Anne Linsel et Rainer Hoffman, Les Rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch, 2010

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Anne Linsel et Rainer Hoffman, Les Rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch, 2010.

Pina Bauch

Le film de Linsel et Hoffmann est vraiment le plus beau film que j’aie vu depuis bien des mois. La danse y est magnifique, le parcours du film s’accomplit impeccablement, le documentaire n’est jamais lourdement pédagogique ou informatif, tout en donnant à un événement toute sa mesure, humaine, artistique, pédagogique. C’est un très beau film sur la transmission, sur l’adolescence, sur l’art et la vie, sur Pina Bausch et Kontakthof.

La première image, où l’on voit les jeunes danser Kontakthof, avançant en ligne dans un déhanchement grave et presque violent, provocateur et inquiétant, n’est pas séduisante. Elle intimide, elle fait entrer le spectateur dans un univers énigmatique et tendu, où le malaise s’installe. Ce n’est pas encore beau. On se demande ce que ces jeunes gens font, s’ils dansent bien ou non, s’ils sont beaux ou ridicules. Lorsqu’on reverra la même scène à la fin du film, ce sera beau à pleurer, les adolescents nous paraîtront magnifiques et émouvants, la danse virtuose, la tension magnétique.

Entre les deux se sera déroulé un documentaire d’une grande intelligence et d’une grande sensibilité sur le remontage de cette pièce de Pina Bausch, à Wuppertal, avec de jeunes lycéens non danseurs et qui ne pratiquent aucune activité artistique pour la plupart, grâce à l’attention dévouée des danseuses Jo Ann Endicott et Benedict Billier. Le film alterne assez classiquement entretiens et scènes de travail pour aboutir à la représentation filmée en partie (on aimerait tout voir !). Tout l’art est évidemment de choisir la bonne distance. On sait que filmer la danse est très difficile : comment approcher assez pour donner l’expression, le détail du geste, comment conserver le mouvement d’ensemble, faire voir l’écriture dans l’espace et l’écriture dans chaque corps, chaque regard — ils sont ici particulièrement significatifs et travaillés — chaque signe ? Mais cette distance est également à trouver pour filmer les êtres qu’on interview, leurs émotions, leur histoire, leur beauté, leurs maladresses et leur engagement. Les réalisateurs ont choisi quelques jeunes particulièrement émouvants, les plus impliqués sans doute, ceux qui ont décroché les rôles principaux et qui accrochent le regard.

Le film se soutient comme d’une véritable intrigue, des séances de préparation et de sélection, et le spectateur se prend de passion pour ces adolescents dont il souhaite qu’ils soient tous retenus, on attend avec inquiétude l’arrivée et l’avis de Pina Bausch, on suit avec émotion les répétitions en souhaitant que tous parviennent à surmonter les difficultés. Au fur et à mesure se découvrent les qualités humaines des deux danseuses-répétitrices, leur attention, leur intelligence, leur sensibilité. Se révèlent également les qualités des adolescents, leur histoire parfois douloureuse, leur engagement. Chemin faisant, on découvre la complexité de cette danse qui est à la fois théâtrale, expressionniste et totalement chorégraphique, abstraite, qui raconte quelque chose tout en dépassant la matière anecdotique ou expressive pour se faire langage, symboles, lignes et mouvement. Plus encore, on assiste à un processus de transformation : danser Kontakthof c’est entrer dans un univers, vivre une expérience totale dont se nourrit la danse et que la danse nourrit dialectiquement. La beauté du film et la beauté de la danse proviennent de cette relation si étonnante entre la manière dont les adolescents vont faire entre leur histoire dans la danse tandis que le travail avec Pina Bausch, à travers Kontakthof va changer leur vie, être l’occasion de revivre des épisodes douloureux, de les dire et de les transcender.

