prend afin d’avoir des seins le conduisent, vraisemblablement à désirer un homme, à moins d’assumer une relation homosexuelle avec Charlotte ou Frédérique dont le désir mérite à ce stade, d’être interrogé : la sœur de Frédérique est elle-même lesbienne, quant à Charlotte, le personnage n’est qu’esquissé. Ces contradictions échappent tout à fait au dialogue et à la relation entre Frédérique (qui a également un prénom mixte) et Laurence (qui doit être mixte au Québec). Frédéric s’est également construit une image de femme qui n’est pas sans ambiguïté et c’est dans la symétrie que le couple Laurence/Frédéric est intéressant plutôt que dans l’opposition. Dans le fond, tous les deux sont aux prises avec l’image de la femme que l’un et l’autre désirent représenter sans qu’on sache jamais, au bout du compte, ce qui constitue leur féminité.

Ce qui est difficile à supporter, dans un tel film, c’est justement ce propos sur la femme, ce désir d’être une femme alors que moi, je ne sais pas très bien ce que c’est. C’est l’image de la femme qui en définit la vérité (si désirée par Laurence), alors que cette image est une caricature, assez banale dans les films qui représentent des travestis : talons hauts, vernis voyant, inévitable tailleur bleu et rose pastel d’un ridicule achevé que même Elizabeth II n’oserait plus mettre, ou alors seulement elle, peut-être… En tant que femmes et hommes, nous nous demandons bien ce que c’est qu’être une femme, un homme, avec des images, des corps, des rôles, des sensations, des histoires complexes. Et c’est très agaçant qu’un homme veuille être une femme en prétendant, lui, savoir ce que c’est. Le travesti, le personnage que représente Laurence, veut être une femme à travers l’image que lui, en tant qu’homme, a des femmes, son fantasme des femmes : son admiration pour le maquillage, pour la scène entre copines ou entre sœurs, son désir de la complicité mère/fille, son envie de la beauté féminine : galbes, cheveux longs, tasse à thé, bas nylon. La vérité d’une femme, pourtant, n’est pas dans les talons hauts et les ongles pointus dont Dolto disait que c’était tout au plus l’image agressive de la femme phallique. On peut être une femme sans tout cet attirail, avoir une relation complexe avec les formes et manifestations du corps féminin, comme sans doute un homme a une relation complexe avec sa virilité. Mais qu’est-ce que c’est une femme ou la féminité ?

Il n’est pas certain que Frédérique, sous sa chevelure rouge, donne une réponse très éclairante à cette question, n’étant elle-même qu’une image de la féminité. Toujours survoltée, elle tâche de briller, de flamboyer, d’être belle, d’apparaître, comme dans la longue scène où elle fait une « entrée », dans une robe de star, pour feindre le bonheur. Dans son monde, il faut avoir l’air, être « glam » et c’est l’apothéose. L’image de Frédérique culmine dans la rencontre amoureuse, sexuelle, bien sûr toujours aussi fausse, une image que déchirera Laurence, en revenant hanter les lieux. Mais détruire cet univers factice n’implique pas, cependant, qu’on soit tenant d’une plus grande vérité.

La fin révèle un aspect plus intéressant, peut-être de Frédérique, au moment où elle a rencontré Laurence. Leur rencontre est, dans ce contexte, dès le départ, liée aux images et à la représentation, à la fabrication des images et à la séduction immédiate de l’image (Laurence interviewé). Mais leur face à face originel dévoile une symétrie, l’une étant doucement virile (jouant un rôle très viril dans la scène du tournage, arborant une coupe de cheveux courte, un style un peu garçonne), tandis que l’autre a, dans le visage et l’expression, cette délicatesse qu’il vit comme féminine. On se demande pourquoi ce couple ne pourrait pas fonctionner dans cette hétérosexualité si complexe qui permettrait à chacun d’être à la fois homme et femme, une femme dans laquelle il y a de la virilité, un homme qui assume sa part de féminité. Qu’est-ce que cela a à voir avec les images, avec les vernis à ongle et les talons hauts ?

