Caché/montré : De Haneke à Cronenberg

histoire de violence

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De Haneke à Cronenberg : de l'histoire au fait divers.

Qu'est-ce qui distingue un film modestement et énigmatiquement intitulé Caché, d'un autre film, A History of violence, dont la prétention affichée est de nous dire l'histoire de la violence ? C'est que l'un montre la violence de l'histoire à ceux qui ne voudraient pas la voir, tandis que l'autre raconte une histoire de violence pour le plaisir du spectateur.

Le titre de Cronenberg est assez équivoque, car en français, on peut le traduire comme une histoire de la violence ou une histoire de violence, ce qui est un peu différent. Pourtant Cronenberg n'emploie pas le terme « story » mais « history », ce qui fait pencher vers la première traduction où il est bien question de montrer l'histoire de la violence. C'est sans doute en tant qu'elle est cachée que cette histoire existe, et dans les deux films, un passé refoulé, caché, refait surface après des années d'amnésie. Cependant l'approche des deux films est bien différente et c'est dans Caché qu'apparaît véritablement une leçon d'histoire, dans la mesure où Haneke remonte aux sources d'un malaise, réarticule une image présente à des événements passés tout en indiquant comment se transmet cette histoire qui, à n'en pas douter, n'est pas finie.

Le film de Haneke a la complexité d'une analyse et d'une psychanalyse qui aborde une conscience hantée, une mauvaise conscience, en la reliant à un inconscient travaillé par les retours d'une enfance et d'histoires passées. Cronenberg ne va pas si loin, ni dans le passé, ni dans la perspective qu'il arrête dans la dernière séquence, sans qu'on puisse tout à fait deviner ce qui va résulter de cette histoire. Son histoire est très peu historique et montre un processus violent, plutôt qu'une histoire de la violence, car les personnages, pris dans des images, demeurent sans rapport avec des événements personnels ou historiques éclairants. Les images se suivent et ne rappellent que d'autres images (de cinéma surtout). À l'inverse, les images de Haneke sont de qualité et de statut différent : cinéma, vidéo, télévision, fiction, actualité documentaire, reconstitution historique ou archive. De la sorte, les articulations entre les images ou leur télescopage ouvre sur autre chose, entre les images, permettent de saisir des événements, un appel de réalité (comme on dit un appel d'air) qui fait histoire, donne une profondeur et dessine des champs différents. Le film de Cronenberg se cramponne, à l'inverse, au seul champ cinématographique (l'utilisation des images de télévision n'étant qu'anecdotique), et à des images qui ont toutes la même qualité, le même fonctionnement, dans un système d'autoréférence qui enferme le propos. Le film de Cronenberg n'a de passé que les films de gangsters, de même que le personnage qui sort de Scarface ou d'un western peut-être. Cronenberg règle ses comptes avec une histoire de la violence au cinéma (dans le cinéma américain), dont il continue, en fait, le mode de production et la jouissance ; il ne fait pas, dans son film, d'histoire de la violence.

On n'a pas très bien parlé du film de Haneke, et quand je l'ai vu, après avoir lu des articles, je n'ai pas reconnu le film. J'attendais une sorte de thriller qui allait me mettre mal à l'aise, me faire peur, me plonger dans l'angoisse. Or, ce n'est pas du tout ce qui s'est passé. J'ai été entraînée dans une enquête-portrait autour d'un personnage mal à l'aise, plongé dans l'angoisse et peu sympathique, qui jusqu'au bout refusera de s'engager dans ce terrible chemin qu'avait suivi Œdipe, la révélation de la vérité, de sa propre vérité, dût-il en être la première victime désignée. J'ai été moi-même moins mal à l'aise qu'intriguée, attentive et révoltée, abasourdie par certaines images d'une grande violence et surtout convaincue qu'une vérité se disait là, avec beaucoup de justesse quant à l'inconscient et quant à l'histoire d'un pays.

