Bande de filles de Cécile Sciamma

bande de filles

Autres critiques de l'auteur

Sébastien Pilote, Canada, 2013, Le Démantèlement : Et si le roi Lear n’était pas fou ?

le demantelement

Sébastien Pilote, Canada, 2013, Le Démantèlement : Et si le roi Lear n’était pas fou ? Je me suis réveillée bien tard, ce matin, un peu dans le brouillard, et j’ai su que j’avais rêvé. De quoi, je l’ignore. Et puis, tout de suite, l’évidence : j’ai vu hier...

Lire la suite

Nymph()maniac, 2013.Lars Von Trier

nymphomaniac

Lars Von Trier Nymph()maniac, 2013. Ceux qui ont envie de voir un film pornographique, heureusement accessible dans les salles d’art et essai seront déçus. Le dernier film de Lars Von Trier, s’il exhibe une belle ( ?) collection de « bites » de...

Lire la suite

Inside Llewyn Davis Ethan et Joël Coen

inside  Llewyn Davis

Ethan et Joël Coen, Inside Llewyn Davis Si la presse est unanime à saluer le film des frères Coen, il n’en reste pas moins assez mystérieux, son succès même est énigmatique compte tenu d’une grande sobriété tant dans le scénario — peu propice au...

Lire la suite

Pages

Marieme vit ses 16 ans comme une succession d’interdits. La censure du quartier, la loi des garçons, l’impasse de l’école. Sa rencontre avec trois filles affranchies change tout. Elles dansent, elles se battent, elles parlent fort, elles rient de tout. Marieme devient Vic et entre dans la bande, pour vivre sa jeunesse.

Bande de filles : la guerre des images

Il est légitime, voire urgent, de donner à voir des personnes discriminées, individuellement ou en groupe. Car sans doute le racisme et ses délits de faciès, ses rejets a priori, violences et mises en quarantaine, reposent sur l’image abhorrée de l’autre qui n’est même pas approché et auquel on ne consent nulle existence, nulle dignité, nulle subjectivité. Il est nié comme personne et comme sujet, objet d’une haine sans connaissance, ou d’un aveuglement qui se suffit d’une projection aberrante de fantasmes et de craintes sur une figure sans visage et sans nom.

C’est pourquoi on ne peut que saluer les films qui entreprennent de donner visage et nom, dignité, à ces « Indigènes » qui ont fait la guerre de 1914 et n’ont été ni connus ni reconnus, à ces noirs qui sont passés à la trappe de l’histoire (Django unchained), à ces Maghrébins qui, dans les hôpitaux, prennent toute leur place et leurs responsabilités alors que nul ne songe à leur donner un statut, une reconnaissance, à s’apercevoir qu’ils existent et sont devenus indispensables dans l’institution défaillante (Hippocrate).

Il y a bien un travail à faire en terme d’images. C’est ce que disent également des cinéastes comme le Martiniquais Deslauriers qui travaille avec Patrick Chamoiseau pour construire une image à la place des clichés et des représentations aliénantes du noir (Biguine, Passage du milieu). En l’occurrence, l’image comble une absence pure et simple, tant nos sociétés, nos discours, nos arts (picturaux, dramatiques, cinématographiques) se sont construits et continuent à se construire sans images de noirs ou de Maghrébins, comme si nous continuions à être entre blancs. Des cinéastes contemporains, dont certains connaissent bien, par expérience, la vie des banlieues et leur population diverse, à l’instar de Céline Sciamma et de Marianne Tardieu dont on attend le film Qui vive ? avec Reda Kateb, ont donc entrepris avec détermination de donner un visage à ces grands absents de nos écrans et de nos scènes (hormis chez des pionniers comme Peter Brook et Ariane Mnouchkine).

