l'inconnu du lac Alain Guiraudie, 2013 : la chèvre de Monsieur Seguin.

inconnu du lac

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L'Inconnu du lac, Alain Guiraudie, 2013 : la chèvre de Monsieur Seguin.

Comment parler de L'Inconnu du lac sans se mettre soi-même à nu ? Mais comment ne pas en parler, sur le site Œdipe ?

Car nous sommes tous piégés, bien sûr, par ce lac dont nous sommes l’un des inconnus.

Comment dire notre réaction aux images de sexe sans révéler nos tendances, nos peurs, nos désirs, comment réagir aux images de voyeurisme et d’exhibitionnisme sans dire comment nous en participons ? Sans doute ne verrons –nous pas le film de la même manière selon que nous sommes homo- ou hétérosexuel, homme ou femme ; ses images peuvent apparaître sordides ou excitantes, probablement. Faisons l’hypothèse que le mérite du film est qu’elles sont les deux, qu’elles se situent dans l’entre-deux, comme l’histoire qu’il nous conte, comme une jouissance qui ne serait pas sans mélancolie et sans angoisse.

Un espace de l’imaginaire

Le lac, changeant selon les heures, tantôt étincelant, tantôt opaque, gagné par la nuit, est le miroir des attentes, du spectateur et des personnages qui s’y rencontrent et s’y regardent peu les uns les autres, s’y projetant plutôt. Il est remarquable que seuls les trois protagonistes du drame se baignent dans ce lac, c’est-à-dire se mouillent, les autres préférant soit regarder allongés sur la plage de galets sans avoir l’air de rien voir, soit tourner dans le petit bois en quête d’un partenaire. Les positions sont presque toujours frontales comme si chacun regardait devant soi. Même lorsque les deux personnages de Franck et Henri bavardent, ils ne se tournent pas l’un vers l’autre, ce qui supprime les champs/contre-champs. Ils sont côte à côte, face au spectateur, dans un même plan. Chacun fait face à quelque chose, à l’objet de sa quête ou à sa quête sans objet, à ses rêves et désarrois, sans vraiment se tourner vers l’autre.

L’espace est assez complexe car si les spectateurs que nous sommes font face à d’autres spectateurs alignés sur la plage, la scène est constituée par le lac qui fait miroir entre nous, tandis que derrière se joue vraiment la pièce, dans les coulisses du petit bois, entre les arbres et les buissons où chacun ira tour à tour jouer son rôle. C’est un espace à la fois secret et livré, où l’on ne peut être que voyeur ou participant et où le spectateur a donc plus de mal à trouver sa place. Dans cet espace à double-fond, le parking, comme un hall d’entrée, a son importance, comme si les lisières étaient gagnées progressivement par l’action et la nuit, tandis que sur les côtés, le cadre, à l’inverse, reste totalement fermé et défini. Le contexte ne peut donc être élargi, tout est là, dans un microcosme coupé du monde, en revanche, il va se révéler plus profond qu’il ne semble, dans un aller-retour entre les différents plans et arrière-plans d’un espace qui vaut pour la psychologie de personnages essentiellement énigmatiques et qui resteront finalement des inconnus. L’espace du lac est un espace narcissique et imaginaire.

Rien de très gai ne se passe au bord de ce lac, miroir de Narcisse, où chacun, épris de sa propre image se regarde, désespéré par une telle solitude, une si affligeante incapacité à saisir un objet d’amour hors de soi. Les hommes s’éprennent d’une image, d’un identique, et leur crawl parallèle ou croisé les rend plus semblables encore, comme la substitution dans le même mouvement d’un amant à l’autre, les fait interchangeables comme les images multipliées du même. L’espace imaginaire est l’espace des corps-surface, comme si l’on n’était amoureux que d’un Adonis, Henri le bedonnant se mettant hors-jeu immédiatement (et le spectateur de lui donner raison), bien qu’il soit plutôt gentil et attendrissant. On n’est amoureux que des plus beaux (au moins sur le devant de la scène, car en coulisse, les choses se passent peut-être différemment et les corps, dans le sous-bois, s’accouplent parfois avec moins de grâce). L’image est reine, nourrie cependant par le fantasme qui fera d’un corps, celui de Michel, le corps du délit, sa puissante musculature brunie par le contre-jour, devenant celle d’un grand fauve, d’un monstre marin (silure ?), à la fois effrayant et attirant. Comment la caméra, qui ne saisit que des images, ne servirait-elle pas essentiellement un dispositif narcissique, un imaginaire dans lequel la drague tout entière se joue ?

