Elia Kazan : Splendor in the grass, La fièvre dans le sang, 1961

La fièvre dans le sang. Splendor in the grass

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Elia Kazan : Splendor in the grass, La fièvre dans le sang, 1961 :

qu’est-ce que le désir ?

Les titres traduits sont souvent d’une indigence ou d’une brutalité incroyables et l’on aurait tort de s’y fier tant ils simplifient le propos des films. « La fièvre dans le sang », cela fait sensationnel, on s’attend à beaucoup de passion, et de la passion il y en a dans le film de Kazan. Mais c’est également une réflexion sur le désir et sur la vie, d’une profondeur que trahit ce titre accrocheur, sans doute plus affriolant que « Splendor in the grass », le titre original. « La fièvre dans le sang », cela rappelle « La Fureur de vivre », de Nicholas Ray et les deux films ne sont pas sans rapport. Le film de Ray a pour titre Rebel without cause, ce qui n’est pas non plus très bien traduit par « Fureur de vivre ». Encore une fois, on préfère un sensationnalisme très hollywoodien, à des titres au résonances plus poétiques, philosophiques ou morales, dimensions dont ces beaux films sont porteurs, bien au-delà d’une psychologie de roman photo.

La « splendeur » dont il est question, dans le film de Kazan est pourtant trois fois citée et le film prend tout son sens d’être une lecture d’un poème de Wordsworth où il est question de cet éclat printanier de la lumière, dans l’herbe, d’une grâce qui disparaît et nous laisserait nostalgique. Ce long poème de Wordsworth, Intimations of immortality from recollections of early childhood, est à la fois un hymne à le jeunesse, à la beauté du monde, et une méditation sur ce qui reste, une fois passé ce premier éblouissement de la vie. Cette lumière dans l’herbe, c’est, nous expliquera l’héroïne, avant de s’effondrer, terrassée par l’émotion, « l’idéalisme » de la jeunesse, l’éclat d’un amour splendide, qui va s’éteindre bientôt. Et c’est cela que raconte le film de Kazan.

Comme toutes les grandes œuvres (celles de Lang, Ford, Ray, par exemple), il est à la fois simple, démonstratif donnant l’impression d’une leçon claire et forte, émouvante, et cependant, il ménage des zones plus incertaines, laisse flotter des éléments de sens autour de la ligne claire, comme si quelque chose restait à penser que n’épuise pas le sens immédiat. On doit sentir ces choses impensées qui font que certains films nous hantent, comme si ces parts moins accessibles allaient à l’inconscient. Dans un premier temps, le film, pourrions-nous dire rejoint le Freud des Cinq leçons, ou de la Psychopathologie de la vie quotidienne, dans une critique du refoulement de la sexualité, imposé par le social, mais c’est pour mieux s’ouvrir à une autre dimension, dans un second temps où il côtoie, avec Wordsworth, le Freud de Malaise dans la civilisation ou de Au-delà du principe de plaisir.

Strength in what remains behind;

Or, c’est exactement ce que propose la fin du film où sont redits ces vers, tandis que la voiture emporte Deanie, entre ses deux amies d’enfance. Chacun des personnages renonce à son désir printanier pour vivre autre chose. Car ce qui dérange notre point de vue de spectateur romantique, sentimental, « idéaliste » autant et si ce n’est plus que les personnages, c’est que les héros ne meurent pas, ne sombrent pas dans l’abject, le sordide ou l’absence de désir, une fois leur amour de jeunesse enterré. Ils renoncent, ainsi que le bredouille Deanie, avant de s’enfuir de la classe, à leur « idéalisme ». Ce qui signifie, par conséquent, que la fin peut être lue comme le retour à la réalité, non seulement de la vie (pas forcément abjecte, vulgaire), mais du désir, d’une autre sorte de désir.