Le ballet est lui-même un dispositif de rencontres, de contacts, de découverte de l’autre, de relations, de désirs, de peurs, de brutalité, de sensualité, qui résulte des épreuves de la vie (celle de Piina Bausch dont elle témoigne, celle des êtres humains en général et des danseurs en particulier). Partant de l’histoire vécue, le dispositif offre à ceux qui le travaillent d’en être travaillés, d’y inscrire leur propre histoire ou de la redécouvrir autrement. Les adolescents timides, maladroits, inquiets de leur sexualité et de la brutalité de certains gestes, vont traverser Kontakthof comme un merveilleux outil qui les fera évoluer, se trouver, parler. C’est en quoi la chorégraphie de Pina Bausch, offerte à différentes générations de participants, devient un véritable acte, une expérience de vie à partager. Le geste artistique y retrouve une dimension cathartique cruciale et une beauté singulière. Les entretiens avec les différents participants prennent, dans ce contexte, une signification plus profonde. Loin d’être purement informatifs ou anecdotiques, ils suivent de façon dramatique le processus de transformation des êtres au cours du travail artistique ; ils en font partie.

La rencontre entre Joy, qui jouera le rôle principal, et Pina Bausch, qui l’avait créé et l’avait nourri de sa propre expérience, tant de l’adolescence que de ses premiers apprentissages de la danse, toutes les deux aussi maigres, aussi fortes et aussi fragiles, est particulièrement bouleversante. On devine là une filiation tout à fait unique.

Les jeunes nous font rire, parfois, nous intéressent toujours, ils ont parfois traversé des histoires difficiles tels le jeune Rom qui vient de Bosnie et se revendique Tzigane (j’ai vu le film cet été, au moment où l’on expulsait les Roms de France), ou cette jeune fille marquée par la mort de son grand-père à la guerre, ou Joy, bien sûr, dont le père est mort dans un horrible accident et qui en parle avec tellement de grâce enfantine. Le film et le ballet, traversés par les expériences de l’amour, de la mort, sont portés par un élan vital, le mouvement même de la danse et de la caméra qui l’accompagne, un montage vif, le mouvement de la rencontre et de l’échange.

On envie ces adolescents d’avoir vécu une si belle expérience, on envie ces danseuses de l’avoir transmise, on aimerait que tout adolescent puisse apprendre de cette façon, non en s’ennuyant des heures par jour, dans une classe où rien ne réussit à réveiller son désir et sa curiosité, face à des connaissances en miettes dont le sens n’est pas révélé. L’école de Pina Bausch est autrement plus efficace et ces jeunes gens ont plus appris sur eux-mêmes, sur la vie, sur le travail et ce qu’est un apprentissage, en créant, entourés par ces fées, que tous leurs camarades qui n’ont connu que le lycée ou ont erré dans les centres commerciaux tous les samedis.

Enfin, le film de Linsel et Hoffman découvre un petit bout du mystère qu’est le charisme du créateur et du pédagogue. Il est très évident que même si Jo-Ann Endicott et Bénédicte Belliet sont de merveilleux professeurs, des femmes remarquables, émouvantes et passionnées, la rencontre et le processus tiennent à la personnalité de Pina Bausch, à sa présence et à son absence. Il suffit qu’elle soit là, en chair et en os ou qu’elle soit simplement évoquée, supposée, pour que quelque chose se passe, que chacun désire, travaille, se dépasse, soit transformé. Il y a là un miraculeux transfert qui permet au savoir de se transmettre et aux sujets de se mettre en marche. Pina Bausch occupe une place essentielle de supposé savoir, supposé Autre, qui avec beaucoup de doigté et d’humanité sait s’en servir pour que ça travaille. Les deux prêtresses sont les passeuses, les intermédiaires de cette puissance. Comment les jeunes en seront-ils libérés ? Le film ne le dit pas. On peut supposer que la réussite du spectacle, la force de leur création, le sens de leur travail, auront été le prix de leur effort et la clé de leur liberté.

La mort de Pina Bausch, survenue récemment, et que le spectateur n’ignore pas, rend cette présence/ absence encore plus dramatique. Plus que jamais elle est puissance symbolique. On est bouleversé dès qu’elle apparaît, comme si elle était déjà vouée à devenir symbole : à peine incarnée, fine, acérée, légère comme un oiseau qui, à peine posé, s’envole. Elle est pourtant étonnamment présente par le regard, la main, la gentillesse, la sincérité, l’émotion. Les cinéastes ont eu la finesse de construire leur film autour de son absence irradiante et de ses merveilleuses apparitions, de ses rares paroles, de l’élégance de son pas. Les cadrages et la distance entre les personnes et la caméra sont toujours sensibles et justes.