Il aurait été intéressant que l’intrigue esquissée entre Henri et Franck ait pris un peu de consistance car on aurait pu voir une relation nourrie par la parole, au-delà de l’image initiale, peu séduisante, d’Henri. Cette possibilité est cependant vite rejetée comme s’il allait de soit qu’on ne peut désirer Henri. C’est ignorer que les fantasmes peuvent transformer les images, que le désir se déclenche par surprise, quand un mot, une idée, lui tendent la perche. On sait comment Swann se met à désirer une femme qu’il associe à la Zéphora de Botticelli, avant de découvrir, quand le fantasme aura fait tout le tour pour enfin tomber, qu’il a « gâché des années de [s] a vie […] pour une femme qui ne [lui] plaisait pas, qui n’était pas [s] on genre ». Certains cinéastes ont su filmer les changements du personnage selon le fantasme qui éclaire celui qui le regarde (la femme, le spectateur). Ainsi Naruse, dans Nuages flottants filme le visage et le corps de son personnage de sorte qu’il semble tour à tour séduisant, veule, ignoble ou digne d’être aimé. Alain Garaudie donne à l’inverse une image stable des corps, comme si c’était un fait objectif. Les ti-shirts de Franck changent davantage que sa physionomie, Michel, innocent dragueur ou assassin, ne laisse rien paraître qu’une image finalement monolithique. Le spectateur ne sait pas si le crime nourrit le fantasme, ou si l’image l’emporte, sans être entamée par la révélation. Deux faits s’ajoutent : la beauté du corps et la réalité d’un assassinat, comme deux objets aussi désirables l’un que l’autre (avec et malgré la peur). Si le film frôle l’hypothèse d’un travail du fantasme dans l’image ou de quelque chose qui ne serait pas seulement l’image dans le désir, il ne va pas vraiment de ce côté-là. Il semble croire aux images comme à des faits objectifs, une surface derrière laquelle il n’y aurait rien. Le lac est-il hanté par un monstre marin ? Allez, on ne croit pas à ces sornettes.

Images des corps et de la sexualité

Finalement, que nous fait ce film dont les critiques ont parfaitement saisi la beauté, les enjeux affectifs, entre désir et angoisse, plaisir sexuel et attirance morbide, entre « chien et loup », lit-on dans plusieurs articles, entre réalisme et conte, trivialité des organes sexuels, selon Alain Garaudie et sensibilité ? Que nous dit le film de la sexualité, du désir, de l’homosexualité représentée dans ce lieu de drague qu’est le lac ?

L'Inconnu du lac franchit certaines limites du film habituellement érotique, selon une tendance apparemment irrépressible du cinéma contemporain. On a vu depuis quelques années des images qu’on aurait dites autrefois pornographiques, dans des films de grande diffusion, et l’on peut penser que la vérité anthropologique s’enrichit de l’analyse des relations sexuelles, que loin de toute pudibonderie, il faut parfois dire la relation sexuelle si on veut appréhender avec quelque justesse les relations humaines. Mais cela ne va pas sans poser la question du dispositif, surtout au cinéma où la position du spectateur est cruciale. Parler de sexualité ne signifie pas nécessairement qu’on l’exhibe, certains cinéastes en ont beaucoup et bien parlé sans déshabiller leurs acteurs.

Alain Garaudie en montre donc beaucoup, des sexes, des bouches, les deux ensemble de préférence, en gros plan, des corps nus vus en contre-plongée, ce qui place l’œil du spectateur entre les cuisses de l’acteur, pointé juste sur les appareils génitaux qu’un geste parfois souligne et qui s’offrent le plus souvent innocemment, reposant tranquillement au soleil. Ils ont cet air que prennent les nudistes que l’on regarde par curiosité ou maladresse et qui vous toisent, défendant leur naturel : quoi, vous n’avez jamais vu un corps nu ?