On ne peut que regretter, en effet, la proportion inverse entre la représentation de ces noirs et autres métis, Maghrébins, Indiens, Turcs, etc., dans les arts, et dans les médias où ils apparaissent trop fréquemment, essentiellement au titre de passagers clandestins, immigrés, jeunes délinquants, et autres dealers. L’image des médias est d’autant plus désolante que les journalistes et opérateurs télé ne semblent pas s’être aperçus que les éclairages pouvaient être modifiés afin que les visages soient mis en lumière, que les traits ne disparaissent pas dans la surexposition, que les individus ne s’effacent pas dans des portraits pleins d’ombre, à faire peur. Oui, il faut, pour reprendre un vieux slogan, montrer que « black is beautiful ». Souligner la beauté rayonnante de quatre jeunes filles noires est donc salutaire et devrait même nous paraître terriblement dépassé, les revendications de la négritude remontant au début du XXème siècle.

Cependant, nos sociétés n’ont guère bougé, les préjugés racistes et les discriminations, les inégalités de fait (par exemple à l’école) règnent toujours et le cinéma n’a pas encore donné toute sa place à des personnages, visages, histoires, acteurs noirs ou Maghrébins, métis et autres héritiers de l’histoire coloniale et postcoloniale de la France. Cependant, le cinéma, du fait de sa spécificité, s’il a des devoirs particuliers et un rôle spécifique à jouer en l’occurrence, ne peut en même temps éluder la contradiction qui est la sienne, de travailler sur des images, justement, et de ne montrer des personnes ou personnages que leur image, c’est-à-dire d’être du côté de l’imaginaire, du leurre et du moi. On peut se demander s’il peut et comment il peut dépasser la fascination aliénante pour l’image et inscrire dans sa démarche, ou désigner, la possibilité d’autre chose. Là où la littérature a pu engager une profonde réflexion sur l’aliénation et déconstruire/construire dans le langage, des histoires, des discours, le cinéma, art de l’image, doit inventer à son tour des poétiques, des ruses, pour ne pas céder au vertige des images qu’il prétend dénoncer ou construire, nous laissant dans l’embarras, entre la fascination ou le vide.

Céline Sciamma suit donc le parcours d’une jeune fille d’origine africaine, Marienne qui, dans la première séquence est en face d’une conseillère d’orientation ou d’un professeur qu’on ne verra pas (chacun son tour !) mais dont le discours contrôle la vie de Marienne, lui interdisant de poursuivre ses études en seconde. Quand on est soi-même professeur (et parent), on sait ce que ce couperet signifie mais également d’où il vient. C’est une violence dont chacun est la victime, même si elle passe par soi. Marienne redouble et n’a pas vraiment réussi à suivre en troisième. Elle s’obstine pourtant à exiger d’entrer en seconde, sans comprendre ce qui lui arrive, afin de rester dans un parcours « normal », d’« être normale ». Elle a compris l’importance décisive de l’École et de ses sanctions, mais elle n’a pas eu les moyens de s’approprier les outils et donc de réussir. Elle n’a pas d’alternative et croit qu’être normal, c’est aller au lycée, que la réussite scolaire détermine la normalité qu’elle n’a pas su atteindre, sans assumer pour autant un autre modèle ni entrevoir quelle fut sa responsablilité. C’est tragique. L’autre ici disparaît, la cinéaste laissant par une sorte de retour de justice, la parole et l’image à la victime dont on va comprendre l’échec, en découvrant son univers familial, social, culturel.

Il est terrifiant, cependant, ce contraste entre le discours et l’image qui pourrait bien signifier que celui qu’on ne voit pas n’est pas celui qu’on croit : il n’a plus besoin d’image pour exister parce qu’il a le pouvoir à travers le discours, les institutions, la place qu’il occupe dans la société, tandis que celui qui occupe l’écran va certes, commencer à avoir une image, mais n’a pas la parole, n’a aucun pouvoir. Cette image qui s’impose, alors que l’autre n’en a plus besoin, est donc illusoire et vide, c’est un leurre. Celui qui a le pouvoir peut très bien disparaître comme un dieu au fond du tabernacle, il commande. Celle qui va exhiber son image, au fil du film n’est-elle pas, après tout, beaucoup trop tributaire d’une image, n’a-t-elle pas, à l’inverse de ce qu’on pourrait croire, trop d’image, c’est-à-dire une existence purement imaginaire (dans l’imaginaire raciste de l’autre, du blanc et dans son propre imaginaire dont l’activité presque exclusive empêche tout accès à un désir, à une présence au monde) ?