La question de l'image, certes, est au centre du film, cette image narcissique que le personnage veut maîtriser, donner de lui-même, en étant impeccable. Cet homme de télévision contrôle sans cesse son image et l'intrusion d'images volées, non contrôlées, dans son univers, l'inquiète assurément. On sent, même au début, et c'est peut-être là le plus intéressant, que même si ces images ne révèlaient rien, demeuraient vides et insignifiantes (allers-retours, entrées-sorties), elles seraient déjà insupportables. D'une part en tant que dispositif potentiellement menaçant et forcément troublant d'espionnage, de voyeurisme, et d'autre part immédiatement dans le soupçon que quelque chose pourrait apparaître. On sent que les images ne peuvent rester vides et que leur existence à elle seule enclenche une inquiétude et une culpabilité. Chacun sait peut-être qu'il a quelque chose à cacher, aussi innocent soit-il, aussi lisse soit l'image. C'est un sentiment profond, sans doute antérieur à toute faute, à toute dénonciation. Il est déjà intéressant qu'un image insignifiante, mise dans un certain dispositif, devienne dangereuse et produise du malaise. C'est déjà une image du moi confrontée avec une image d'autrui, qui laisse supposer un écart, un leurre, qui ne demande qu'à se manifester.

Les images venues de l'anonyme espion vont destabiliser, inquiéter la famille, puis comme s'il ne pouvait en être autrement, révéler quelque chose. Elles construisent un parcours qui va de la maison d'enfance à la mère, aux souvenirs déplaisants, au secret de cette enfance, à l'immeuble d'un témoin gênant de ce douloureux secret et à la résolution tragique de toute cette histoire. Et voilà l'image lisse et parfaite, coupée, cadrée, du moi de notre intellectuel bourgeois et homme de télévision, toujours en représentation, qui se fissure. Le retour du refoulé est une déflagration. Qu'importe la vraisemblance technique, qu'importe l'agent véritable de cette intrusion d'images : elles sont là, incontestables, prises dans un processus de remémoration, dans l'association d'idées et d'images, propres à l'inconscient au travail. Elles sont la vérité de l'inconscient et si le film ne révèle pas leur origine factuelle, leur origine profonde est claire. Certaines ont le statut des vidéos indiscrètes, d'autres sont des souvenirs et rêves du personnage, d'autres font partie de la fiction au présent, toutes s'imbriquent dans le film avec leurs niveaux, leur dramaturgie, leur grain différents, s'articulant cependant autour du travail de la mémoire et de l'enquête. On a l'impression de pénétrer dans ce labyrinthe réel et mental ouvert par l'image du couloir d'hlm que l'on va peu à peu explorer, procédant par métonymies et retours, pas de côté et impasses.

Ce qu'il y a de très puissant dans Caché, c'est que l'inconscient y est le lieu de convergences, non seulement entre toutes ces images et tous ces temps, mais surtout entre une histoire individuelle : celle d'une enfance et de ses jalousies, de ses souffrances, et de ses caprices, et une histoire collective : cette enfance au temps de la guerre d'Algérie ne peut être indemne de la guerre, de ses misères et de ses hontes. Ce n'est pas seulement une allégorie qui ferait d'une histoire individuelle le symbole de l'histoire de la France, le refoulement de l'un étant l'image du refoulement de l'autre. Le film montre plutôt littéralement et concrètement l'articulation des deux histoires, comme cela se passe dans les familles. L'analogie et la contiguïté (métaphore et métonymie) se nouent.

Tous les inconscients et toutes les histoires personnelles trouvent à se déployer dans des histoires collectives, guerres, crises économiques, contextes culturels et sociaux qui leur donnent un matériau lui-même réactif aux histoires personnelles et aux structures psychiques. C'est un mouvement dialectique qui fait, par exemple, que l'abstention (forcée) des hommes à la guerre 39-45 a pu déstabiliser complètement les hommes d'une génération, par rapport à la génération des pères qui avait « fait Verdun ». Les femmes leur ont bien fait payer cette carence et les fils ont fait 1968 dans un mouvement de révolte à l'égard de ces pères discrédités (ceux qui n'avaient pas été résistants) et pour se positionner autrement, quant à eux, dans l'histoire. Cela n'exclut pas d'autres déterminismes, politiques, sociaux, économiques , mais les facteurs familiaux se nouent aux autres, travaillant les individus et les sociétés. L'histoire engendre des histoires familiales et les histoires familiales font retour sur l'histoire collective.

