Inside Llewyn Davis Ethan et Joël Coen

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Ethan et Joël Coen, Inside Llewyn Davis

Si la presse est unanime à saluer le film des frères Coen, il n’en reste pas moins assez mystérieux, son succès même est énigmatique compte tenu d’une grande sobriété tant dans le scénario — peu propice au spectaculaire et sans rebondissements —, que dans une mise en scène économe ou dans la personnalité d’un protagoniste aux antipodes de tout héroïsme.

En réalité, le film est plein d’ombres et de gravité, malgré son humour ou son esprit caustique ; il est d’une grande justesse, sans aucune complaisance dans l’effusion ou l’esthétique ; s’il plaît, c’est sans recourir à de grands moyens cinématographiques et l’on ne sait, en sortant, ce qui en fait le charme. Film sur l’échec, on se demande ce qui le fait réussir, d’autant plus qu’il emprunte, esthétiquement, les mêmes voies que son objet : sobriété, emprunts et répétitions, renouvellement d’une tradition, absence de compromis avec le système et les recettes qui font ordinairement le succès. Ce qui est demeuré pour moi comme une question à méditer, bien au-delà de l’anecdote, tient à ce qu’il propose un regard, ou plutôt une interrogation sur le point de vue. Comment, en effet, observer les déboires d’un supposé « loser », sans le prendre en pitié (choix du mélodrame) ni s’identifier à lui d’une manière paranoïaque et/ou révoltée, en renvoyant la responsabilité de l’échec vers une société incapable de comprendre le génie ? Où se situe donc le point de vue de la caméra ? Où se situera le spectateur ?

Cette question de la place qu’on occupe pour écouter, n’est-ce pas ?

Les frères Coen nous racontent l’histoire d’un « loser », d’un musicien qui ne perce pas, d’un personnage qui tout au long du film va, tel Ulysse, de Charybde en Scylla, sans pour autant que ce personnage, Llewyn Davis, soit ridicule ou pitoyable. Amant abandonné par une jeune chanteuse qui ne cesse de l’injurier, père d’enfants avortés, de chansons méconnues, artiste sans cachets, Llewyn Davis erre. Une longue séquence de voyage filme une route terriblement ennuyeuse, obscure, salement triste. Si l’Odyssée est suggérée par une allusion, à travers le nom d’un chat, Ulysse, qui connaîtra également quelques errances, le ton n’est pourtant pas à l’épopée. L’ancien ou le futur marin qu’est notre protagoniste, fils lui-même d’un illustre homme de mer, n’embarque pour nulle part, ne vainc aucun monstre ou géant, bien qu’il rencontre quelques hommes effrayants : une sorte de géant avec lequel il fait du covoiturage, non sans risques, un certain Grossman (gros plutôt que grand homme ?), manager froid et peu « engageant » dont le nom est celui d’un véritable manager historique, celui de Bob Dylan, paraît-il (premier indice pour ceux qui connaissent l’histoire de la folk musique d’un passage de témoin).

Notre héros n’est pas industrieux, ingénieux, il ne fait pas grand-chose (mais qu’est-ce que ça veut dire ?) même s’il bouge beaucoup, si ce n’est gratter sa guitare et chanter plutôt bien. À part cela, on le voit surtout dormir sur un canapé, ou par terre, conduire ou se laisser conduire, boire un verre, sortir en laissant le chat s’échapper, prendre le métro, se faire tabasser sans répondre. Le personnage hante des bureaux minuscules, des couloirs, des salles ombreuses, vides, des arrière-cours, il erre dans le labyrinthe. Il n’en sortira pas, du reste, les tentatives d’échappée échouant, nous ramenant inexorablement à la case départ sans qu’un fil quelconque permette de dessiner un projet, une trajectoire.

Le film est donc une anti épopée et le héros un anti héros.

D’ailleurs, nul retour n’est envisagé et Pénélope n’attend pas : elle a changé d’amant et de partenaire. La fidélité n’est pas ce qui la caractérise et même, on ne sait pas trop s’il faut la croire lorsqu’elle attribue la paternité d’un enfant à Llewyn. N’a-t-elle pas couché avec le cynique patron du club de folk par faiblesse, pour obtenir le droit de se produire, comme on l’apprendra plus tard ?

En revanche, la répétition caractérise le périple de Llewyn et la structure d’un film en boucle. La sortie du chat, le retour chez les protecteurs, la bagarre dans l’arrière-cour du club se reproduisent, de telle sorte qu’on se demande parfois si Llewyn a rêvé ou s’il passe réellement deux fois par les mêmes événements. Le spectateur ressent ces répétitions comme le signe d’un enfermement, de la maladresse et du ratage.