De fait, l’image qui va être regardée pendant tout le film reste un effet de surface, un portrait sur celluloïd ; c’est du cinéma, que se font les jeunes filles en bande, et peut-être la cinéaste, au sens où l’image n’est qu’un leurre, la répétition de clichés, de représentations lisses et attendues de la féminité, de la bande, de la banlieue relookée façon design, pour revue chic et papier glacé, en couleur, jolie à voir, comme si, pour redonner du lustre à nos jeunes banlieusardes, et à leur banlieue, il s’agissait de leur offrir une belle image, un lifting en quelque sorte, qui impose leur beauté, leur jeunesse, leur énergie, comme viatiques. Ce serait cela, redonner de la dignité !

Pourtant, l’une des premières séquences avait la force et la vitesse d’un cinéma neuf, déconcertant, où les filles font autre chose que chercher à séduire et se jettent à corps perdu dans la mêlée. C’est une sorte de reportage sur des filles qui font du sport, du football américain, sans doute, très violent. Elles portent des tenues qui les protègent et se heurtent avec brutalité et jubilation. Évidemment, on est intrigué par cette séquence choc et tout ce qu’elle propose en termes de questionnement sur le genre, sur l’énergie et la violence, sur la solidarité plus ou moins homosexuelle du sport, sur la revanche qu’une telle pratique constitue sur l’échec (social, scolaire) et sur les garçons imités ou dépassés. On est empoigné, quelque chose se jette à notre face, inattendu, dérangeant, intéressant, dans un montage vif et cru de reportage.

Mais cette séquence n’apporte rien au film, car elle reste orpheline et l’on ne reverra jamais les héroïnes faire du sport, si bien qu’on peut croire que cette séquence n’était qu’un autre film dans le film, un reportage, suivi par les protagonistes de la fiction, à l’instar des jeux-vidéo dont Marienne partage la passion avec son frère. Cette séquence sera le paradigme d’autres violences et de la brutalité qu’on retrouvera dans les bagarres de cité, ou le rapport aux garçons qui est également l’une des trames du film, entre la brutalité d’un frère qui usurpe la fonction paternelle et fait régner la terreur dans la famille (non sans tendresse incestueuse), et le contrôle permanent de garçons qui tiennent les murs et demandent des comptes. Mais ce que le sport, dans cette séquence surprenante amenait de possibilité de dépassement, dans l’organisation de la violence, dans la sublimation des pulsions en termes de joie, de réussite, de passion et de solidarité ou de plaisir partagé entre filles, au-delà des identifications féminines habituelles, est passé à la trappe. Ce qui constituait également un cinéma différent, inattendu, disparaît du film.

Il ne reste dès lors que l’errance de Marienne dans une cité déserte, son adhésion à une petite bande de filles sous la fascination de la belle Sophie alias Lady. Être une dame, une vraie « Lady », voilà bien un idéal tout entier pris dans le leurre du langage et de ses clichés, de ses valeurs les plus éculées (la noblesse anglaise) et romanesques (Les Trois Mousquetaires, par exemple, ou plus sûrement Walt Disney et ses chienchiens). On pourrait se demander ce que l’imaginaire de Sophie, puisque c’est son prénom de naissance, doit à cette histoire mielleuse intitulée La Belle et le clochard, dans laquelle elle s’est identifiée à la belle, Lady, s’empressant de se parer de colliers de chien à son nom et d’en offrir à celle qu’elle aime. Évidemment, toutes ces images sont censées séduire et l’on peut s’étonner que je les lise comme autant de signes d’aliénation et de détresse. Personnellement, je ne m’identifie pas à Belle, je ne fais pas des défilés de mode ou des clips l’idéal de la créativité, je me mets ni rouge à lèvres ni vernis à ongle, et j’espère qu’il y a autre chose que l’image, même si je ne sais pas en quoi réside ma féminité.

