David Lynch, 2006 : Inland Empire

Inland Empire

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Réalisé par David Lynch Avec Laura Dern, Justin Theroux, Jeremy Irons Drame, Fantastique Durée : 2h 52min. Année de production : 2006

David Lynch, 2006 : Inland Empire

Olivier Séguret, dans Libération écrit : « INLAND EMPIRE (traduction littérale mais sans pertinence : “Empire du milieu” ») est un continent vaste et labyrinthique, où les séquences filmées, rêvées, délirées et “ réelles ” s’enchâssent si bien qu’elles forment toutes ensemble une quatrième dimension sans issue ». Il est étrange de récuser ce qui pourtant me semble essentiel dans le film de David Lynch, le fait que le labyrinthe dont il s’agit soit un monde intérieur. Qu’il s’agisse en anglais de désigner l’Empire du milieu, la Chine, ne serait pas totalement dépourvu d’intérêt : l’exotisme d’hier qui attribuait tant de mystères à l’Extrême-Orient, si lointain, si « extrême », serait devenu le moi lui-même, terre intérieure et intime qui nous appartient si peu, lointaine quoique si proche, extrême quoique apparemment si banale et normale. Nous sommes à nous-mêmes notre propre lointain, notre Chine éternelle et incompréhensible, parfaitement au-delà des limites où nous croyons nous tenir. Pour oser un nouveau jeu de mots (assez mauvais) : la route du soi est aussi aventureuse que la route de la soie.

Le film de David Lynch nous fait donc pénétrer dans un méandre où les espaces se fondent sans cesse, où les limites sont inexistantes. On pousse une porte pour entrer dans un autre espace, le champ a un bord fragile qui devient immédiatement le bord d’un autre plan. Le cinéaste utilise à l’infini la possibilité du cinéma qui peut imposer n’importe quel contrechamp à un champ, n’importe quel plan pour continuer un plan. On a envie de revoir un film classique pour en repérer les codes de déplacement, tant ils sont ici perturbés. Il est impossible de prévoir quel espace va apparaître, derrière ou à côté d’un autre. Si l’on sort par une porte, on n’arrive pas nécessairement au même endroit que la fois précédente —rue, autre pièce—, et l’on est sans cesse dépaysé. Mais fait étrange : si l’on passe un grand nombre de portes, si l’on entre sans cesse dans des lieux, il n’y a aucune sortie : on tourne en rond, de travelling en travelling, d’escalier en fond de couloir, mais c’est comme si on pouvait entrer à l’infini sans jamais sortir.

L’espace est un pur inland, c’est celui d’un intérieur sans bords, sans extérieur. C’est un espace totalitaire, où tout communique et se déploie, comme un espace à double-fond, dans lequel on est piégé. Ce serait l’espace du cinéma, l’espace de l’image. Il n’y aurait rien en dehors d’une image qu’une autre image. C’est pourquoi quand le personnage meurt enfin, aussi terrifiante que soit la mise en scène de sa mort violente, on est soulagé : enfin dans la rue, dans une scène réaliste qui présente des SDF, enfin sur le bord du film qui devrait bientôt s’arrêter, sortir de l’image et donner à voir quelque chose de la réalité. Point du tout : « coupez » crie le metteur en scène fictif. Ce n’était qu’une autre image, et le film repart, vers un autre espace, d’autres images. En quelque sorte, il n’y a pas de butée, par de fin, pas de Réel. Même la mort ne semble pas arrêter le flux d’images. Jusqu’au générique, des images se succèdent, de grain et de statut différent, mais toujours enchaînées, en fugue, comme si la séance s’arrêtait arbitrairement et non le film.

Quelques spectateurs l’avaient compris, sortant avant la fin, comme s’ils avaient deviné que le dénouement ne changerait rien. Car on peut être agacé par cette enfilade de scènes et d’espaces qui n’en finissent pas. On a compris assez rapidement que ce serait ainsi ad libitum (cela signifie au gré de l’exécutant, c’est-à-dire d’un metteur en scène chef d’orchestre qui ne mettrait jamais le point d’orgue à sa partition). On espère quand même que cela va finir, certains s’impatientent. A quoi bon cet acharnement ? Trois heures de labyrinthe ! Précisément pour parvenir à ce sentiment d’usure, d’épuisement, d’impuissance : on ne peut pas en sortir. Ceux qui sont sortis de la salle ont-ils trouvé la vraie sortie, hors de l’image ou n’ont-ils trouvé qu’une nouvelle image ?