Ce que cache la France de son passé colonial et raciste, le personnage joué par Auteuil le cache également, lui qui s'est trouvé au cœur de cette histoire ou qui a vécu son histoire au cœur de ce drame historique. En est-il plus coupable ou plus innocent ? Il n'était alors qu'un enfant et ceux qui ont pris les décisions autour de lui, sans doute assez lâches (empêchés peut-être) pour ne pas résister aux caprices et aux exigences d'un enfant, ou pour escamoter les responsabilités de la France vis à vis des Algériens, sont-ils plus coupables que lui. La loi et le symbolique ont fait là défaut, pervertis dans le collectif et dans le privé. La tragédie qui se joue ensuite, et qui fera d'un ouvrier algérien l'éternel bouc émissaire de la mauvaise conscience française est atroce. C'est une espèce d'assassinat programmé, dans un aveuglement et un entêtement absolus. On en veut moins au personnage de son passé que de son incapacité à reconnaître, dans le présent, la vérité. Son aveuglement et sa culpabilité exigent qu'il construise une fiction plus ou moins plausible qu'il nourrit, allant au bout de sa logique pour se disculper. Ce que le spectateur a compris, le personnage ne voudra jamais le reconnaître, préférant oublier, prendre des somnifères pour endormir sa mauvaise conscience, déniant ce que son inconscient tente de lui faire savoir. Le cachet répondra au caché, prolongeant une amnésie voulue.

Ainsi le film de Haneke montre sans concessions que la dénégation d'une histoire qu'elle soit personnelle ou collective (les deux étant liées) continue à faire des victimes innocentes, les coupables continuant, malgré les symptômes, à dominer l'image et le faux-semblant. Des sentiments coupables et somme toute excusables d'un enfant, la famille, les institutions, ont contribué à faire une injustice, mais c'est le déni, le refus de reconnaître la vérité refoulée qui fonderont un crime. L'enquête donne en fait une chance au personnage de devenir adulte, en assumant son passé et en dépassant l'histoire de l'enfant. Mais il reste, à l'âge adulte, un enfant gâté, il préfère truquer l'image plutôt que d'entendre et de voir ce qui le dérange. Il deviendra un vrai coupable, un assassin passif, sans davantage assumer cette nouvelle faute. L'angoisse liée à un sentiment de culpabilité (éventuellement infondé, vague, originel) finit par fonder un véritable crime et une culpabilité réelle. Il me semble que Freud montre cela dans Malaise dans la civilisation.

À la fin, le corps du personnage, dans toute sa réalité humble et peu valorisante est montré, comme si les apparats étaient tombés. Mais cette nudité que donne à voir le réalisateur n'est qu'un leurre, encore un décor, puisque le personnage résiste dans la dénégation dont il se drape et sauve les apparences. C'est une image ambiguë dans laquelle un corps nu (qui n'est plus symbolique de la vérité) se cache (sous les draps et le sommeil). La chair sans parole, abrutie par les médicaments, s'opacifie, devient épaisse, n'abrite plus d'humanité signifiante. La chair est le refuge fermé sur soi d'une image et non un corps humain vivant d'une parole et d'une reconnaissance de l'altérité.

L'image de Haneke est une mise en relation de différentes images, dont la source est plus ou moins reconnue. Mais la source est peut-être moins importante (bien qu'on se demande toujours qui a fabriqué les cassettes) que la circulation des images toujours déjà là, dans un inconscient prêt à les accueillir et dans la transmission aussi bien latérale que verticale. Le fils sait, sans savoir, beaucoup de choses et semble continuer à s'imbriquer dans l'histoire de son père (par son mal de vivre, par la rencontre avec le fils de l'Algérien). La fabrication des images est parfois montrée : le présentateur coupe, remonte, trie. Mais surtout, les images sont mises en relation, s'insérant l'une dans l'autre : ainsi dans une sorte d'inquiétante étrangeté, l'image du couple discutant encadre une image d'informations télévisées qui révèle la continuation de la guerre à d'autres niveaux, ailleurs. Les deux personnages sont de part et d'autre de l'image d'histoire qu'ils ne voient pas, comme si elle les coupait, les séparait, tandis que les sons se mêlent. Ils sont en quelque sorte divisés par l'Histoire, pas du même côté. Mais on peut également penser que cette histoire traverse leur couple, s'inscrit dans leur dialogue ou l'impossibilité de leur dialogue. Le film démonte ainsi plusieurs niveaux d'images et de son, les encastrant ou les désencastrant, pour faire voir ces jeux de miroirs narcissiques qui ne laissent pas de place au tiers, et singulièrement à la parole, mais se laissent diviser, pénétrer en filigrane, à l'insu des mois, par des bribes d'autres images, d'autres discours, qui font irruption, qui manifestent peut-être cet Autre qu'il faudrait reconnaître, qui est là mais qu'on ne voit pas, n'entend pas.