La réalisatrice, dans un entretien, insiste sur les multiples « identités » de son personnage, mais elle confond identité et identification, car son personnage ne fait que changer sans cesse de vêtements, de maquillage, de coiffure, de rôle, ou d’images qui ne sont jamais que des déguisements. De même Lady est-elle un masque, une coiffure, de sorte que le défi lancé par ces jeunes filles terriblement violentes qui, pour se libérer apparemment, imitent les garçons bagarreurs ou les pitbulls, se termine par la mise à nu de la victime dont on arbore glorieusement le soutien-gorge. Cela semble signifier que l’autre est vraiment terrassée, réduite à sa féminité dénoncée, humiliée par cela même, alors que dans leur orgie, les filles expriment leur jouissance à se parer de maquillage, de robes moulantes et de tous les signes fétiches de la féminité. Que faut-il comprendre, dès lors, à ces contradictions ? Lady, battue et dévêtue par son adversaire, ne s’en remettra pas et deviendra une ombre d’elle-même, fille tondue qui se cache, figure vraiment pathétique ; Marienne, ne trouvant d’autre issue qu’à devenir l’esclave d’un dealer, se déguise doublement, en garçon lorsqu’elle ne travaille pas, en prostituée à perruque blonde lorsqu’elle va vendre la drogue. On ne sait plus, et elle ne sait plus, qui elle est.

La plupart des critiques voient pourtant dans ce film quelque chose de joyeux, plusieurs exaltent, à l’instar de la réalisatrice, l’énergie, la beauté, la vitalité, la rébellion de ces jeunes filles.

Le problème de l’image est bien qu’on y adhère ou non. Pour ma part, j’ai du mal à m’identifier à ces jeunes filles qui me semblent niaises, vides et hystériques. Leur agressivité, leurs danses stéréotypées ne me séduisent nullement. Je ressens étonnement et pitié pour leur condition et leur comportement, les voir danser en chantant comme au karaoké des paroles romantiques auxquelles elles s’identifient sans distance et auxquelles elles empruntent leur langage, me consterne, et le film qui devient alors un parfait clip me semble n’avoir pas pris conscience de l’ironie qu’il y avait à accompagner d’images toutes faites une séquence où les jeunes filles sont prises au piège des identifications et des stéréotypes. Les voilà à l’hôtel, comme pour un rendez-vous galant, imitant une scène d’adultère peut-être ou, plus dégradant, la prostituée dans une chambre luxueuse, buvant et fumant pour s’oublier, excitées sans deviner apparemment ce qu’il y a d’amoureux dans leurs rapports, tombant finalement en travers du lit, pour dormir, emmêlées en tas plutôt qu’enlacées ou reposées. Quelle fête ! Les autres réjouissances libertaires consistent à voler des vêtements dans les magasins, à s’admirer dans des robes de luxe et à se maquiller.

Évidemment, ma consternation n’enlève pas à ce film ses qualités, mais j’ai l’impression de le voir dans un malentendu total, du côté de la tragédie et du dénuement quand on voudrait apparemment que j’en sois enchantée.

La réalisatrice habille et déshabille son héroïne aux prises avec des figures imposées qui deviennent un destin auquel elle consent : vendre de la drogue, être prostituée, refouler sa féminité entre deux images excessives, de garçon (pour se protéger), de fille blonde hypersexy-prostituée (pour le travail). Entre les deux, elle ne sait plus qui elle est et le film se déploie entre deux scènes où elle sonne à l’interphone pour rentrer chez elle. Dans la première, une voix lui demande : « qui c’est ? » et elle répond innocemment : « c’est moi » et dans la seconde, à la fin, elle ne peut rien répondre du tout. Elle ne sait plus qui elle est.

