Des filles en noir, Jean-Paul Civeyrac, 2010

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Noémie et Priscilla, deux adolescentes de milieu modeste, nourrissent la même violence, la même révolte contre le monde. Elles inquiètent fortement leurs proches qui les sentent capables de tout...

Des filles en noir, Jean-Paul Civeyrac, 2010

Synopsis : Noémie et Priscilla, deux adolescentes de milieu modeste, nourrissent la même violence, la même révolte contre le monde. Elles inquiètent fortement leurs proches qui les sentent capables de tout...

On pourrait partir de la présentation de la gazette du cinéma Utopia (Bordeaux) : « Tous les ans, 5000 jeunes de 15 à 24 ans mettent fin à leurs jours […] très souvent sans que les parents aient rien vu venir ». Un peu plus loin, le même rédacteur loue le « délicat et trop rare Jean-Paul Civeyrac d’avoir choisi une fiction sensible, loin de toute considération sociologique et psychologisante trop facile ». On se demande un peu ce qui reste pour parler du suicide quand on veut bien se souvenir que la sociologie de Durkheim a pris pour l’un de ses premiers objets le suicide comme « fait social »… On imagine difficilement, par ailleurs, qu’on puisse aujourd’hui penser le suicide en dehors de toute considération psychanalytique. Certes, il faut se refuser au approches sociologisantes ou « psychologisantes » trop « faciles », mais encore faudrait-il savoir ce que de telles expressions fustigent. Le même rédacteur n’en décrit pas moins le drame  en ces termes, où se croisent inévitablement sociologie (« ordinaire », « banale », « réussite scolaire », « classes moyennes ») et psychologie (« veulent plus », « confort tranquille ») : « Noémie et Priscilla sont deux adolescentes qu’on pourrait qualifier d’ordinaires. Aucun drame dans leur vie, une situation familiale tout à fait banale, une réussite scolaire tout à fait honorable. Simplement […] Noémie et Priscilla […] veulent plus de la vie que ce confort tranquille pour jeunes filles des classes moyennes », etc.

Comment donc se référer à des données sociales, à des chiffres, à un phénomène réel, tout en ne voulant pas en faire une analyse « sociologique et psychologisante trop facile », comment évoquer une histoire singulière et tragique tout en estimant d’emblée que les protagonistes sont « ordinaires » et leur existence « banale » ?

La présentation de la gazette ne serait que maladroite si elle ne s’accordait, en fait, à la démarche du film, ce qui explique en grande partie le malaise que j’ai pu ressentir à sa projection, comme si l’on était resté à la surface du phénomène qu’on observe, sur le bord du drame auquel on assiste, sans que le cinéaste, au contraire de son héroïne, n’ose affronter le gouffre et scruter le vide à ses pieds, avec les outils à sa disposition, que ce soit la construction poétique ou l’analyse intellectuelle.

Pour une part, le film procède avec un grand réalisme, abordant le cadre social, les décors, le type de situations, les dialogues, avec un style, une lumière, des perspectives quasi documentaires. On ne peut échapper dès lors à l’impression que le film est un film sur le suicide des jeunes, un portrait de « jeunes filles en noir » dont on va essayer de comprendre pourquoi et de quoi elles portent le deuil. On suit donc ces jeunes filles suicidaires, violentes, passionnées, qui s’enflamment pour le romantisme de Kleist et s’irritent de la médiocrité qui les entoure, celle de leurs camarades de classe immatures, insensibles, anecdotiques, vulgaires, celle de leur milieu urbain sans charme, de familles banales avec toute la rudesse et la bêtise que cela peut signifier.

Pourtant, on peut supposer que tous les jeunes révoltés, tous les romantiques exaltés, tous les lecteurs de Kleist ou de Goethe (on sait que Werther déclencha une vague de suicides), tous les jeunes dandys (gothiques, incroyables et autres précieux de notre temps) et les assoiffés d’absolu ne se suicident pas. Là réside tout de même l’énigme de l’existence, du choix de la vie, et l’énigme symétrique du choix de la mort. Certes le monde est horrible, et ce n’est pas après avoir défilé dix fois en deux mois en criant notre rage, que nous nierons que la vie sociale, les perspectives politiques et humaines sont décourageantes ! Mais tout de même, nous sommes justement encore là, à crier, à faire corps, à résister, plutôt qu’à nous jeter par la fenêtre. Si certains le font, c’est qu’ils ont passé un seuil de souffrance, de malheur, de désespoir, c’est que leur histoire est celle d’un deuil profond, enfoui depuis longtemps au cœur de leur existence, c’est que la mort est là, dans leur intimité, bien au-delà du dégoût ou de l’amertume qui nous prend tous à certains moments. Que le suicide soit « anomique » ou « égoïste », etc., les déterminations sociales ne sont pas des fatalités et croisent nécessairement des déterminations personnelles, psychologiques, non sans que demeure, in fine, une grande part de mystère.

