Almodovar, La piel que habito

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Synopsis : Depuis que sa femme a été victime de brûlures dans un accident de voiture, le docteur Robert Ledgard, éminent chirurgien esthétique, se consacre à la création d’une nouvelle peau, grâce à laquelle il aurait pu sauver son épouse. Douze ans après le drame, il réussit dans son laboratoire privé à cultiver cette peau : sensible aux caresses, elle constitue néanmoins une véritable cuirasse contre toute agression, tant externe qu’interne, dont est victime l’organe le plus étendu de notre corps. Pour y parvenir, le chirurgien a recours aux possibilités qu’offre la thérapie cellulaire. Outre les années de recherche et d’expérimentation, il faut aussi à Robert une femme cobaye, un complice et une absence totale de scrupules. Les scrupules ne l’ont jamais étouffé, il en est tout simplement dénué. Marilia, la femme qui s’est occupée de Robert depuis le jour où il est né, est la plus fidèle des complices. Quant à la femme cobaye…

Almodovar, La piel que habito

Je ne vais pas vous inciter à aller voir un film d’Almodovar puisque nous sommes sans doute nombreux à guetter la sortie du dernier opus du grand cinéaste, comme du dernier Woody Allen ou Martin Scorcese, Herzog, Wenders ou Godard. Ne me reprochez donc pas de dévoiler la fin. Si vous n’avez pas vu le film, ne lisez pas ceci. Si vous l’avez vu, vous pouvez y retourner. Car le plaisir est encore plus grand la deuxième fois. Ce qui prouve que tout le bonheur d’un film n’est pas dans le suspens et les mystères d’une intrigue, même si cette dernière est particulièrement alambiquée et que la chute en fait le prix, tandis que la tension parfaitement conduite par un musicien digne d’un Hermann (le compositeur de Hitchcock), tient le spectateur jusqu’au bout en alerte. Donc, mon propos est plutôt post opératoire. C’est une petite réflexion qui m’est venue après le film.

Un caméléon

Certes, les films d’Almodovar sont une mine pour tous ceux que la psychanalyse intéresse. Que de fantasmes et de situations nouées, de fictions qui, malgré (grâce à) leur fantaisie, nous parlent et nous touchent : mères, frères, « labyrinthes du désir », enchevêtrement d’Eros et Thanatos, désir de toute-puissance et impuissance, questions d’identité sexuelle, sensualité exacerbée, amours impossibles, calvaires du deuil, de l’enfance souillée, « mal éduquée », passions. D’où le sous-titre de ce nouvel opus, ironiquement suggéré dans une séquence dramatique : Vera Cruz. Tout Almodovar surgit dans ce jeu de distanciation. Il crée une tension, dans une très belle séquence, et lance une grosse blague en même temps, avec ce clin d’œil au cinéma hollywoodien et au western ; et il est vrai que ça tire beaucoup, dans ce film, avec une série de duels, comme autant de pics de l’action. En même temps, le personnage se définit non seulement comme Vera, la vraie, mais comme la vraie croix, le vrai calvaire et la véritable passion d’un christ (de la transsexualité ?) : Vicente. On peut également entendre la vraie Cruz, clin d’œil supplémentaire, à l’actrice, Pénélope Cruz, avec laquelle l’actrice qui joue Vera Cruz (la fausse Pénélope) a un air de famille. On est partagé entre l’envie d’éclater de rire et le sérieux de la scène. Il arrive même que des instants pathétiques soient piqués d’humour et de ce mauvais goût almodovarien, celui de Luci, Pepa y Bom : la scène des dilatateurs est particulièrement désopilante, malgré l’air glacé de Berto et l’angoisse palpable de Vicente. La jouissance est ainsi toujours distanciée, complexe, dans cet écart entre le grotesque, l’improbable, la plaisanterie de carabin, et le tragique, l’amplification des sentiments et des symboles, les jeux de la fiction et les interférences du réel cinématographique.