L'une de ces bribes qui font éclater le miroir, celle de la mort de l'Algérien, porte la violence absolue vers laquelle converge le film. Elle nous surprend, se jette sur nous, comme une image de cauchemar, elle tranche. Sa violence nue, organisée par la victime elle-même qui se donne à voir, saute aux yeux. Elle nous ouvre les yeux comme le rasoir inaugural du Chien andalou. Entre sacrifice et scène de boucherie, elle rappelle la scène du coq au cou tranché d'une séquence antérieure, là encore, dans un lien métaphorique et logique, une mort découlant des enjeux impliqués dans la première mise à mort. Cette image est à accepter dans sa brutalité, comme vérité de l'Histoire. Elle horrifie, glace, ne fait pas jouir. S'impose plutôt, comme un devoir, la nécessité d'y faire face. Saurons-nous la légitimer, la reconnaître ou continuerons-nous à refuser la vérité, dans un drame qui manque le tragique, un drame sans catharsis parce que le personnage refuse de payer le prix de sa responsabilité ? Dans une telle configuration, le spectateur n'est guère soulagé au dénouement, il reste noué et angoissé, de même que les Français face à une histoire qui n'a pas été assumée en mémoire et en acte et qui reste oppressante pour tous.

Sans doute le dénouement de A History of violence ne produit-il qu'un soulagement très approximatif, le retour du père mort-vivant au foyer ne faisant guère illusion. Toutefois, la structure dramatique est davantage de celles qui provoquent catharsis et jouissance, dans une dépense d'adrénaline du spectateur identifié au personnage agissant. À l'inverse du film de Haneke, il me semble que le film de Cronenberg porte assez mal son titre, bien prétentieux. De la violence, certes, il est question, mais bien peu d'histoire. De cette violence, il est même fait étalage, dans un scénario assez astucieux qui monte en quelque sorte un processus, un engrenage de violence, à partir d'un quotidien banal, paisible, lisse, celui que le truand dénoncera comme la fausse semblance du rêve américain : une petite ville, une petite maison, une petite famille, beaucoup de stéréotypes qui semblent assurer le bonheur à tous, le bonheur de tous. Là encore, le retour du refoulé ne tarde pas à faire exploser les apparences. C'est la force du film.

Des tueurs font irruption dans le café tenu par Tom Stall qui se défend, libérant une soudaine violence et une habileté inattendue dans le meurtre. Son passé d'ancien tueur qui a renoncé à ce premier destin, errant trois ans dans le désert, tuant, dit-il, ce Joey qui l'habitait jusqu'alors, pour devenir Tom, remonte à la surface. À partir de cette irruption, tout bascule, les scènes initiales de refus de conflit ou de paix sont rejouées sur un mode violent. Le fils qui refusait de se battre, avec intelligence et humour, cède aux provocations et frappe le garçon qui « le cherchait », le mari et la femme se battent et la scène d'amour comique et tendre du premier tableau est reprise avec brutalité et haine ; les meurtres se succèdent : le père recherché par un gang doit payer pour ses anciens crimes, son propre frère le poursuit et tente de lui régler son compte.