Mais qu’est-ce que le ratage après tout ? Le film interroge précisément ce double mystère du succès et de l’échec : pourquoi Bob Dylan, par exemple, avec un timbre beaucoup plus difficile que celui de Llewyn et un répertoire en partie identique, va-t-il percer ? Pourquoi Llewyn et un certain nombre d’autres chanteurs sont-ils inconnus ou méconnus ? Car si le film organise malicieusement l’échec de Llewyn, sorte de Buster Keaton de la folk qui laisse les chats et les contrats lui filer entre les jambes, il n’en montre pas moins le charme de ce personnage maladroit et surtout le talent de l’artiste. Les passages où Llewyn chante et joue de la guitare sont séduisants. Le spectateur ne se dit pas que Llewyn est mauvais et qu’il mérite son échec ; on ne s’ennuie pas, je crois, à entendre telle ou telle ballade. Les plans du personnage, lorsqu’il chante, sont très beaux, très picturaux, avec une ombre dense et très peu de lumière, à la Rembrandt, sur le visage, les mains, le micro. Les chansons sont données en entier, avec un respect, une écoute chaleureuse, tout près, cadrées serré de telle sorte que le contexte, le regard de l’autre (par exemple celui du manager sceptique) disparaît. On entend également une musique sans maniérisme mais sans facilités non plus, avec des passages de tonalités, des accords imprévus, qui mettent un peu de nouveauté dans ces airs populaires. On en vient à se demander ce qui justifie qu’on l’appelle « loser » et qu’il n’ait pas réussi une grande carrière.

Ne faut-il pas être deux pour fabriquer un échec et le public n’est-il pas également responsable de cet échec, parce qu’il va vers la facilité, dans certains cas (Peter Paul and Mary) ou vers le déjà connu ou des arrangements de confort ? Le manager déclare ainsi, après une belle ballade du temps jadis chantée d’une façon très épurée, radicale : « on ne va pas gagner beaucoup d’argent avec ça ».

Cependant, les personnages qui représentent le social, cet environnement qui, peut-être, est responsable de l’échec, ne sont pas présentés comme particulièrement odieux : Jean, le manager, l’agent, le patron du club, semblent avoir donné sa chance à Llewyn. Les metteurs en scène les filment avec une certaine objectivité, saisissant leur sévérité (la sœur), leur réalisme obtus (le manager), leur cynisme (le patron) ou leur brutale rationalité (les patrons de navigation et des syndicats). Tous ont leurs raisons, ils appliquent une loi, des règles, des conventions, voire obéissent à Llewyn (la sœur ayant jeté le carton de vieilleries où se trouve la licence indispensable pour embarquer ou le manager acceptant de donner 200 dollars tout de suite, contre un renoncement aux droits d’auteurs, pour une chanson qui sera un tube, etc.). Si le film pointe une intransigeance, certaines formes de corruption ou d’incompétence (voir monologue d’Hamlet), c’est sans caricaturer les uns ou les autres : Llewyn est toujours à contretemps, fait des choix radicaux ou des erreurs, se heurte à un monde aux lois duquel il ne se conforme pas.

Ainsi, l’insuccès devient une chose assez mystérieuse et complexe, que l’on peut aussi bien attribuer au hasard, aux circonstances, à l’aveuglement des autres, tout autant qu’à l’artiste et à sa névrose. Pourquoi y verrait-on, par conséquent, un « loser », avec cette sévérité qui caractérise ce mot de même que notre terme français de « raté », comme si l’on était méprisable pour ses échecs et que ceux-ci ne pouvaient renvoyer qu’à la nullité ?

Car qui juge Llewin ? Un manager cynique, un vieux producteur inepte et sans moyens, une sœur agressive qui semble avoir repris le rôle de la mère absente, etc. C’est Jean, enfin, la femme sévère et traîtresse, dont on saura qu’elle s’est laissée corrompre pour « réussir » et traite Llewyn de « loser », lui crache son mépris à la figure. Mais c’est en esquivant sa propre responsabilité et sa trahison. Llewyn le lui fait remarquer, « il faut être deux pour danser le tango » ou pour faire un enfant. De même faut-il être deux, sans doute, pour rater une relation père/fils, celle entrevue dans une scène très tendue où l’on sent à la fois la trace d’un conflit, d’un impossible, entre les deux hommes, et le désir de Llewyn d’apaiser une relation, de donner ce qu’il peut.