Finalement, ce qui me gêne, chez David Lynch, c’est qu’il n’y aurait pas de mise en scène de l’inconscient, mais uniquement du moi. Je ne sais pas comment expliquer ce sentiment. (Que ceux qui peuvent théoriser cela m’écrivent !) D’abord c’est un cinéma complètement fabriqué, plan par plan, assez simple en fait, car il suffit de peu de choses : beaucoup de portes et de murs, des angles, des mouvements de caméra, des visages angoissés, quelques cris, une partition de musique à suspense, presque rien à voir, tout à imaginer. Ce serait alors Psychose ? Pourtant, je me sens avec Lynch (et déjà dans Mulholland Drive) très loin de Hitchcock et encore plus de Buñuel qui me semblent avoir eu l’intuition de l’inconscient au cinéma. Non seulement ces cinéastes (il faudrait leur adjoindre Lang, Fellini, Antonioni) ont eu une idée de l’inconscient qui se donne à voir dans leurs films mais ils le reconnaissent assez pour le laisser faire.

Ce n’est pas le peu à voir qui me dérange dans Lynch mais l’organisation systématique et contrôlée de la déconstruction. L’élaboration des fausses pistes, des films dans le film, la perte de la fiction pour revenir sur les motifs vidés de sens mais d’autant plus obsédants, laisse progressivement le sentiment qu’il n’y a pas d’enjeu. Alors qu’Hitchcock révèle, met à nu, raconte une histoire (historise une scène, une image traumatique), Lynch défait les liens, la logique, la profondeur, il n’y a plus que des surfaces sur lesquelles on glisse, cela ne renvoie à aucun arrière-plan. Il y aurait à voir à perte de vue, mais rien à dire, rien à raconter.

Le dispositif de Lynch, en effet, est celui d’un moi totalitaire, spéculaire, avec mise en abyme, dans le miroir, dans la télévision, dans le dédoublement. C’est l’univers d’un moi malade, pervers, et omniprésent, qui ignore l’inconscient. D’une scène à l’autre, toutes au même niveau, toutes déjà dans l’image, on n’est jamais sur l’autre scène. Un « inland » sans sortie et sans entour (outland), devient un no man's land, une terre qui n’est pas habitée. Il ne peut exister de « milieu » que s’il y a des rivages, des littoraux, du dehors.

Dans Inland Empire, il n’y a pas de butée, pas d’Autre, tout est là, immanent et interchangeable. L'Ange exterminateur pourrait être l’anti-Inland Empire, parce que les espaces n’y sont pas interchangeables, parce qu’il y a de l’Autre et du réel (pas seulement de la réalité mais du Réel). De même, dans Vertigo qui remonte (démonte) le passé, ou dans Fenêtre sur cour qui se joue précisément sur une limite. Il y a là quelque chose à reconnaître de ce qu’on ne connaît pas (la mort, le désir), une histoire avec ses dénis, ses aveux, ses lapsus. Les personnages de Lynch sont de ce point de vue réduits à l’état de figures sans histoire, sans parole, même si quelques scènes peuvent faire croire à un passé, à un début de récit : en fait, ces histoires sont d’autres images importées, juxtaposées sans lien avec le présent. Cela glisse sur l’icône. Peut-être les personnages n’existent-ils pas suffisamment.

On erre dans Inland Empire, dans un système fermé, celui d’un moi obsessionnel et angoissé (celui des personnages, du spectateur et du cinéaste). L’identité (identité et ipséité dans un monde où les identifications instables peuvent susciter l’interrogation : est-ce la même que tout à l’heure, ou qu’autrefois ?) est incertaine, pour le personnage lui-même et pour le spectateur). Ces questions sont bien dans l’instance du moi.