Que nous raconte ce film ? Que nous dit-il de l'histoire de la violence ? La violence naît de ce qu'elle était déjà là, elle ne fait que revenir. Est-ce un destin auquel on ne peut échapper ? La construction en diptyque tend à suggérer que la violence d'abord masquée, refoulée tant bien que mal ne peut qu'éclater. Le fils qui a triomphé vaillamment de sa propre violence et de celle du provocateur, finit par être submergé par la haine. Il libère cette violence retenue dans un acte d'une grande brutalité, filmé avec réalisme (les coups, le sang, les blessures) et peut-être avec une certaine jouissance. Le père, en contrepoint, n'est-il pas identiquement en train de refouler sa vraie nature ? Que signifie alors l'explosion de violence par laquelle passe le film et qui fait tuer au personnage trois puis cinq ou six gangsters, avec la plus grande virtuosité ? Docteur Jekyll et Mister Hyde, le héros a deux visages et le cinéaste joue à décomposer la face de son personnage, tantôt le lisse Tom, tantôt le terrifiant Joey, escarpé comme une falaise, rouge, l'œil fixe, dévoré par la violence, hideux. Est-ce une vérité universelle ? Nous sommes tous (ou peut-être les hommes sont tous) doubles, hantés par les pulsions violentes. Mais alors quel est le sens de ce parcours accompli par les personnages, père et fils ? Est-ce un parcours initiatique ? Faut-il en passer par la violence (l'explosion pulsionnelle) pour rentrer au foyer et connaître la véritable paix, avec soi-même, avec les autres ? Qu'en est-il d'un adolescent qui a tué d'un coup de fusil dans le dos, un truand qui menaçait son père ? Qu'en résultera-t-il pour lui ? Apparemment, la vie continue, il grandit.

Je ne sais pas du tout si cette dramaturgie a un sens ni quel est ce sens. Ce que je perçois, c'est d'abord un contraste très fort entre les niaiseries du début et la puissance des scènes violentes, comme si, tout de même (ou est-ce moi qui suis perverse ?) la violence donnait un peu de force et de piment à tout cela. Ainsi, la scène d'amour initiale dans laquelle les adultes jouent aux adolescents est assez pénible. Certes, elle n'est pas dépourvue de sensualité, entre tendresse et humour, mais c'est tout de même un peu ridicule et laborieux. La scène qui lui fait pendant, où le couple se bat puis fait l'amour dans l'escalier, entre viol et désir, haine et érotisme, est davantage susceptible d'être associée à la jouissance, du couple et du spectateur. Quant aux scènes de tuerie, elles relèvent du film de gangsters, avec explosion de bruit, de gestes, rapidité d'exécution, virtuosité du combat, c'est pure jouissance.

Qui plus est, le scénario du film permet de mettre en scène une violence exclusivement en situation de légitime défense, donc toujours justifiée. On ne pourrait reprocher à ce pauvre Tom de s'être si bien défendu. Devait-il se laisser tuer par pacifisme ? Les personnages et le scénario font dès lors l'économie d'une loi sociale de toute évidence dérisoire, comme un décor de cinéma, un accessoire usé et impotent qui s'incarne dans le shérif. De toute évidence, on ne peut se défendre qu'individuellement, personnellement, en duel (même s'il est à trois ou à cinq, mais il y de beaux précédents comme Le Bon, la brute et le truand). La justice est immédiate, sans détours, toujours dans le feu de l'action, irrécusable malgré les moyens violents dont elle se sert. Lorsque le fils tue le gangster ou règle son compte au provocateur, on a envie de le féliciter pour son courage et la justesse de son acte. On ne peut trouver légitime la gifle donnée par le père pour sanctionner cet acte. Cette claque est le geste violent le plus aberrant, le plus inacceptable du film, parce qu'il méconnaît la situation du fils et la pertinence d'un acte d'affirmation de sa dignité et de son droit à l'autodéfense. Ainsi la violence est jouissance, spectacle, passion, pulsion universelle et un moyen de s'affirmer dignement. Alors, histoire de la violence ou éloge de la violence ?

Faut-il en conclure qu'une part de violence (la bonne) est à assumer ? Que trop de calme relève du faux-semblant, du refoulement d'une chose prête à traverser les surfaces et à transgresser les lois ? Mais alors quel déferlement de violence !

L'entretien avec Richie, le frère, nous révèle que la violence est née d'une rivalité, dès le berceau. L'aîné a tenté d'étrangler le petit frère et a pris la pire volée de sa vie. Il ne lui a jamais pardonné. Ainsi l'histoire de la violence remonte à toute enfance. Soit, la psychanalyse y trouve son compte ! Mais si la violence s'inscrit dans les pulsions et l'histoire infantiles comme un universel, cela peut dessiner un fait de structure, une génétique, pas une histoire, cela donne une vision bien simplifiée et de la psychanalyse ainsi réduite au repérage de structures très sommaires, et de l'histoire psychique, coupée de tout contexte social, historique, et même familial, dans sa complexité. Le film de Cronenberg embarrasse car s'il semble dire quelque chose d'irréfutable : la violence naît des conflits infantiles, c'est une pulsion universelle et indestructible, il n'inscrit pas ces vérités du phénomène dans cette perspective véritablement historique qu'il revendique. Pour qu'une dimension historique apparaisse, on ne peut se contenter de synchronie ni d'analyse génétique, il faut prendre en compte les facteurs qui donnent des formes différentes aux phénomènes selon le temps, l'époque, la société, la famille, et tenter d'articuler des traits de structure avec des réalités extérieures, modulables, qui en expliquent l'émergence, la transformation ou le dépassement. Pour écrire une histoire de la violence (sociale, politique, familiale), il faut peut-être penser la violence de l'histoire.