Le spectateur est-il du côté de Jean, du père, des marins qui appliquent les règles d’embauche et font payer licence et carte du syndicat sans transiger ? Il pourrait bien être embarrassé car les metteurs en scène semblent lui montrer avec une certaine objectivité le personnage aux prises avec les obstacles et ses propres maladresses ou contradictions, comme s’il devait lui-même juger, par exemple s’il est bon, s’il chante bien, s’il mérite ou non de réussir, d’être embauché, d’avoir sa chance avec Grossman ou avec Jean, d’émouvoir son père, etc. En même temps, les cinéastes désignent à travers les autres, le monde dans son hostilité, sa corruption, sa violence, son incompréhension. Comment donc regarder ? De quel point de vue peut-on suivre le personnage ? Ne pourrait-on, du reste, juger aussi bien du film que du chanteur de folksong ?

Car les frères Coen ont une esthétique bien proche de leur personnage et c’est de cette manière qu’ils l’accompagnent. Ils font un cinéma droit, sans fioritures, avec beaucoup d’ombre, des décors sans faste, des plans dessinés comme avec des aplats de nuit dans lesquels se modèle un visage, des routes ennuyeuses et un scénario sans arrangement, sans effets. On se demande si un producteur n’aurait pas pu leur déclarer : on va pas faire beaucoup d’argent avec ça !

Le film ne cherche pas à être malin. La caméra est à hauteur d’homme, sans prendre de hauteur, les plans moyens favorisent des face-à-face où personne ne domine (on n’est pas dans « Citizen Kane »). On pourrait même évoquer des « maladresses ». Ainsi, le duel dans la cour sombre peut apparaître comme maladroitement filmé (absence complètement irréaliste de marques, malgré l’intensité de coups dont le choc est amplifié par une prise de son expressionniste qui les rend percutants et secs), mais c’est sans doute par un effet d’humour et de désinvolture, un refus de l’horrible ou du pathos au service d’une signification plus allégorique. La scène revient, changeant de signification, comme un motif de rêve. De telle sorte qu’elle oscille entre réalisme et fantastique. Quant au voyage en voiture, long et ennuyeux, avec des personnages étranges, il ne sert à rien du point de vue narratif, les personnages étant abandonnés à leur sort après cette rencontre de hasard. Mais le road movie s’est toujours nourri de ces personnages épisodiques, de ces rencontres improductives mais pittoresques qui créent un imaginaire (du cinéma, de la chanson populaire).

En effet, le film, comme les chansons folks recycle des éléments et nous interroge sur la tradition (musicale, cinématographique, littéraire). Comment faire du neuf avec du vieux, se demande-t-on : « une chanson très vieille, répète Llewyn, et qui n’a pas une ride ! »

L’art, dans le fond, entretient un rapport bizarre avec la névrose, en ce qui concerne la répétition. On reprend, on réécrit, on repasse par les mêmes motifs. Cela produit du malaise, du mal-être, mais également des refrains, des structures narratives et poétiques.

Cependant, si on exagère, cela ne marche plus, soit que trop de répétition donne l’impression d’usure, de facilité, soit que l’attachement au passé devienne absurde : l’épisode de la vieille chanteuse irlandaise en est peut-être une illustration.

En effet, si l’on n’avait pas compris le sens de la bagarre qui oppose Llewyn à un personnage tout en noir, qui l’attend un peu traitreusement dans la cour du club, on découvre, la deuxième fois que cet homme est le mari de la chanteuse irlandaise que Llewyn a insultée. Cet épisode produit donc une mise en abyme du film car Llewyn regarde cette femme comme le spectateur regarde Llewyn. Là encore, on peut se demander de quel point de vue observer : la femme âgée qui se présente en blouse, avec sa harpe celtique, mal coiffée, attifée, est assez pitoyable il est vrai. Cependant, comme Llewyn, elle chante avec sincérité (ou essaie de chanter car il l’interrompt) une très ancienne ballade et il aurait pu montrer une certaine solidarité à son égard. Or, il ne se reconnaît pas dans cette musicienne et l’insulte, lui reprochant d’être archaïque et sans séduction, ridicule et démodée. En quoi son interprétation de la ballade du roi Henry est-elle différente, plus sexy (puisque ses insultes misogynes placent le débat sur ce terrain) ? Quelle est la bonne dose de tradition et d’innovation, dans la musique ou dans le cinéma qui permet de supporter la répétition, de transformer le vieux avec succès, en nouveau film ou en nouvelle chanson, à moins de sombrer dans le ridicule, la caricature, ou le muséal, le témoignage ethnologique ? Jusqu’à quel point peut-on être authentique ?