Qu’en serait-il de la mise en scène d’un inconscient, véritable « inland » ? Ce ne serait peut-être pas un spectacle, mais un dire, qui requiert qu’on ouvre l’œil, non pas au sens de capter des images mais de couper l’orbite au rasoir, ainsi que l’affirmaient les premiers plans du Chien Andalou. C’est d’une autre violence. Ouvrir l’œil, cela aveugle (comme dans Los Olvidados), c’est alors cliver, pénétrer dans le monde du rêve et du jeu des signifiants, dans le monde du langage et du désir, pas dans celui des images. Il s’agit alors d’aller vers une profondeur, d’entrer dans un Autre monde qui n’est pas seulement un envers.

Il y aurait quand même de cet inconscient là chez Lynch : à réécouter plutôt qu’à revoir, par conséquent. Ainsi, cette énigmatique fugue sur le temps qui dilate les images et les moments jusqu’à l’usure, jusqu’à ce qu’on ne comprenne plus rien, ni de la fiction, ni de la représentation, est peut-être un jeu sur une certaine montre qu’il faut porter pour regarder. En effet, en anglais cela se dit watch. La montre : a watch ; regarder : to watch. Le signifiant fait communiquer le temps et le regard, comme le film qui travaille le temps pour atteindre quelque chose dans l’image. Mais on ne sort pas du voyeurisme.

Et puis cet autre signifiant : screw, au cœur du film. La sexualité, présente/absente, est refoulée sans cesse d’une image et d’ histoires qui l’éludent tout en y faisant parfois allusion. La sexualité (absente peut-être d’un hollywood qui lui préfère les scénarios sentimentaux édulcorés et les histoires de stars avec juste ce qu’il faut de sensualité, d’adultère et surtout pas de sexe), se transforme en violence physique et en horreur. « Screw » c’est « baiser » (mais également tricher) et c’est le « tourne-vis ». La scène d’amour sera remplacée par une scène d’horreur, le sexe par un tourne-vis qui fouaille le ventre, provoquant un long spasme d’agonie.

Je ne sais pas si la réalisation littérale des mots par des images permet d’entendre ce qui pourrait se dire d’un inconscient ou si précisément l’image ne court-circuite pas le réseau des signifiants…

Pour finir, ce qui me paraît le plus convaincant, dans ce film, c’est la critique de Hollywood comme labyrinthe d’images sans fin, sans butée au Réel, dans une fuite en avant des identifications. À ce niveau, le réalisateur ne serait pas dans cet inland (empire hollywoodien des images) mais aurait une position critique par rapport à un jeu d’images bien situé par rapport auquel il prendrait ses distances (et qui l’a toujours tenu à l’écart). Mais cela supposerait qu’il débarque de son propre dispositif, ce dont il s’abstient, jusqu’à la fin. Il y aurait cependant une sorte d’usure des images, dans leur statut, comme si l’on passait, au fil des séquences, du décor hollywoodien et kitch des stars (de rêve) à l’appartement minable d’un couple pauvre, à la cabane de gitans, puis à la rue où Noirs, Asiatiques et petits Blancs, meurent sur des cartons, où les prostituées déclinent leur hystérie en miroir de l’hystérie des groupies télévisées. Le film, de ce côté, ressemble au film de Brian de Palma qui montrait également l’envers du décor, un Hollywood déchiré, traversé. Mais Black Narcissus osait peut-être davantage passer de l’autre côté des images, en racontant une histoire, en trouvant quelque chose de l’autre côté du décor et en cassant le miroir. Il n’est pas certain qu’en fuyant le récit (ce qui contraste avec le genre hollywoodien plus conservateur), David Lynch réussisse à sortir de la fiction (puisque, au contraire il n’y a plus que fictions) et des images (puisqu’il n’y a plus rien derrière). Comme le pervers perdu dans les inversions et les dédoublements, les ambivalences, le cinéma de Lynch se perd dans le labyrinthe spéculaire. Il ne construit pas d’altérité à Hollywood, il le vide et le renverse, le répète de façon obsessionnelle (vrais clichés et faux remakes).

Pour une part, on peut se réjouir qu’un film ose ne pas être narratif, se développe comme un poème, une fugue rythmiquement orchestrée, laissant les associations se faire et se défaire au fil de l’inconscient du spectateur et du créateur. Pour une autre part, on peut se demander si sans récit, et sans personnage sur lesquels faire fond, l’œuvre ne devient pas extrêmement lointaine, et gratuite, c’est-à-dire sans portée.

Dominique Chancé, février 2007.