La délicatesse, la sensibilité, la finesse de traits, le goût pour la poésie, le charme de Laurence, est-ce que c’est de l’image et est-ce que cela peut être vécu comme masculin ou féminin ? Ah, comme on se sent piégé par tout ce travail de représentation et de rôles sociaux qui assigne à chaque trait une spécificité masculine ou féminine ! Mais qu’est-ce donc qui continuerait à être femme ou homme et qui ne serait pas de l’image ? Et qu’est-ce qui permettrait d’être femme sans renier sa masculinité, homme sans dénier sa féminité et qui ne serait pas de l’image ? Toutes ces identifications, à quoi nous aident-elles ? Comment poser le problème autrement, pour ne pas être piégé ? Celui qui veut changer de sexe, justement ne croit qu’aux images et aux identifications. Il se piège lui-même en voulant se transformer (changer de forme/image). Il ne saura jamais ce que c’est qu’être une femme (hors les images) comme histoire, contradictions, complexité corps, inconscient, rôles, images, qui font qu’on est contente, pas contente, en hainamoration avec la femme qu’on est sans l’avoir voulu mais c’est comme ça. Moi aussi j’ai un prénom mixte et je ne sais pas si je vis plus difficilement qu’une/un autre la question d’être un homme, une femme, et je suppose que c’est pour tout le monde pareil.

Je me demande pourquoi les mêmes questions chez Almodovar me touchent aussi totalement, sans me mettre mal à l’aise. Depuis la sublime ambiguïté du couple de Matador, dans lequel la femme et l’homme échangent leur féminité et leur virilité, se défiant et s’entretuant dans un duel à l’amour à l’érotisme, pour l’être et pour l’avoir, jusqu’à ses travestis tendres et drôles ou pathétiques qui s’imposent à nous sans que la question de leur identité ne se pose. Le travesti de Talons Aiguilles (justement !) existe. Il ne fait pas de discours, ne prétend pas à la vérité. Il aime, danse, crée une relation avec l’héroïne en prison, sans jamais apparaître comme un manifeste. On ne se demande pas s’il a raison ou tort, ni où il va, il est présent, vivant. Peut-être Almodovar a-t-il renoncé au propos politique pour entrer dans la dimension poétique et émotionnelle, inconsciente, de la création. Les discours de Laurence, sa protestation qui se veut politique, qui cherche une justification, ne réussit qu’à la rendre odieuse, égoïste, plus aveugle encore aux autres qu’à elle-même. Elle est peut-être une image (non de femme mais de travesti), mais elle n’a pas de présence. Elle passe, ainsi que la première séquence l’annonce, guettant dans les regards des autres quelque chose qui lui parlerait d’elle. Le personnage toucherait dans sa tragique descente aux enfers et agace dans sa croisade.

Ainsi peut-être le cinéaste qui guette les regards que les spectateurs lui renverront de lui-même, après qu’il leur a envoyé cette espèce de bouteille à la mère. Le film de Dolan, du reste, a quelque chose de magistral, que la presse a salué, aussi bien dans la beauté des images que dans la direction des acteurs (il signe en outre, c’est assez significatif, les costumes) et les remarquables créations de Melvil Poupaud et de Suzanne Clément. Toutefois, Dolan ne construit pas un dispositif capable de sortir le spectateur, le film et le personnage, du miroir aux alouettes. Il demeure empêtré dans ses ambitions multiples et n’atteint pas, de ce fait, la vérité que de grands créateurs, à l’instar de Lang, Almodovar, Antonioni, Fellini ou Ford, créent, parce qu’ils font plus que des images, travaillent l’humain, dépassent les dispositifs de projection et d’identification, pour indiquer autre chose, quelque chose, par la parole ou par la complexité des personnages ou des dispositifs fictionnels et cinématographiques : quelque chose ou la chose, un peu de l’inconscient dont ce personnage pourrait vivre au lieu de ce monde d’objets dans lesquels il se projette.