« C’est moi », c’est qui ? Des images, un moi, des identifications narcissiques, et l’on comprend que pour des adolescentes, il est particulièrement difficile de traverser ce questionnement, d’autant plus que leur narcissisme, en tant que noires, dans ce quartier, dans cette société, et dans cette famille où manque le père, où les garçons font la loi et les mères le ménage, sans rien voir de ceux qui souffrent et vivent dans la maison, est bien en peine de se construire. On saisit donc, dans ce film, ce moment de difficulté, lié à tous ces facteurs à la fois généraux, dus à l’adolescence, et particuliers, liés au quartier et au milieu. Marienne, sans but (n’y en a-t-il donc que scolaire ?), sans goût, sans activité (où est passé le football ?), erre et se perd, ne sachant que faire de son désir (un désir qui s’affirme pourtant à travers son histoire avec Lady, mais également avec un jeune homme qu’elle aime depuis longtemps et qui lui propose de construire quelque chose). Mais bizarrement, elle ne voit là qu’une image, un cliché : une famille qui recommencerait le cycle du non-sens, une femme qui ferait le ménage et n’aurait plus de projet. Qu’est-ce qui fait que le désir et la présence ne suffisent plus ? N’y a-t-il que des images, à construire ou à défaire ? Que reste-t-il quand les images font faillite ?

Il reste un personnage très mélancolique, en quête de soi et en quête de sens, qui croit, comme tout névrosé que la norme existe quelque part et que le bonheur est de l’atteindre (aller en seconde) mais qu’elle est inaccessible, du fait de l’injustice du monde. Cependant, quand cette norme lui est proposée (se marier, avoir des enfants vs « être une pute »), elle la perçoit comme des images sans vérité pour elle, images auxquelles elle n’adhère pas, qui la limiteraient à trop peu, à des clichés, à des histoires déjà connues. Pourtant, elle aime ce garçon qui lui propose le mariage, la dignité d’une vie sociale acceptée par l’entourage. Inversement, son idéal, aller en seconde, n’est en aucun cas, on le devine, l’expression d’un désir d’études, d’un goût pour l’école. Alors que faire ? Où est son désir et de quoi pourrait-il devenir le vecteur ? Marienne reste dans le suspens des images empruntées ou récusées, comme un cintre en quête d’habits dont le film organise le défilé dérisoire et triste.

Mais le cinéma, justement, n’a pour vocation ni de répéter les images, ni d’habiller les acteurs (Romain Duris dans Une Nouvelle amie). Paradoxalement, les grands cinéastes montrent la pauvreté, la déficience des images : Godard, Lang, Antonioni. Il faut revoir Blow up pour s’en convaincre, parce que c’est également un film qui part du narcissisme et des identifications, des images séduisantes et mélancoliques pour aller vers leur destitution et montrer que peut apparaître, sur le réel de la pellicule, quelque chose d’insoupçonné, d’inconnu, qui est la vérité cachée dans l’image et par l’image (le corps mort découvert quand on tire la photo et qu’on l’agrandit — « Blow up » — tellement que ça se révèle, explose. Il faudrait se demander ce qui pourrait se révéler en termes de vérité, dans un film comme Bande de filles, derrière les images et les maquillages. Pour l’instant, je ne vois que les images et leur déshabillage d’où ne résulte qu’un grand dénuement après des jouissances amères.

Cela me pose plusieurs questions. Pourquoi quelqu’un comme Reda Kateb, dès qu’il apparaît dans un film ne produit pas cet effet ? C’est pourquoi j’attends le bien nommé Qui vive ? Avec certains acteurs, le spectateur est tout de suite en face de quelqu’un. Art du comédien ou vraie présence d’un qui s’impose avec toute sa subjectivité, sa créativité, sa parole, à travers les personnages qu’il joue ? Cela signifie que le cinéma aurait à voir avec des présences, même quand il travaille des fictions, des personnages, des effets de surface. Ainsi Spencer Tracy, Tahar Rahim, Mathieu Amalric, Emmanuelle Riva ou Isabelle Huppert, Sandrine Bonnaire ou Katharine Hepburn, seraient irréductibles aux personnages et aux images qu’ils leur prêtent.