On est tout de même un peu désemparé par ce film si foisonnant, dont l’intrigue est lourde, parfois peu vraisemblable, avec un prologue mal cousu au reste, des retours en arrière et des séquences qu’un encart ou un noir séparent/réunissent. Submergé par tant d’idées et d’images, on ne sait plus par quel bout prendre tout ça et j’ai même eu le sentiment d’une virtuosité un peu vaine. L’esthétique, comme toujours chez Almodovar, est extrêmement hétérogène, entre une telenovela brésilienne qui assume un rythme, une qualité d’image, un scénario, très stéréotypés, et des séquences d’une grande beauté plastique, s’enrichissant de références artistiques très variées, du baroque italien à Louise Bourgois en passant par le surréalisme. La scène du découpage et de l’aspiration des robes, dans laquelle la caméra prend, littéralement de la hauteur, ou les scènes de voyeurisme dans lesquelles cette caméra arpente un corps sculptural disposé dans un cadre pictural, ponctuent un film très composé plastiquement. Almodovar brasse, assume tout ; la « pellicule » qu’il habite est indéfinissable, aussi fine et tendre que la peau de l’héroïne, aussi dure parfois, puisqu’elle est censée être plus résistante que la peau naturelle, couverte de lambeaux d’autres films, discontinue et recollée. Ce n’est pas une pellicule en 3D mais un film naturellement, si l’on peut dire, ou artisanalement plutôt, transgénial, et transgénérique, réceptif à toutes les influences et à toutes les lumières, le rouge du feu, façon gitane, le blanc et le noir façon zen, les robes à fleur, les néons et miroirs. Tout l’habille et le déshabille, véritable caméléon au-delà de la question d’identité et de genre : je suis une peau, semble-t-il nous dire, à laquelle on ne donne même pas de nom. C’est un film du temps des colleuses, on l’imaginerait fait patiemment, à la main, comme la sculpture de Vera, à partir de lambeaux découpés aux ciseaux, puis mis bout à bout, à l’instar de Vera elle-même, faite de morceaux de peau ajustés par le sculpteur-chirurgien, Berto.

Pourtant et malgré certains propos tenus dans un entretien, Almodovar ne crée pas des êtres sans histoire, sans arrière-plan. De même que le film est truffé de niches, effets de cadres dans le cadre, tiroirs et monte-plats, images dans le miroir, reflets et écrans, fenêtres qui sont autant de découpes et de trous, mais également d’arrière-fonds, de doubles-fonds dans la perspective, chaque personnage a une histoire, même assez succincte, racontée par la mémoire-mère et par le cinéaste.

Vera est elle-même un palimpseste, plutôt qu’une pure peau : deux histoires en une, une peau sur une autre dont l’une ne nie pas l’autre. Lorsqu’elle dit : je suis Vicente après avoir dit : je suis la Vera Cruz, elle affirme que la nouvelle peau ne peut contredire l’identité originelle et historique. Elle est, du reste, un transsexuel inverse, puisque celui-ci aurait clamé depuis toujours, dans le corps de Vicente : « je suis Vera », tandis que celle-ci persiste, dans son corps de femme à déclarer : « je suis Vicente ». Sans doute est-elle irréversiblement double.

La femme est l’avenir de l’homme

Le film, avec son prologue, devient cohérent dans une interrogation sur ces identités en mouvement, comme une illustration de ce que Deleuze et Guattari appelaient un devenir : devenir animal de l’homme, à travers le personnage du tigre de carnaval (moment de l’instabilité et de la réalisation des pulsions), devenir chat de Vera la féline, dans son habit d’Irma Vep, devenir vampire du généticien buveur de sang, vivant dans le noir lorsque sa femme, Gal, est entourée de bandelettes, devenir femme de l’homme, dans le destin de Vicente.

Si la femme est l’avenir de l’homme, c’est dans ce sens inattendu. On croirait que tout le film est fait pour parvenir à accréditer cette idée, cette image : la femme que vous voyez là, si belle, si fine, si féminine, est un homme. Et cet homme transformé, Vicente, réalise en quelque sorte deux femmes à lui seul, l’épouse de Berto, Gal, morte et ressuscitée par lui, dont il porte le visage et le nom, et Norma, la fille de Berto qu’il remplace également pour le médecin fou-pygmalion, comme dans un échange sang pour sang, jeunesse pour jeunesse. Au-delà d’une vengeance longuement mûrie, savamment programmée, le chirurgien réalise un fantasme d’une rare intensité, créant un homme doublement femme qui devient son amant/maîtresse/fille et fils.

