"CLINIQUE DE L'AMOUR" à propos du film de Benoit Jacquot :"au fond des bois"

Au fond des bois Benoit Jacquot

CLINIQUE DE L’AMOUR

Gérard Wajcman

On connaît la petite histoire qu’Hitchcock raconte à Truffaut, du scénariste qui avait des idées formidables la nuit, en dormant, et qui, ayant réussi un soir à en noter une, retrouve au matin un papier sur lequel est écrit : Garçon tombe amoureux d'une fille.

Quand on voit un film comme Au fond des bois, ce n'est pas la malice de la blague d'Hitchcock qui frappe, plutôt qu'elle dit simplement la vérité simple du cinéma : Garçon tombe amoureux d'une fille, c'est l’idée formidable du cinéma. Comme si, avec le crime, il avait été inventé pour ça, pour montrer comment un garçon et une fille se rencontrent, s'observent, se tournent autour, se contournent, se détournent, se touchent, se prennent, se trouvent, se ratent. Toujours la même histoire de notre humanité irréparablement coupée en deux. Un art aura été créé pour observer l'étrange chorégraphie des sexes, le ballet universel et universellement changeant de nos pas de deux. Pour faire l'inventaire infini des figures de l'amour. C'est la formidable idée du cinéma. A la fois séminale et inépuisable, parce que dans l'espèce humaine, à la différence du règne animal, en amour, il n'y a pas de règle, il n'y a que des exceptions. Dresser le catalogue des exceptions semble être une tâche du cinéma. Peut-être pour qu'on s'oriente un peu mieux, ou un peu moins mal, dans les désordres de l'amour.

Tiré d'une archive judiciaire de la fin du XIXème siècle, on dira que Au fond des bois raconte un cas. Mais la notion est aussi bien clinique que juridique. Dans cette histoire, juriquement, le cas est celui d'un suborneur. Mais en matière de clinique ? Une fille subjuguée par un garçon. C'est l’idée formidable du film. En même temps, on pourrait aussi bien dire : un garçon subjugue une fille. Alors, lui, elle, qui est le cas? Et cas de quoi? Subjuguée ? C'est une maladie ? C'est quoi, subjuguer ? C'est la question qui arrête Benoît Jacquot.

Au fond des bois, est un film sur le pouvoir de l'amour, sur l'amour comme pouvoir. Et sur la puissance qu'y exerce le regard. Finalement, c'est par le regard qu'on subjugue. Le pouvoir hypnotique du regard. Benoît Jacquot garde manifestement en tête que le cinéma est né la même année que la psychanalyse, en 1894, l'année aussi de la radiographie : il filme comme aux rayons X les regards, les visages, les corps, en cherchant entre les corps le secret de ce qui les aimante et les attache l'un à l'autre. Mystères du magnétisme. Mais, né avec Freud, pour Benoît Jacquot le cinéma semble du temps de l'hypnose. C'est sans doute pourquoi il est l'arme la mieux affûtée pour approcher ce que c'est que subjuguer : un regard pour regarder les regards. Au fond des bois est un grand film d'amour, c'est-à-dire qu'il est un grand film sur le regard et les mystères de son pouvoir.

Comme dans toute histoire d'amour, Au fond des bois commence par une rencontre. Mais pas par un échange, Et leurs yeux se rencontrèrent. Tout commence par le regard d'un garçon sur une jeune fille de dos. Blanche parmi les femmes en noir qui montent vers l'église, il la regarde. Mais, blanche parmi les femmes en noir, c'est elle qui fait regard. De celui qui va séduire, exercer sur la jeune fille une sorte d'envoûtement, et qui ira en prison pour cela, on pourrait dire aussi bien qu'il est, à cet instant, lui-même envoûté par une fille, de dos. Subjugué.

Juridiquement, le cas est clair, mais entre un garçon et une fille, qui exerce un pouvoir, qui subjugue qui ? Le garçon, vagabond fruste et fascinant, secret, silencieux, aux gestes mystérieux ? La fille comme hypnotisée, magnétisée par le garçon, sa victime ? Pourtant, sans un mot, sans un geste, sans même le vouloir, elle a ce pouvoir de susciter en lui ce qui ressemble à une passion extrême. Quelle est la cause de l'amour, qui est captif de qui en amour ? Le film est habité par ces questions.

L'histoire se passe dans un coin reculé de la Savoie juste française, dans la seconde moitié du 19ème. Epoque et lieu remarquables, se sont produits là des événements étranges et considérables, aujourd'hui oubliés. Dans les années 1860, la commune de Morzine sera en effet le théâtre de la dernière grande possession démoniaque en Europe, et, pour les médecins aliénistes, de la première grande épidémie hystérique des temps modernes. Une possession, avec diables, sorcières et exorcistes, surgie du fond des âges sous le ciel de la science et de la raison. Ce clair-obscur de l'étrange et des Lumières baigne le film de Benoît Jacquot, mouvant entre médecine et sortilèges, passion et possession. On a le sentiment que les ombres mêlées de Charcot et de Dreyer se glissent Au fond des bois. Mais c'est comme si l'histoire entre ce garçon étrange venu d'ailleurs et cette fille de médecin savoyard était une façon de regarder au microscope, en gros-plan le phénomène d'une possession dont l'importance a mobilisé à l'époque les plus hautes autorités du gouvernement, de la Faculté, du clergé, jusqu'à l'armée. Au fond des bois serait l'histoire d'une épidémie à deux. Mais toute histoire d'amour n'est-elle pas une épidémie à deux, l'histoire d'une possession ?

Au fond des bois raconte une histoire d'amour : Garçon tombe amoureux d'une fille. Ce qu'on y apprend ? Que toute histoire d'amour est un suspens hitchcockien. Sans réponse. Jusqu'à la prochaine fois.