Les actrices de Bande de filles, ne sont pas habitées. Mais peut-être l’actrice principale, Karidja Touré, a-t-elle un charisme, une présence, qui résistent à son déshabillage et nous font entrer dans la compassion, l’empathie : on lui croit une histoire (aussi bien comme actrice que comme personnage). Une interview sur internet donne d’ailleurs un aperçu de ses contradictions, entre le cliché fidèle au film qu’elle exprime d’abord, et un autre discours, dans un langage tellement différent qu’il ne doit pas être le sien, et qui vient corriger les errements du premier.

http://tempsreel.nouvelobs.com/cinema/20141020.OBS2578/les-4-racaillettes-de-bande-de-filles-chez-sephora-t-es-black-tu-te-fais-suivre.html

D’où l’idée qu’il vaut mieux parler de soi que parler pour les autres. Pour se débarrasser de l’exotisme (expression de la domination même quand il est fasciné) et de la réduction de l’autre à des images (aliénation) ne faut-il pas tout simplement laisser parler cet autre : Sembene Ousmane, Souleymane Cissé, Abderrahmane Sissoko, Rachid Bouchareb, etc. ? Les grands acteurs auraient cette capacité à parler pour eux-mêmes, d’eux-mêmes, y compris lorsqu’ils jouent un personnage. C’est pourquoi Godard dit quelque part, je crois, que Le Mépris est un documentaire sur Bardot ou À bout de souffle, un documentaire sur Belmondo.

Les filles du film (personnages de fiction et actrices réelles) sont entrées dans la fiction de Céline Sciamma sans parler leur propre discours, incarner leur histoire. Le spectateur ne peut voir ces jeunes filles que comme des images, des victimes de l’aliénation, parce qu’il reste extérieur à leur histoire, ou parce qu’elles-mêmes, dans le cas de Marienne, dont on connaît un peu plus le contexte de vie, reste extérieure à cette histoire. C’est peut-être le problème du personnage, peut-être celui de l’actrice, peut-être celui de la réalisatrice qui construit l’image de personnes au nom desquelles elle parle mais qui ne sont pas elle et qu’elle a rencontrées, sans vivre, peut-être, leur histoire de l’intérieur. Devant un tel vide, je préférerais que ces jeunes filles fassent leur film ou bien que Céline Sciamma parle d’elle-même.

Que veut nous dire Céline Sciamma de sa propre histoire, de sa vie en banlieue, de sa féminité ? Peut-être ce récit-là parlerait-il davantage et amènerait son cinéma à trouver un langage personnel. N’est-ce pas en se situant au cœur de sa propre histoire qu’elle pourrait nous donner à lire celle des autres, comme rencontre (ratée, possible, en souffrance) avec soi et avec l’autre ?

Étrangement, les jeunes de Chante ton bac d'abord (film de David André) n’ont pas ce problème d’image (même si certains, encore adolescents, ont un narcissisme fragile). Ils sont eux-mêmes, racontent leur histoire d’une façon ludique et très créative, dans un documentaire/fiction, œuvre collective et pleine de confiance. Ils ont des désirs et des ambitions, des rêves, ils travaillent, parlent, se rencontrent. Un détail : ils sont tous blancs. Mais sans doute, dans les lycées, de Boulogne comme d’ailleurs, il n’y a pas beaucoup de noirs et de Maghrébins ! Ils se sont arrêtés à la troisième.

Cette comparaison m’incite à penser qu’il faudrait se demander comment l’aliénation et le racisme conduisent à poser en termes d’image ce qui relève plutôt du désir, de son impossibilité ou de sa possibilité, en fonction des inégalités sociales et des contextes familiaux.

Finalement, je ne sais pas s’il faut mener cette guerre des images qui n’aboutit qu’à l’aliénation ou au dénuement. Bien sûr, il était indispensable de dire « black is beautiful », mais il est encore plus nécessaire de chercher ce qu’il y a au-delà de l’image et qui est du désir d’être. C’est quand il écrit Cahier d'un retour au pays natal qu’Aimé Césaire se met à exister, ce n’est pas dans une nouvelle image — il en déconstruit la vanité — c’est dans son langage dont il nous laisse l’énigme à méditer : « la langue maléfique de la nuit dans son immobile verrition ». Là est le véritable « diamant noir ».