Car il y a plusieurs régimes de désir dans le film. Le premier, c’est celui du début, image d’un baiser fiévreux que métaphorisent les chutes d’eau violentes qui semblent prêtes à tout emporter. Henry Hathaway avait déjà utilisé ces chutes dans Niagara, avec Marilyn Monroe, en 1953, pour parler de la pulsion terrifiante du désir. Ce désir bouillonnant dont parle le titre français du film, est magnifique, sans doute, mais il fait peur. La jeune fille a peur. Tout le monde a peur. L’image incroyablement violente de ce désir qui fait trembler le corps, devant cette cataracte capable de tout submerger, secoue le spectateur. La scène est à la fois érotique et sans érotisme ; au-delà de la sensualité de ce baiser, quelque chose d’oppressant est donné à voir. Est-ce parce que ce désir pourrait renverser les tabous sociaux et que la jeune fille cesserait d’être « une jeune fille bien » ? C’est la peur de sa mère, de son fiancé, d’elle-même. Mais ce n’est sûrement pas suffisant.

Le désir fait peur comme force antisociale, force indomptable, il fait peur même à ceux qui le ressentent. C’est peut-être une peur sans pourquoi, fondamentale, comme une peur de la sexualité, de la puissance de la pulsion. Une peur viscérale de cet inconnu qui surmonte tout, déferle sur le moi et qui semble alors sans limites, sans digues. Les deux amoureux en sont malades, littéralement. Malades parce qu’ils ne peuvent réaliser ce désir sexuellement, certes, mais peut-être aussi parce que ce désir leur apporte quelque chose de non maîtrisable, d’inquiétant et de fondamentalement irréalisable. Est-ce par hasard que le désespoir emportera Deanie justement vers ces cascades où elle se jette à l’eau ? Et si le désir, une certaine forme de désir, était mortel ? Le désir, à l’image des cataractes, aurait quelque chose d’écrasant, de trop puissant. La robe rouge tellement sensuelle et les bas, pour la première fois aperçus, soulignent quelque chose d’un désir écrasant, mortel que suggérait déjà la première image. On reverra la petite robe rouge, comme une loque « souillée », pendant aux mains d’une infirmière. La mort a, en quelque sorte, dépucelé notre héroïne, plutôt que la vie et son jeune amoureux. Certes, la mort est désirée par Deanie parce que son désir ne trouve pas à se réaliser : la société, sa mère, la faiblesse de son fiancé, les interdits, littéralement la tuent. Pourtant, la métonymie qui associe la cataracte, depuis le début, au désir, vient boucler quelque cycle entre Eros et Thanatos, dans le même lieu, peut-être le même site psychique. On pourrait faire l’hypothèse que le désir tel qu’il naît entre ces deux jeunes gens a quelque chose d’absolu, de magnifique, certes, mais comme une figure de l’impossible, de la « part maudite ». Les personnages sont appelés à s’éloigner de cette splendeur aveuglante qui les traverse et les brûle, « ils doivent voyager, s’éloignant chaque jour de l’Est », dit le poète, vers la simple lumière du jour. Dans ce sens, le désir, même le plus sexualisé, le plus physique —car le film donne largement place aux corps sensuels, lumineux, frissonnants, caressés, empoignés, renversés— peut être idéaliste, c’est-à-dire idéalisé, absolutisé, dans un fantasme écrasant. Ce désir là n’est pas seulement sexuel, d’ailleurs, on le retrouvera, tout aussi absolu, irrationnel, indomptable, et terrible, dans America, America.

Ne pas céder sur son désir ?

Curieusement, le jeune homme n’a pas renoncé à son désir d’être lui-même, contre le désir mortifère de son père. Il est devenu fermier. La jeune fille, de son côté, a rencontré un homme capable de partager souffrances et enthousiasmes. Elle a retrouvé son désir de vivre et d’être une femme sensible, elle a résisté à ses parents et trouvé la force de revoir Bud, etc. Est-ce que les deux personnages, à la fin du film, ne paraissent pas, en revanche, étrangement désaccordés, étrangers l’un à l’autre ? Le beau sourire juvénile qu’ils échangent rappelle cet éclat sur l’herbe au printemps, cette splendeur qui les a réunis. Pourtant, ils sont également très différents, avec des sensibilités et des désirs différents.