L’ennui c’est que le naturel, l’innocence, ça n’existe pas. Le corps nu n’est pas une affaire simple, ni en famille, ni à la plage, ni ailleurs. On en voit de plus en plus sur la scène, en danse, au théâtre… Au cinéma, on est habitués, certes, mais les cadres deviennent de plus en plus audacieux et fouillent l’intimité, et l’homosexualité, qui s’avère souvent une hypersexualité, apporte de son côté des éclairages nouveaux et crus sur les corps et les coïts.

Ceux qui montrent le corps nu en danse, au théâtre, ont eu à prendre en considération un acte qui n’est pas indifférent et les engage, engage acteurs et spectateurs. On pense aux performances de Steven Cohen (cf. article récent sur le site), aux corps dénudés (et non nus) des danseuses de Pina Bausch dans Le Sacre, par exemple, mais dans d’autres chorégraphies également : par exemple le strip-tease si émouvant de Kontacthof (cf. Les Rêves dansants) qui est en lui-même tout l’objet d’un travail sur soi et sur la représentation, la relation, l’histoire du sujet qu’implique et explique un tel geste. Bref, si on ne veut pas faire de la réclame ou de la pornographie, il ne s’agit pas d’en montrer plus ou moins, et de mesurer la longueur de pénis acceptable à l’image, c’est une question d’éthique ; seul un sens, un enjeu clair et important rend le corps nu nécessaire (« Le soleil ni la mort ne peuvent se regarder en face »… le corps nu non plus, sans une certaine responsabilité, ou une certaine optique).

Salo ou les 120 jours de Sodome, par exemple, manifeste la pleine responsabilité d’une mise à nu et d’un regard sur les corps, la force d’un artiste qui assume son propos sur la jouissance et la perversion. C’est l’un des films les plus acérés, les plus bouleversants, parce que Pasolini a précisément fait du film tout entier un dispositif visuel et éthique qui rend juste et supportable ce qu’il montre.

Je suis surprise d’ailleurs, en ce qui concerne le dispositif, d’apprendre par un entretien qu’Alain Garaudie a eu recours à des doublures pour les scènes de sexe qui sont effectivement en insert, c’est-à-dire qu’on voit des bouts de corps exactement comme quand un acteur en buste fait semblant de jouer du piano et que les mains sont celles d’un autre. Certains metteurs en scène ont à l’inverse, tenu à accomplir avec leurs acteurs un processus, un vrai travail qui les menait ensemble à dévoiler leur corps, leur nudité, leur rapport au désir. On peut penser à L'Empire des sens d’Oshima, ou à Intimité de Patrice Chéreau, expériences extrêmes pour le spectateur et pour les comédiens sûrement, au plus près des corps dont il n’aurait pas été possible qu’ils ne soient pas les corps des acteurs et même des sujets aussi bien travaillés par le film que travaillant à le faire, dans une « intimité » vraie et des pénétrations réelles, frontales, totalement assumées chez Nagisa Oshima.

Alain Garaudie a donc utilisé des images de sexes qui lui paraissaient nécessaires, sans toutefois les relier au sujet de ses acteurs qui s’en trouvent dégagés. C’est curieux. Mais peut-être est-ce directement lié au type de jeux sexuels dont il est question dans le film et qui montrent des hommes séparés : corps séparés de la vie sociale, de toute relation et de tout contexte (sauf exception mais si certains s’invitent, se retrouvent à l’apéritif, passent des soirées ensemble, c’est hors champ, dans un autre monde en quelque sorte) ; corps séparés des affects et des paroles, membres cadrés très serré, dans une rencontre intime (sexe à bouche, jambe à jambe, main et dos, dans un découpage qui morcelle et rend la relation complète de deux personnes (toute une nuit, tout un jour, tout entier, corps et cœur ensemble) improbable. Finalement, le fait d’emprunter les sexes de doublures est révélateur de ce qui se passe dans la fiction : les personnages ne font pas corps avec eux-mêmes, ils sont séparés de leur sexe et inévitablement seuls malgré les innombrables rencontres sexuelles qu’ils font dans le petit bois. De ce point de vue, le cinéaste n’a pas d’autre champ que celui de son film, il ne surplombe pas ce monde (ainsi que le proclame sa participation, sur la plage, comme figurant nu), il en fait partie et les limites du film sont les limites de sa propre pratique. Son apparition, sur la plage, est une façon sympathique d’assumer la mise à nu à un niveau autobiographique et personnel, de ne pas déshabiller les autres sans prendre soi-même quelque risque.