Dans A History of violence, la violence, sui generis, pulsionnelle, n'est nullement nouée aux matériaux dont elle se nourrit dans la réalité quotidienne. Elle demeure, par conséquent, de l'ordre de la pulsion et de l'hybris héroïque, de la folie de ces personnages hors la loi qui ont toujours hanté l'imaginaire américain comme marginaux dangereux et fascinants. Elle s'inscrit dans les individus et les gangs plutôt que dans une logique socio-historique. Elle se donne à voir finalement dans l'évolution des genres, comme si le drame psychologique moderne et petit bourgeois laissait reparaître le western qui est le fondement caché de la société américaine, comme la rivalité fraternelle serait le fondement de la violence des individus. Bref, la répétition est à l'ordre du jour plutôt que l'histoire, dans une structure figée, tandis que la représentation se donne pour la réalité socio-politique. L'Amérique ne fait que jouer : les Américains jouent aux adolescents, au papa et à la maman, aux cows-boys, au rêve américain, etc. Dans ce contexte, l'histoire n'existe pas parce que c'est toujours la même histoire. La figure éternelle du gangster et du cow-boy revient dans la figure du père tranquille, l'Amérique ne change pas, clivée entre aspiration au bonheur petit-bourgeois et désir de liberté hors-la-loi. Le film en fait la synthèse presque utopique : on peut défendre son bonheur de petit bourgeois en se servant des méthodes d'un gangster. Il ne semble pas que dans ces logiques binaires, beaucoup d'histoire se soit infiltré. Mais l'Amérique est un mythe.

Je trouve le propos de ce film bien peu consistant pour tout dire, même s'il prétend faire une histoire de la violence. Dans une Amérique de clichés, de cinéma, quelques lieux communs symbolisent ce qu'on connaissait déjà : le snack, la maison individuelle, le château des gangsters, avec quelques personnages incontournables : le shérif, un cuisinier bon garçon, un tueur dandy, une épouse dévouée et sexy, etc. Il y a même Shirley Temple ! C'est plutôt une histoire du cinéma américain, (bien que Cronenberg soit Canadien) qu'un film d'histoire ! Ces personnages évoluent sans contexte politique, social, historique. Lui, vient du désert (comme un cow-boy) elle, n'a pas quitté l'Amérique du dernier téléfilm. Personne n'est, dans ce film, en relation avec l'histoire passée et présente d'une Amérique des Noirs, des minorités, du chômage, des ghettos, des violences urbaines, de la guerre en Irak, par exemple.

Certes, le film est bien une histoire violente, une histoire de violence, mais certainement pas l'histoire d'une violence qu'il maintient isolée comme pulsion, sans la relier aux histoires des personnages et du personnage principal, à celle de la collectivité historique qu'elle traverse, menace ou soutient. S'il y a de l'inconscient ici, c'est une mécanique aveugle et sans relation avec les multiples déterminants qui entourent, nourrissent, désarmorcent ou stimulent ses images et ses dynamiques. Processus sans sujet ni fin, la violence est ici peu intelligible, son sens fait défaut, elle fait jouir, en revanche, beaucoup plus que la paix des ménages qui apparaît bien niaise.