Comment répéter de même, dans sa propre vie un certain nombre de schémas, d’épisodes, de parcours, repasser par les mêmes portes, les mêmes gens, pour finalement comprendre quelque chose et en faire du neuf, transformant ce qui aurait pu demeurer obsessions et tics ? Ainsi, la scène de la bagarre est répétée utilement puisque nous en comprenons le sens la seconde fois, tandis que la fuite du chat est un acte manqué sans utilité, une répétition plutôt symptomatique, au même titre que les avortements, par exemple.

Cette répétition névrotique n’est pas sans rapport avec le retour de motifs cinématographiques, comme si les cinéastes assumaient ce caractère ambigu de la répétition et de la tradition. Ils ont l’air de faire un film de genre, un road movie, presque un western à certains moments, avec duel et chapeau de cow-boy, ou un film noir, avec route, toilettes, overdose et police, etc. Mais les motifs sont en fait déplacés, variés, de même que le chat rapporté par Llewyn n’est plus le même. Par une ironie comique, Llewyn est celui qui fait d’un chat une chatte (« où sont ses couilles ? » s’écrie la propriétaire), tandis que les cinéastes transforment la matière empruntée, répétée, en autre chose : un film des frères Coen.

Loin de refaire un biopic sur le chanteur découvert par Lomax ou Ry Cooder, ou un western ou un road movie, ils transforment la matière : personne ne signe de contrat mirifique, Llewyn demeure méconnu, le duel est ignoble, sans que la victime ait le temps de comprendre ce qui lui arrive ou d’envoyer le moindre coup, l’histoire du couple à trois, au temps des sixties, années de libération, est tout à fait minable, le film noir, le biopic ou le road movie ne vont nulle part. Les frères Coen prennent un genre et l’amènent ailleurs ou mêlent les genres de sorte que personne ne s’y reconnaît.

Le film défait donc les scènes possibles plutôt qu’il ne les remet en scène. Ça a l’air d’une scène de cinéma et en même temps ça ne sert à rien pour le scénario ou le personnage, la scène se répète, change de signification, devient allégorique et mystérieuse. Le familier se déconstruit et devient étrange et poétique.

La répétition est également au cœur de la folk musique puisqu’on y reprend sempiternellement des thèmes très anciens. Toutefois ils peuvent renaître, prendre un sens nouveau, s’enrichir d’accords inattendus ou d’un détour qui les éclaire. Ainsi le « Hang me » du début n’aura pas la même signification à la fin du film car la chanson s’est chargée d’une histoire et d’une nouvelle émotion. De la même manière, la scène de la bagarre, reprise comme un refrain, n’a pas le même sens la seconde fois. Elle a un double effet : elle rend le film plus étrange parce qu’on ne comprend plus le déroulement chronologique, on ne sait pas si on est revenu en arrière ou si quelque chose se répète, et cependant, elle rend plus clair quelque chose, on comprend le sens de cette bagarre par laquelle le mari venge sa femme, la vieille chanteuse irlandaise insultée par Llewyn. La répétition névrotique se révèle donc utile. Elle finit par donner du sens et à déplacer les motifs soit vers le gag, soit vers la poésie. Elle devient outil de construction formelle et échappe à la pure maladresse.

On peut donc imaginer que les frères Coen ont quelque affinité avec leur personnage qu’ils regardent avec une objectivité un peu dure, comme s’ils le laissaient se débattre, avec son air mal peigné et mal habillé, mais avec une empathie suffisante pour faire apparaître son talent, ses vertus, son honnêteté, par exemple. Ainsi, son échec se justifie par un mépris du « carriérisme » qui peut apparaître comme une naïveté, un faux prétexte, voire une rancœur déguisée à l’égard de ceux qui, autour de lui, ont réussi ; on peut également y voir de la rigueur, une éthique. On peut également s’abstenir de juger et laisser ouverte cette énigme, cette complexité faite de bonnes et de mauvaises raisons, de déni, d’inconscience, de rationalisation et de vraies révoltes, d’impuissance et de volonté, tout cet écheveau de motivations obscures et d’une histoire intime qui sans doute se mêlent « Inside » Llewyn Davis, dans cet intérieur auquel nous n’avons guère accès et que nous ne faisons que deviner.

Finalement, le film est une belle réflexion sur la filiation et la névrose et l’on aurait tort, sans doute, de se mettre à la place d’un manager impitoyable ou pervers plutôt qu’à celle d’un analyste bienveillant, ou de cinéastes à la fois ironiques et indulgents.