Tout cela prouve que les corps nus de soi et des autres, ne sont pas de la matière inerte et manipulable à volonté et qu’il y faut quelque réflexion, voire un processus qui implique toutes les parties (sans jeu de mots). Cela signale en même temps que le cinéaste n’a pas de réponses, qu’il fait partie de la scène et partage solitude, morcellement et fantasmes. Ce n’est pas Fritz Lang, en quelque sorte. Le film, dans son cadrage très limité a la modestie d’un huis clos et ne prétend pas livrer une totalité du monde mais décrire un champ isolé, marginal, étroit, bien que non sans profondeur, un champ qui est proche de l’expérience du réalisateur, ainsi qu’il le revendique dans les entretiens donnés à la presse.

Solitude et malaise

Cette expérience est assumée comme totalement obsessionnelle. La reprise de la même entrée, ritualisée, de la Renault 25 se garant au même endroit, selon le même angle de prise de vue, la même démarche de Franck vers le lac, la même arrivée sur la plage de galets, relèvent d’un comportement obsessionnel et circulaire auquel le lac confère une dimension de clôture mélancolique. Le grand œil calme, lumineux et morne, va se noyer progressivement dans l’ombre.

On ne peut guère assister sans malaise à ces allers-retours répétitifs, puis au manège de la drague dans le petit bois, à ces étreintes chaudes sexuellement et glacées affectivement, accordées au paysage du lac dont on sait qu’il est estival mais qui est pris dans une lumière froide le plus souvent. On peut imaginer que des rencontres sont possibles, la jouissance est mise en exergue, avec ses souffles, ses râles, son apaisement, et parfois un lien affectif (certain jaloux manifeste un lien dont on ne voit malheureusement que le caractère pathologique et comique) mais on a plutôt l’impression que les corps se prennent et se quittent, se collectionnent (« j’ai utilisé toutes mes capotes aujourd’hui ») sans échange. Finalement, l’un des paradoxes de ces rencontres sexuelles c’est que la drague et le coït sont le plus simple. Parler est tellement plus difficile. Aimer semble hors de portée, être amoureux fait de Franck l’exception plutôt que la norme.

Que ressentons-nous, du reste, à être pris à témoin de ces ébats ? Je ne sais pas si c’est excitant. L'Empire des sens l’est peut-être, même si très vite l’angoisse le cède à l’émoi. L'Inconnu du lac est plutôt sidérant. On est un peu brutalisé, estomaqué par cette audace, puis on s’y habitue, c’est dépassionné, sans pathos, comme une musique sans trémolos. Le réalisateur filme droit, sans effet, comme on joue franc de l’archet. Du reste, il n’y a pas de musique de film, juste des sons, une ambiance, le silence. Rien ne pousse à l’émotion, c’est rigoureux, sec. Les hommes sont beaux, on se dit, finalement que c’est supportable, on s’étonne que cela devienne une image possible, acceptable. Mais ce n’est pas vraiment jubilatoire. Si ce n’est une passagère esthétisation des corps, un soupçon de tendresse dans la main qui caresse les cheveux de Michel, l’ensemble du filmage relève plutôt d’un regard d’entomologiste devenu papillon, c’est-à-dire d’une observation participante, sans cruauté excessive, sans dérision, empathique mais sans illusion.

Dans une époque de « liberté sexuelle » (plus ou moins grande selon les milieux, plus revendiquée dans certains milieux homosexuels, mais assez générale cependant) on fait plus vite l’amour avec quelqu’un qu’on ne fait connaissance, on est allé au plus intime sans échanger de prénoms.