Dans cette dramaturgie, la catharsis va au bout de la crise entre déferlement et apaisement des émotions. Tout revient à l'ordre, dans un gris un peu inquiétant, mais éclairé par une petite fille qui donne place à son père comme si elle était légitimée et que l'acte (viril) du père permettait à chacun de reprendre son rôle, dans un univers que les femmes, sans doute, ont vocation à domestiquer. Faut-il s'étendre sur les significations symboliques de la dernière séquence ? Cherche-t-on à montrer que le père et la mère sont infantiles (ils jouent aux adolescents, se laissent déborder par la violence) tandis que leurs enfants sont déjà adultes (le fils très mûr dans sa gestion de la violence, la fille en petite femme à la fin du film) ? Et où va ce parallèle ? Tout est-il ordre ou perversion, après le passage de la violence ? Les « furies »  sont-elles apaisées et se transformeront-elles en Euménides ?Une fois de plus, on ne sait pas ce qu'il y a à comprendre.

Je me souviens de la fin apaisée de La Fureur de vivre, un film qui s'attache à définir la virilité et à la dénouer de la violence, faisant l'histoire d'une époque décrite avec une précision sociologique autant qu'anthropologique. Les flamboiements de la violence étaient analysés dans un contexte de défi, de virilité et de morbidité que devait dépasser un héros aux prises avec la défaillance paternelle. Il y avait là une véritable histoire de la violence et une méditation magnifique sur ce qui en elle fascine, sur la défaillance du symbolique qui la nourrit et la nécessité de reconstruire du symbolique pour devenir homme (vir et homo). Des actes et des paroles donnaient du sens à cette tragédie somptueuse. Il est difficile aujourd'hui d'écrire une telle tragédie car les résolutions nous semblent idéalistes ou mensongères. La lucidité teintée de cynisme de Haneke est plus appropriée à une époque où Œdipe prendrait du lithium ou du prozac pour continuer à régner et où la répression est la seule façon de se défendre contre les remontées de l'histoire. Et si le film de Cronenberg, quant à lui, tient à croire encore à la résolution de la crise, ce n'est que dans un leurre, en prorogeant la mise en scène d'un spectacle dépouvu de sens, un fait divers violent tout au plus, sans profondeur historique ou symbolique. La fin n'a tout simplement pas plus de sens que le reste.

Certes, Cronenberg nous montre la pulsion violente à l'œuvre, incontournable, il nous invite à la reconnaître. Mais après ? Comment s'humanise-t-elle ? Comment les histoires sont-elles aux prises avec cette pulsion et l'inscrivent-elles dans leurs réussites et dans leurs échecs, dans les inégalités sociales, les luttes et les guerres, les conflits familiaux et les filiations ? C'est-à-dire comment la violence fabrique-t-elle de l'Histoire et comment, à l'inverse, cette Histoire des existences humaines prend-t-elle forme comme violence ? C'est là ce qu'on aimerait apprendre dans une « histoire de la violence » et qu'on apprend chez Haneke plutôt que chez Cronenberg. Est-ce parce que les Européens ont une véritable conception de l'histoire (de ses silences, de ses lacunes et de ses violences), tandis que le continent américain ne parvient pas à se regarder dans une perspective historique ? On a l'impression que l'Amérique petite bourgeoise et presque exclusivement blanche de Cronenberg n'a de mémoire que cinématographique et ne pense la loi que par rapport aux hors la loi, en termes de tout ou rien, de fascination et de peur. Il n'y a pas là d'ouverture sur une réalité historique complexe qui demanderait d'autres images et d'autres dramaturgies : celle d'un Gus Van Sant sur la violence de Colombine, vision à la fois effarée, énigmatique, qui ose appréhender un incompréhensible, bien au-delà des systèmes binaires de pensée ; celle d'un Huston ou d'un Nicolas Ray qui entraient plus profondément dans les rapports entre image narcissique (imaginaire) et symbolique (la parole qui introduit de l'Autre et organise des niveaux de sens).

Ce qui est « caché » dans le présent, nous dit Haneke, c'est de l'Histoire et c'est le déni même de cette Histoire qui fera surgir plus de violence. Écrire l'histoire de la violence c'est donc révéler cette violence de l'histoire (comme rapports sociaux, politiques) qui fait irruption dans le présent, avec la croyance sans doute bien idéaliste, que la reconnaissance d'une vérité quant à la violence de cette douloureuse histoire (celle qui continue à opposer les Français et les Algériens, par exemple) pourrait éviter qu'elle ne prenne précisément une forme violente (racisme, crimes, règlements de compte). Ce n'est certainement pas raconter, à la manière de Cronenberg, une histoire de plus sur l'éternelle violence du Far West.

Dominique Chancé. Novembre 2005.