Le film de Jean-Paul Civeyrac suit ces jeunes filles sensibles avec délicatesse, dans un portrait plutôt empathique qui restitue leur charme, leur frémissante beauté. Il nous ouvre les yeux sur ces adolescentes fragiles et provocatrices en même temps qui hantent les lycées et déambulent en couple ou en groupe dans les centres villes où elles s’ennuient si ostensiblement. Je ne sais si cela faisait partie de son projet de montrer l’opposition que je trouve intéressante, entre celle qui parle, qui théorise, qui mène le jeu (de séduction et de mort) et qui rate ses suicides et celle qui ne dit rien mais passe à l’acte. Peut-être cette contradiction est-elle le point le plus troublant et le plus passionnant du film : Noémie aurait peut-être pu trouver les ressources dans le langage (romans, poèmes, histoires qu’elle se raconte, dialogues qu’elle mène), et dans la musique, pour transformer en fantasme et en fantaisie (créative) son désir de suicide. Finalement, elle ne passera pas à l’acte, alors que son pouvoir de fascination, de séduction, aura conduit Priscilla, la plus abandonnée, la plus dépourvue (de mots, de références, d’expression) à se jeter par la fenêtre sans hésiter. Noémie se retrouve devant un énorme vide, redoublé par l’absence de sa compagne, par la culpabilité qu’on peut imaginer aisément. On n’aimerait pas être à sa place et le film se termine sur cette image dans laquelle perdure le désir de mort, l’impasse avec la mort pour seul horizon. De toute évidence, le plus dur ici est de n’être pas morte, de continuer à faire semblant, à vivoter quand rien n’a de sens, ni les rencontres, ni l’art, ni l’existence quotidienne, ni les soins reçus.

La scène du suicide à deux, par téléphone interposé est également d’une grande force, du fait de son ambiguïté entre beauté et abjection, sensualité et hystérie, relation amoureuse et désir de mort. La réalisation de l’absolu désiré n’est pas sans compromis avec la réalité physique et ses débordements amers. Le romantisme y perd des plumes. Il est moins éthéré qu’on ne se l’imagine et moins élégant ou poétique qu’on ne le voudrait.

En même temps, le film tente de nous faire croire à la beauté du suicide projeté à deux, à la valeur de ce couple amoureux, sensuel (quoique apparemment inconscient du désir) à la force de sa révolte, à la justesse de son acte. En peignant essentiellement les jeunes filles sur un fond morne, médiocre, il leur donne raison, semble justifier leur dégoût et leur projet de suicide, comme si c’était la seule chose à faire. Les dernières séquences laissent à penser que le suicide raté ne conduit qu’au vide et au regret lancinant : rien ne permet d’imaginer une renaissance, un espoir de reconstruction. Bien au contraire, c’est la mort qui envahit tout. L’auteur, dans un entretien, évoque ainsi la fin comme une sorte de voyage dans les limbes, des retrouvailles entre les deux filles, du côté de la mort : « Noémie ne renonce à rien de ce qui la constitue, […] elle gardera son amie en elle pour toujours. […] Noémie est comme dans le rêve de Priscilla, elle va chercher son amie, en un sens elle la ramène avec elle. Le cinéma permet de matérialiser le fait que les morts sont là, avec nous, pour toujours ».