Plusieurs séquences indiquent ce paradoxe. Au moment de reprendre les voitures, les deux « amants » (partenaires plutôt) échangent quelques propos et le spectateur est stupéfait qu’après les étreintes, ils parlent des performances de la Renault 25. Bien sûr, il y a un enjeu lié au crime. On peut penser que Michel a identifié la voiture qui est restée après la sienne le soir du crime et découvre donc en Franck un éventuel témoin. Mais à un autre niveau, on est choqué de voir que des gens qui ont pu échanger le plus intime n’aient visiblement rien à se dire que des propos banals de coin de bistrot. Pudeur ? Timidité ? Sans doute. Étrange déplacement aussi qui fait du sexe finalement le moins intime, le plus facile à distribuer au tout-venant quand les sentiments, les paroles, la sensibilité restent enfouis, impossible à partager, s’ils existent.

Du reste, dans le petit bois, le voyeur-masturbateur est repoussé quand les deux hommes parlent : « tu reviendras quand on baisera », dit Michel. On peut, certes, comprendre que celui-ci tient à protéger un secret dangereux, mais on peut également entendre un curieux aveu : le plus intime n’est pas le sexe mais la parole, et c’est là que se situerait la pudeur tandis que le coït pourrait être parfaitement public, comme un acte banal.

Le personnage de Henri, enfin, est un personnage clé qui permet d’articuler la séparation entre parole et sexe. Il entretient une conversation d’abord anodine puis vaguement amoureuse avec Franck. Il est timide, on le devine assez inhibé, maladroit. Il ne fait que parler avec Franck et réciproquement. Pourtant une amitié est en train de naître. Les progrès de cette conversation sont plus émouvants sans doute que les brusques coïts qui se déroulent sous nos yeux à côté.

Je suis un peu à la place d’Henri, ou je vois Henri comme celui qui occupe la place du spectateur. Il est à côté, il regarde, il ne participe pas, tout en étant là. Il hésite. Il n’est pas vraiment voyeur, il n’a pas l’air de jouir du spectacle. Il cherche quelque chose, sans qu’on sache bien quoi, comme celui qui entre dans une salle de cinéma. Il voudrait bien, peut-être, mais il n’ose pas. Est-il un homosexuel qui s’ignore ou qui refoule son désir ? Est-il amoureux de Franck sans oser le courtiser ? Il lui fait l’aveu troublant, très sensible, de son attente anxieuse.

Comme lui, le spectateur s’identifie (à qui, dans ce film ?) et découvre certains désirs, se permet certains fantasmes ou non, se demande s’il irait ou non. Henri commente les événements, les scènes. Il est filmé frontalement, à côté de Franck, mais toujours tourné de face. On est très proche d’un regard caméra. On a l’impression qu’il parle au spectateur directement pour commenter le film au fur et à mesure. C’est lui qui construit le dispositif du regard pour le spectateur, dans une positon très intéressante car ambiguë, pas tout à fait voyeur, pas tout à fait participant, pudique mais peut-être prêt à davantage, intéressé. Il manifeste des affects, plus ou moins sincères, exprime ce que le spectateur ressent de la frustration en ce qui concerne les sentiments et les échanges de paroles. Lorsqu’il dit qu’il ne vient là que pour parler cependant, on peut penser qu’il est dans le déni (comme un spectateur qui prétendrait ne pas être voyeur, ne venir que par intérêt intellectuel, par exemple).

Sa gentillesse et sa timidité rassurent. On pourrait imaginer une nouvelle intrigue et pourquoi pas une vraie relation entre lui et Franck, au-delà des corps. Car sa présence, en opposition à Michel, nous rappelle que le désir dont il est question ici, dans l’immédiateté du lieu de drague, est lié à l’image et à la beauté du corps. Il est vrai que pour le spectateur, les coïts entre deux éphèbes sont plus agréables à regarder qu’entre deux vieux bedonnants ! Henri nous fait pressentir pourtant la possibilité d’un amour, d’une étreinte qui n’irait pas à l’image séduisante du corps mais à une personne aimée, telle qu’elle est, voire malgré son corps.