La névrose de Llewyn est tout à fait explicite, entre le père difficile, devenu muet, les paternités impossibles, la loi sévère des marins qu’il ne peut respecter malgré ses efforts, et les femmes mal aimées, peu aimantes (l’espèce de mère repoussoir qui joue de la harpe celtique et l’ancienne « partenaire » qui le dévalorise et le traite de « asshole », de triple trou du cul). Llewyn ne parvient pas à être reconnu comme homme, on l’a vu, il transforme les chats en chattes ! Ni fils, ni père, ni mari, que peut-il faire ? Pourtant, sa virilité est plus excessive qu’absente puisque, paradoxalement, Jean lui reproche une super-capacité de reproduction, qu’elle traduit en impuissance. Elle accuse Llewyn de ne pas contrôler ses spermatozoïdes : il lui faudrait trois préservatifs enfilés l’un sur l’autre. Le père impossible est père plusieurs fois, il a même, à son insu, un enfant de deux ans ; ses cheveux, sa carrure, sa voix, témoignent de sa virilité même si, acculé à un duel, il reçoit les coups sans répondre. Par conséquent, si le symbolique est un peu fragile, le personnage est un plus compliqué qu’il ne paraît à première vue. Il échoue tout autant parce qu’il a plus ou trop de quelque chose que parce qu’il en manque, contrairement à l’idée préconçue qui associerait l’échec à une carence.

Alors, pourquoi est-il un « loser » quand d’autres perceront ? Est-ce la fêlure névrotique, le hasard ? Ou bien faut-il des Llewyn qui préparent le public jusqu’au moment où les oreilles s’ouvriront pour un Dylan ? Comment savoir ? Aller « Inside Llewyn Davis », regarder à l’intérieur ? Mais les frères Coen mettent déjà tant d’ombre autour de Llewyn Davis qu’on se demande comment voir « à l’intérieur ». Il est vrai qu’ils ne font que reprendre le titre d’un disque du chanteur qui a inspiré le film, « Inside Dave Van Ronk » (cf. un article très intéressant de François Gorin paru sur Télérama. fr, qui retrace l’histoire du chanteur à partir des allusions égrenées dans le film des Coen). Celui qui se raconte peut aller « Inside » et faire son introspection. En revanche, le regard extérieur, celui du biographe ou du cinéaste, n’en a pas vraiment les moyens. D’où ce regard curieux, intéressé, distant en même temps, réservé, attentif, ironique et tendre à la fois. La caméra ne juge pas. Ce n’est pas elle qui dit : c’est un « loser ». Le cinéaste écoute et réunit quelques éléments significatifs, et pour le reste, il nous laisse approcher un mystère.

L’intérêt du film est précisément dans cet entre-deux d’un regard qui n’est ni celui du personnage autobiographique, paranoïaque ou narcissique, ni celui d’un juge, d’un manager ou d’une femme, ni celui d’un narrateur omniscient qui expliquerait tout. Peut-être est-ce celui de deux frères qui ont choisi précisément pour créer, une position fraternelle. On ressent d’ailleurs que celle-ci fait défaut au personnage et qu’il est résolument dépourvu de tout esprit de solidarité. C’est peut-être le plus surprenant et le plus impardonnable de ses défauts, si ce n’est la raison de son insuccès.

Le paradoxe de ce film est donc bien son succès car les frères Coen semblent, de l’intérieur, accompagner leur personnage, comme s’ils se vouaient eux-mêmes au ratage, en pratiquant leur art en mineur, sans brio. Tant mieux si le public, en l’occurrence, est prêt à les suivre dans une démarche où la beauté et la nouveauté ne viennent jamais de l’ostentation ou de la surenchère mais du dépouillement et de la reprise astucieuse et poétique de motifs anciens. On peut donc transformer la matière même d’un échec en réussite, la névrose en art. Le public est sans doute prêt à entendre les vérités assez amères délivrées par les frères Coen et à apprécier leur esthétique de déconstruction et de décalage ironique. Ceci étant, pas plus qu’un Pete Seeger n’a eu la carrière d’un Sinatra, ils n’ont, au cinéma, le succès d’un « blockbuster ».

PS : Une spectatrice que j’ai rencontrée hier s’est dite déçue par ce film moins « réussi » que les autres, moins brillant et dont, finalement, elle ne voyait guère l’intérêt… Je suis rassurée. C’est bien ce qu’il me semblait !