En contradiction avec cette vision morbide mais cohérente, le style réaliste de la fin, entre l’hôpital psychiatrique et la reprise timide d’activités sociales, accrédite à nouveau l’approche documentaire, sans toutefois convaincre, comme si personne ne croyait à ce qui est montré là, ni l’héroïne, absente, ni le réalisateur, ni le spectateur qui sent bien que tout est joué et que l’essentiel a été le suicide, peut-être à rejouer, pour en finir une bonne fois. On est dès lors, assez mal à l’aise, car pour le coup, soit le portrait n’est pas assez fouillé et l’on se dit que l’histoire de ces filles ne doit pas être aussi banale, aussi ordinaire qu’il y paraît. Soit le réalisateur se situe vraiment aux côtés de ses héroïnes, dans une véritable exaltation de la mort, seule objet désirable. Là est l’ambiguïté de la démarche. En restant à la surface de la relation et de l’histoire, le réalisateur accrédite la logique revendiquée par ses personnages, donne tout son poids à leur désir d’absolu, à leur romantisme, suffisants pour justifier le désir d’en finir. Or, si ces jeunes filles sont effectivement représentatives et banales, si leurs familles ne sont ni plus ni moins insuppportables que n’importe quelle famille, il y a tout de même quelque chose de plus profond qui sous-tend le passage à l’acte, la réussite ou l’échec du suicide. Il aurait dès lors fallu entrer plus avant dans l’histoire des personnages, la solitude des jeunes filles, leur situation familiale (qui pour être ordinaire n’en est pas moins douloureuse) : l’une est en complète rupture avec ses parents, l’autre vit avec sa mère, sans qu’il soit jamais fait référence à un père. On aimerait comprendre ce qui, très profondément, les a endeuillées, les a vouées à la mort, sans doute depuis très longtemps.

Ce ne serait pas psychologisant, simpliste ou sociologisant, ce serait tout simplement plus juste et, en donnant plus d’épaisseur aux personnages, dissiperait le malaise que ressent le spectateur.

Le suicide n’est pas une chose si « banale » et si répandue, même si les chiffres sont toujours inquiétants. Au-delà ou en deçà de la révolte, du romantisme (qui ne sont que des formes, des styles), le malheur, la souffrance personnelle est à décrypter. Ce n’est pas le propos d’un film ? Mais alors, il ne faut pas faire comme si on déroulait avec réalisme une histoire de suicide. Un imaginaire ne se discute pas, il se partage, se ressent, laisse des sensations. Mais le film de Jean-Paul Civeyrac n’est qu’en partie l’expression d’un imaginaire. Il se déroule comme une leçon d’observation sur le malaise des adolescentes, tout en tenant un discours empathique sur la beauté du suicide et des suicidées.

Ce qui produit le malaise, c’est qu’on reste à mi-chemin, entre le film à thèse dont le propos est un peu court, et difficile à accepter (que faire de mieux que mourir dans un monde aussi laid ?), et l’image tragique d’un couple en butte à l’impossible (de quoi du reste ? De son amour homosexuel, de désirs inaccessibles ? De la création ?).

Il est toujours assez vain de chercher un film, une œuvre, là où ils ne sont pas, au lieu de saisir ce qu’ils nous donnent. C’est peut-être le signe d’un échec du lecteur/spectateur. Pourtant, j’ai le sentiment que le film n’a pas réussi à élaborer sa propre poétique. Il ne construit pas jusqu’au bout une vraie fiction romantique et romanesque, avec ses impasses, ses cris, son élégance et ses laideurs, une image qu’il aurait peut-être trouvée dans une théâtralité qui n’aurait pas fait semblant d’être réaliste. On ne discuterait pas cette image, elle recèlerait même de la vérité. Mais sa vérité ne serait pas sociologique et psychologique, elle serait mythique et poétique, tout en disant certainement quelque chose de l’homme, de ses pulsions et du monde. Il me semble que le cinéaste a eu tort de se situer dans l’entre-deux, entre récit réaliste et fiction romanesque, il en ressort des vérités tronquées, aussi bien sur le suicide des jeunes que sur l’épreuve que constitue une vie dont le sens échappe ou sur la fascination de la mort. Le film, si complice de ses deux personnages suicidaires s’arrête peut-être comme elles sur un seuil, non le seuil du balcon, au bord du vide, mais le seuil de la création (poétique, cinématographique, musicale) qui aurait certainement permis à Noémie de transcender ses désirs tant amoureux que morbides, et au réalisateur de faire une œuvre plus complexe et plus signifiante. Ce n’est pas le suicide qui fait de Kleist un grand poète mais sa poésie. Je m’étonne que personne, dans le film, n’ait songé à le dire à ces jeunes filles en noir. Mais sans doute est-ce tout simplement que je ne réussis pas accepter que ce film soit un poème sur le suicide, une ode à la mort.