La véritable perversité

Si le corps rond et peut-être moelleux de Henri, incarnation d’une norme un peu bonasse, ne suscite pas le désir, Michel n’a pas que la beauté en partage, mais également l’œil du loup, la force du requin, l’attrait du prédateur. Le désir (y compris celui du spectateur) va donc au mâle et au mal. Franck sait qu’il a affaire à un tueur et ne l’en désire que davantage. L’un des ressorts du film (dans tous les sens) est en effet un crime qui introduit suspense et enquête, action et angoisse.

Il faut avouer que lorsque se répète la scène de l’arrivée de Franck et qu’on retrouve pour la énième fois la plage de galets et la drague dans le petit bois, on est pris d’un sentiment d’ennui, d’étouffement, de malaise, de sorte que lorsque Michel noie son amant, on est soulagé ! Non d’être débarrassé d’un personnage à peine connu, certes, mais d’une scène de malaise et d’un ressassement de plus en plus insupportable. Enfin, il se passe quelque chose ! Le film va devenir un vrai film, de genre, de fiction, d’action et on quitte le documentaire sur la drague homosexuelle.

À un autre niveau, où le cinéma rejoint la réalité, on peut également penser que le crime et l’action (le passage à l’acte) nous soulagent, nous libèrent de l’angoisse et de la pesanteur des relations sexuelles triviales, malhabiles, frustrantes, des marais de la condition humaine, si l’on veut, pour susciter d’autres désirs, des sensations plus exaltantes, des angoisses plus stimulantes, comme la trace du mal et la peur excitent le désir de Franck. Quand la quête sexuelle ne mène vers aucune rencontre, aucune relation, aucune parole, aucun sentiment, elle devient morbide, nauséeuse. Dans son aspect répétitif et vide, elle s’épuise et si l’amour ou quelque mode de relation affective ne vient pas la soutenir, la transcender, l’ennui qu’elle suscite n’a d’autre issue qu’une surenchère dans l’excitation qui conduit à chercher des sensations fortes, à préférer des fantasmes de plus en plus violents et qui mettent en jeu la puissance (du meurtrier), la cruauté, l’angoisse, la souffrance, la mort. De sorte que paradoxalement, le morbide latent engendre encore plus de désir de mort. C’est la même logique qui fait que contre l’ennui et la mélancolie, les fêtards n’ont rien trouvé que de mieux que des divertissements autodestructeurs (alcool, drogue, excès de vitesse, défis dont le fait de ne pas mettre de préservatif, dans le film de Garaudie, n’est qu’un exemple).

Le crime est donc un divertissement bien venu dans le cercle maléfique du lac et des corps qui tournent en rond, il fait rebondir le film, et il renfloue également les corps de désir, de fantaisie. Il va de soi que le corps du tueur qui n’est que le corps de Michel devient encore plus désirable. L’amant aurait peut-être lassé, le fantasme du tueur excite Franck, et il appelle son amant comme la chèvre de Monsieur Seguin attend le loup. Le spectateur qui partage, sinon peut-être le désir de Franck, la sensation aiguë que lui procurent l’action, le suspense, le spectacle des scènes de meurtre (plus ou moins ludique comme celle de la noyade, atroce pour la mort d’Henri, expéditive pour l’assassinat du policier, toujours dépassionnées), est impliqué désormais dans une escalade sensorielle. Si l’une des jouissances ne l’a pas inspiré, il lui reste l’autre, en quelque sorte. Baudelaire l’avait bien dit, décrivant la condition humaine en ces termes ravageurs :

« une oasis d’horreur dans un désert d’ennui » (Le Voyage).

Hitchcock savait que la réussite d’un film, repose sur le méchant. Garaudie ne dément pas l’axiome. À côté du bon Henri et du gentil Franck, Michel a la part belle. Finalement, la perversion n’est pas du côté de l’homosexualité et de sa drague devenus rapidement accessoires, elle est bien du côté du cinéma comme « soif du mal », du suspense comme désir et de la jouissance du spectateur comme jouissance sadique. Le pervers n’est pas dans le sous-bois, il est de l’autre côté du miroir et du lac, c’est cet « inconnu » qui jouit dès que ça va mal, qu’on assassine et que ça saigne ! Ce qui n’est pas sans poser la question d’une morale du plaisir ou d’un plaisir moral… au cinéma !