Peut-être toutefois la structure du film indique-t-elle qu’au-delà de l’itinéraire, du calvaire des personnages, le cinéaste prend distance. En effet, après le prologue paranoïaque dans lequel Laurence marche en affrontant les regards curieux et hostiles, la première séquence du film en dit l’impasse tout entière : le film commence sur un rideau fermé puis parcourt couloirs et espaces réduits, fragmentaires, pour aboutir à une porte qui se ferme. C’est dire que le film dès les premières images, renvoie la marche provocatrice à son impossibilité. On est coincé. Il est rare, me semble-t-il, qu’un film « s’ouvre » ainsi sur une telle clôture.

La fin, comme ultime retour en arrière redit cette fermeture, dans la nostalgie d’une rencontre prometteuse. De façon un peu sadique, le cinéaste nous offre à désirer ce beau visage de Laurence qui a disparu et dont, comme Frédérique, nous vivons le manque. Peut-être parce que la féminité de l’homme Laurence rend son visage attendrissant et séduisant alors que devenue une femme, la masculinité de ses traits la rend plus fermée et dure. Cette rencontre initiale dit au spectateur que les deux visages des personnages ont changé et non seulement celui de Laurence et que tous les deux, en quête d’images de la femme, ont perdu ce qui les avait unis à ce moment-là, dans une troublante symétrie, une ambiguïté sexuelle qu’ils pouvaient partager.

La vérité n’a pas d’autre espace pour se dire que ce petit bout de studio, sur le bord de la scène de tournage. Les images sont enfermées entre les rideaux (de théâtre ?) qui ne s’ouvrent pas (rideaux de pluie, d’intérieur, pare-brise opaques) et dans une structure, d’autre part, qui, malgré le défilement du temps, redit la fermeture en boucle. La marche décidée, un peu militaire ou militante, provocatrice et courageuse de Laurence ne va nulle part que dans un tailleur bleu et rose qui ne représente qu’une enveloppe sur un corps en errance.

Alors quoi d’autre, que reste-t-il après les images ? On a l’impression d’un beau gâchis, d’une chute annoncée, d’un suicide. D’ailleurs, dans un entretien donné à Cannes et visible sur youtube, Xavier Dolan revendique son film comme exploration des limites, pour un couple, lorsque l’un décide de vivre ou de mourir. C’est bien à l’épreuve de la mort ou du moins d’une mort (sociale, psychique) que Laurence soumet son amour et se soumet, demandant à Frédérique de la suivre dans son chemin de croix. Quel amour pourrait y résister s’il n’est porté par une foi ? À défaut de cet élan mystique, et peut-être parce que Frédérique aspire, autant que Laurence a être une icône, une déesse, et entre en rivalité avec son Narcisse, il reste à sauver sa peau au risque du cynisme pour le spectateur ou d’un détachement nécessaire.

Quelqu’un se campe devant nous et nous dit : alors, je saute ? Mais il a l’air, bien sûr, d’un acrobate et d’un artiste capable de tout pour nous éblouir et se dépasser. Quelle jouissance ! Nous ne saurions l’empêcher de faire ce merveilleux saut périlleux. Ce serait mesquin. Il faudrait peut-être qu’une petite voix naïve ose dire : « Est-ce que vous pourriez nous expliquer, on n’a pas très bien compris la question du petit b ».

Mais rien ne peut sauver Narcisse amoureux de son image jusqu’à se jeter à l’eau, et surtout pas Echo, la nymphe qui ne fait que répéter la fin des mots qu’elle entend. Le film illustre bien, plutôt que la tragédie d’un Christ qui mourrait d’amour pour l’humanité, la tragédie d’un Narcisse, Laurence, qui meurt d’aimer sa propre image.

le 5 août 2012