Le film introduit ainsi dans la relation apparemment normale entre deux corps différents, le trouble qui consiste à savoir que cette femme est un homme. Ce que nous voyons n’est pas ce que nous savons. Une homosexualité latente s’insinue donc sous les apparences de l’hétérosexualité (d’où la question, sans doute : veux-tu que je le fasse par derrière ?). C’est pourquoi voir le film une seconde fois est tout à fait jubilatoire, car on revoit des images qui prennent un nouveau sens, comme cet étrange double portrait de Vera et Vicente qui était passé inaperçu à la première vision. On ne « voit » plus du tout les corps de la même manière (dès les images du générique), quand on sait… Ce que le spectateur, dès la première fois saisit, bien sûr, rétrospectivement, réinterprétant tout ce qu’il vient de voir.

De façon amusante et incongrue, la relation homosexuelle se continue lorsque Vera-Vicente retrouve enfin celle qu’il courtisait au début du film, Cristina, la vendeuse, presque sœur, qu’il souhaitait voir porter une petite robe à fleur et qui l’a envoyé promener : tu n’as qu’à la porter toi-même, disait, ironiquement, celle qui n’aime pas les hommes. Le film réalise l’injonction : Vicente devenu femme revient avec la petite robe sur le dos. Mais alors, pense le spectateur, peut-être que maintenant, Cristina qui aime les femmes est enfin accessible ! Nouveau couple, inverse, qui, d’une apparente homosexualité, recouvrirait une hétérosexualité latente. Ironie des apparences et des images. C’est évidemment révéler ce que chacun a pu éprouver de sa propre dualité qui fait qu’un couple hétérosexuel contient de l’homosexualité, il ou elle étant pour une part, un peu masculin, un peu féminin, et qu’inversement, un couple homosexuel peut s’avérer plutôt contrasté dans les corps et les caractères.

Mais surtout, grâce à ce tour de passe-passe qui fait de Vicente Vera, ou l’inverse, l’image devient ce que le fantasme veut bien en faire et une belle femme peut-être vue, de façon troublante comme un homme. C’est beaucoup plus audacieux que la situation du transsexuel de Talon aiguilles qui vivait le fantasme d’être une femme dans un corps d’homme en mutation hormonale. Dans La Piel que habito, on voit une femme et c’est un homme. C’est le spectateur qui est dans le fantasme et qui interprète l’image, confronté à ses propres projections, de même que Hitchcock confrontait le spectateur à ses propres désirs de meurtre dans Psychose ou dans Marnie, Fenêtre sur cour, etc. Le réalisateur n’a pas montré le couteau sous la douche, mais tout le monde le voit, parce que le fantasme le produit. Ici, des couteaux, il y en a, au contraire, beaucoup, à tel point que l’on fantasme intensément une émasculation qui n’aura pas lieu (non l’opération de Vicente, mais l’émasculation de Berto le viril tortionnaire). Le plus souvent, Almodovar joue à accumuler les images les plus innocentes. À la limite, il ne montre rien, il n’y a rien à voir. De longues séquences, rythmées comme un thriller, ne cadrent que des boutons, des éprouvettes, des gestes d’analyse biologique, un parking, une poche de sang extrêmement ordinaire, des machines métalliques qui n’ont rien de terrifiant, un homme qui va et vient, met des gants en caoutchouc et une blouse stérilisée. Et ça fait peur. Les fantasmes revêtent ces objets indifférents de violence virtuelle, de récits atroces, d’appréhensions et d’angoisses qui ne demandent qu’à s’y coller.

Ailleurs, le réalisateur a l’intelligence de ne pas montrer ce qui pourrait être précisément violent, insoutenable, corps émasculé de Vicente, suggéré et occulté. Une seule image est terrible, celle, si rapide, imprévisible, du cou tranché. Est-elle la métaphore des autres images que nous n’avons pas vues ? Les viols et pénétrations, obscènes, sont filmés avec distance, sans pathos ni horreur. La vraie terreur est presque toujours le fruit de l’imagination du spectateur, manipulée par le réalisateur, le compositeur, dans une tension de film d’horreur, à partir d’objets plutôt neutres. Le cinéaste semble nous renvoyer à nous-mêmes et à nos démons, à nos désirs voyeurs et sadiques, frémissants de toutes les images déjà là (dans la collection des films, des clichés, de la littérature, des rêves collectifs). À partir de ces images/fantasmes, manipulés, le réalisateur déplace le désir et la peur, les suscitant là où on ne les attendait pas. Justement là où l’image lisse se fend, se coupe, où le masque tombe, révèle une histoire abominable. Il y aurait lieu de s’interroger sur le statut et le sens de ces « images », parfois visuellement terribles, littérales, qui surprennent le spectateur par une violence imprévue, ou à l’inverse, images longuement mises en scène comme effrayantes, alors qu’elles sont « visuellement » vides, indifférentes. Ce film bourré d’images en tous genres joue de ces régimes différents, affirmant tantôt que seule l’histoire, seul le sens, donnent à voir, tantôt que la beauté plastique, la littéralité visuelle sont à l’œuvre.