Ultimement, l’un des propos du film est de rappeler que le désir de l’homme n’est peut-être pas du même type que le désir de la femme. Elle s’absorbe dans son désir amoureux alors que s’il s’est laissé déposséder de son désir pour elle, Bud a davantage tenu sur son désir en tant que sujet. Cependant, Deanie, à travers la psychanalyse, la peinture, la réflexion, semble avoir également grandi et être devenue une femme sensible, capable de penser un avenir, plus sage que sa mère, assurément. Elle a tenu à son désir jusqu’au bout, en revoyant Bud, mais on peut penser que son désir de vivre, au-delà, n’est pas éteint. La scène finale, certes, suggère que Deanie n’a pas encore fait le deuil de sa jeunesse, d’une innocence virginale qu’elle vient offrir une dernière fois à Bud, comme si elle n’avait pas encore renoncé à son idéalisme, à cette icône de la jeune fille qu’elle reste jusqu’au bout, à la fois à son corps défendant (la société exerce un contrôle beaucoup plus sévère sur les filles) et de façon intériorisée. On sent toutefois qu’elle a compris quelque chose sur sa relation avec Bud et l’on sait qu’elle tient en réserve une véritable « happy end », pour elle aussi.

On le voit, Kazan laisse à penser beaucoup de choses sur la complexité du désir ou des désirs. On peut donc à la fois militer contre les tabous d’une société imbécile, pour une sexualité plus libre, et en même temps suggérer que le désir n’est pas simple et qu’il ne suffit pas d’une plus grande liberté de mœurs pour qu’il cesse de faire peur, d’être étrangement couplé avec la pulsion de mort, d’être objet d’idéalisation et de leurre mortifères.

Ne pas céder sur son désir, qu’est-ce que cela signifie ? Parce qu’après tout les personnages n’ont pas cédé sur certains désirs, peut-être même sur des désirs inconscients pour eux-mêmes ignorent et que le spectateur ne peut faire que supposer. Faut-il penser que seul le désir splendide de leur jeunesse amoureuse devait être sauvé, ou est-ce « idéalisme » que d’en faire un tel absolu ? Le poète Wordsworth et, après lui Kazan, indiquent d’autres dimensions de la pulsion et de la vie, et en particulier une dimension universelle qui font du jeune homme « le prêtre de la nature », selon Wordsworth, quelqu’un qui saura, au-delà de ses désirs premiers se faire le médiateur d’un désir de vie plus vaste (c’est pourquoi il a des enfants, une ferme, des animaux). Le souvenir des jours lumineux de l’enfance et du désir juvénile éclaireront encore les jours à venir de leur vérité, et plus loin, la joie de l’homme est d’advenir à quelque chose de plus puissant, qui le dépasse et que roulent ces eaux de la cataracte vers une « mer immortelle ». On pourrait y retrouver Dieu pour le poète, le grand tout, la Nature, un destin qui emporte les souffrances humaines vers quelque chose qui les transcende : « in the soothing thoughts that spring/Out of human sufferings ; / In the faith that looks through death,/In years that bring the philosophic mind. » (C’est la fin du passage cité dans le film. Il s’agit de trouver la force… « Dans les pensées apaisantes qui jaillissent des souffrances humaines, dans la foi qui regarde au-delà de la mort/ dans les années qui forment l’esprit à devenir philosophe.)

Bud, effectivement devenu philosophe, à la fin de cette Splendor in the grass, estime avec détachement qu’il n’a plus le temps de se poser la question du bonheur : il se contente de vivre la vie comme elle vient. Deanie est, sans doute, sur la même voie, d’un désir qui se continue, que l’individu traverse et dont la lumière et l’inconnu le dépassent. Il y a un inconscient du désir qui jaillit (« springs »), des souffrances humaines et de la vie, pour aller à la vie, grand tout, pan, ou autre chose, et que Freud décelait également, « au-delà du principe de plaisir », dans la complexité des pulsions. Dans le film de Kazan, ce destin du désir semble essentiellement terre à terre. On ne saisit pas de transcendance dans les dernières images éclairées d’une lumière un peu plate, dans une ferme très simple, non esthétisée. Il semble que le désir se réalise bêtement (et philosophiquement), dans une sagesse sans métaphysique. C’est la vie banale, à la « lumière du jour », illuminée par deux sourires émouvants.

Dominique Chancé, janvier 2007.