De la mère toute au créateur tout-puissant

La femme est donc l’avenir d’un homme qui accepterait son devenir-femme, pour obtenir les faveurs de celle-ci. L’homme, viril, ou animal, n’est qu’un violeur plus ou moins sophistiqué. Avec lui, la relation homme/femme est toujours violente et ratée, vouée à l’impuissance ou à l’infamie. La triade mère/deux fils, qui est morbide et sauvage, s’inverse donc en triade mère/deux filles, dans une construction qui prend la mère en icône, dans les cadres et les niches, en arrière-plan, entre deux êtres qu’elle protège et aime sans partage. La mère, sans homme, est elle-même l’incarnation du ratage du couple. Elle s’illustre plutôt en sainte vierge, toujours dévouée à son enfant prodige. L’image ultime est donc comme une apothéose, réunissant mère et filles, dans une féminité absolue qui inclurait de la virilité masquée, recouverte d’une peau douce et fine, d’une voix suave, transcendée. L’altérité ne serait-elle supportable qu’au prix de cette assimilation ? Suspens.

Cette apologie de la féminité est d’autant plus étonnante que la femme trahit, ment, abandonne. Même la mère, assez virile, du reste, dans la version de Marisa Paredes, est dangereuse puisque, par ses maladresses, elle introduit la bête dans la maison. Elle ne peut être bonne pour tous ses enfants. Elle met au monde le monstre et l’ange, la victime et le persécuteur, symétriquement. Puis elle choisit de n’aimer qu’un enfant, abandonnant l’autre.

Finalement, le film est la seule peau supportable au créateur, créature de fantasmes, machine à rêves, invention d’êtres désirables qui prennent vie, à l’instar de Galatée, sans risquer de décevoir leur auteur père-mère et frère. Du reste, le frère du réalisateur (me semble-t-il) joue un rôle, venant vendre les frusques de sa femme qui est partie ou a disparu. Il a l’air plutôt serein. Comme les frères Coen, Dardenne, Larrieu, les Almodovar font ensemble des tas de beaux petits films sans père ni mère. Dans la fiction, c’est par la fenêtre, métaphore usuelle de la peinture-qui-ouvre-sur-le-monde, que se sont jetées deux générations de femmes, abandonnant le terrain à l’époux-père puissant/impuissant. La fenêtre laisse place à l’écran où le créateur tout-puissant, dans la fraternité réelle et la sororité homosexuelle désirée, projette ses œuvres et ses fantasmes, non sans récupérer l’histoire de la peinture et ses chefs-d’œuvre. La scène se passe dans un dépôt-vente où l’on recycle les vêtements, équivalent de la salle de chirurgie où l’on recycle les corps. Car il n’est pas nécessaire de partir ex nihilo, on peut s’amuser à créer à partir des lambeaux que nous lèguent deux millénaires de peinture, d’histoires et un siècle de cinéma.

Fenêtre, peinture, écran de cinéma, on pourrait se demander ce qui différencie les régimes d’images et de fantasmes. L’écran, qui à l’instar de la peinture, ne se traverse pas, ménageant des effets de profondeur par le leurre, construit des cadres, et laisse au spectateur le champ libre, jouant avec des images vides que celui-ci, sous l’influence du récit et de la musique, va transformer en zones sensibles, fantasmatiques, ou, à l’inverse, le cinéaste compose des images construites, sensuelles, dramatiques, saturées de sens, de références, d’action, de couleur, d’arrières-plans et de jeu scénique, qui imposent les fantasmes du créateur. Entre manipulation des latences et affirmation des formes, le cinéaste est le véritable Pygmalion de notre imaginaire. Le spectateur limite cependant cette toute puissance (eh oui, on est toujours au moins deux !) en acceptant ou non le jeu, se laissant entraîner dans le fantasme ou riant d’un leurre aussi grossier. Almodovar semble avoir prévu, par les effets de distanciation, les deux possibilités.