Antony Gormley à Bordeaux, l’homme nu.

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Cet été, l’art contemporain fête, à Bordeaux, la « grande vitesse ». En réalité, la plupart des artistes et des commissaires d’exposition ont à peu près ignoré la nouvelle ligne de la SNCF, et ont pris leur temps. Quelques œuvres somptueuses de Richard Long prennent place à l’hôtel de ville, au grand théâtre et à l’espace Saint-Rémy, outre les installations pérennes du CAPC, sans aucun souci des accélérations et des liaisons ferroviaires : la mémoire, les cairns, les paysages minéraux, ancestraux, le poids des stèles et la lenteur de la contemplation installent, au contraire, dans des lieux fermés leur étrange lévitation ; des grapheurs ont peint de nombreux murs, dans le quartier de la gare et ailleurs, plus inspirés par l’urbain et le train — mais ils avaient déjà la vitesse et les locomotives dans leurs bombes ; à la base sous-marine, où il se passe toujours des choses intéressantes et graves, le chant des baleines et un énorme éléphant suspendu intriguent, immémoriaux, lents, sombres, monstrueux et opaques comme de grands signes. Daniel Firman a disposé un néon à l’entrée : « something strange happened here ». C’est le moins qu’on puisse dire. À la base sous-marine, lieu d’histoire et de mémoire tragique, il s’est passé des choses et il est pertinent que l’artiste comme le spectateur arrivent après, non pour saisir l’événement, le spectacle, mais pour surprendre le mystère d’une trace, scruter dans les ombres du grand monument et de ses alvéoles miroitantes, le fantôme de ce qui s’est passé, autrefois et que l’on ne peut que commémorer sans le saisir vraiment : les éléphants sont morts dans leur cimetière, les baleines font entendre un chant solitaire et profond, les lumières soulignent le poids de l’obscur. Le titre « Black whole for whales » joue de façon très suggestive — entre les langues — sur le trou que serait le black « hole » de la base sous-marine et le tout (« whole ») que la nuit des baleines et des animaux presque préhistoriques, un tout à jamais perdu, y feraient pressentir.

L’opéra propose une exposition dans tous ses salons, autour d’œuvres très contemporaines et toutes intéressantes, tandis qu’une installation brillante d’Aurélien Bory, spectacula, que j’avais vue à Nantes, il y a deux ans, éclaire les sièges du théâtre d’une manière astucieuse et ludique tout autant que suggestive et profonde. Aurélien Bory inverse, en effet, la situation théâtrale et nous propose de regarder, depuis la scène, les sièges éclairés qui apparaissent et disparaissent, de façon répétitive et en même temps infiniment variée, par groupes ou par unité. Debout sur scène, dans l’obscurité, on observe donc le mouvement paradoxal de fauteuils vides et fixes, formant presque une chorégraphie lumineuse. C’est le monde du théâtre à l’envers. Le terme « spectacula », choisi par l’artiste renvoie à l’idée de miroir (aux alouettes, aux illusions du théâtre ?) ou de dispositif permettant d’observer. Nous sommes, en quelque sorte, regardés par ce que nous regardons d’habitude, observant le lieu d’où, ordinairement, nous voyons les spectacles et leurs éclairages sculptant les images. L’œuvre n’est pas seulement à contempler, elle sert à renverser les perspectives, les hiérarchies, elle est un instrument d’optique. On s’arrête et l’on regarde, fasciné et surpris par la beauté et l’invention, le mystère d’une installation qui jongle avec toutes les oppositions et inverse les pôles. On ne sait pas tout à fait ce que cela signifie mais on sent que cela pense.

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Mais ce sont les hommes d’Antony Gormley qui, partageant notre quotidien, suscitent le plus d’interrogations et de réactions. Certes, les grandes expositions qui se déploient dans toute la ville sont toujours particulièrement spectaculaires et impressionnantes, parce qu’on vit avec les œuvres pendant plusieurs mois ; elles redessinent la ville, ses perspectives, nos propres parcours ; tout est métamorphosé et les œuvres — anneaux de Venet, sphères de Plensa —, sont de véritables « spectacula », aussi bien appareils d’optique qui nous font regarder et percevoir autrement notre environnement et nos propres attitudes, qu’objets de spectacle.

Les œuvres de Gormley sont simples, minimales, dépouillées, presque discrètes. Ce sont des statues d’hommes (masculins, sexués) nus, « grandeur nature », dans une position très neutre, posées sans drame ni grand geste, les bras ballants, offertes avec candeur et naturel, si on peut dire, sans posture, sans exhibition. Mais c’est précisément cette simplicité qui dérange et attire, parce qu’elle est à la limite de l’art et met à nu le corps presque trop vrai que l’on croise.

La première fois que j’ai aperçu la sculpture (que je croyais alors unique), j’ai été très gênée et même en colère. Je croyais qu’il s’agissait d’une de ces personnes qui peintes en doré, s’immobilisent au coin d’une rue et feignent d’être des statues. Je trouvais qu’il fallait vraiment être dépourvu de toute dignité — ou vraiment culotté ! — pour se montrer nu au milieu d’une place, fixe et sans aucun apparat, pour gagner quelques pièces de monnaie. Non seulement l’immobilité — dans une posture qu’on imagine douloureuse — me révolte comme un supplice que l’on s’inflige, mais la nudité excédait encore ma capacité à supporter ce masochisme exhibitionniste.

Plus tard, en découvrant le second, puis le troisième (ils sont vingt) corps nu, j’ai compris ma méprise et ma perception a changé. Cependant, je demeurais troublée par ce si faible écart entre la nudité réelle d’un homme dans la rue, que je trouvais insupportable et la nudité de cette sculpture si proche d’un homme véritable, par sa taille et son réalisme, que je pouvais maintenant accepter, parce qu’elle devenait artistique quoique si peu sublimée. Car les statues de Gormley, très peu idéalisées, très peu stylisées, entretiennent un léger malaise, rappelant de façon très troublante un véritable humain, banal, qui se trouverait là, dans la rue, tout nu. Elles manquent de sublime, de narration, ces attitudes théâtrales ou abstraction qui sont associées au geste et à la présence artistique, si bien que les gens, sans doute embarrassés autant que moi, les habillent, les peignent, s’en emparent pour les travestir, les maquiller, les dramatiser, les revêtir d’une histoire, en faire les personnages qu’elles ne voulaient pas être.

Deux grosses pièces rondes, cependant, qui dépassent des omoplates, des fesses, des seins et des cuisses, introduisent une petite variante, comme si ce personnage pouvait être un mutant, ou un objet qui aurait des anses, garderait un souvenir d’outil, un reste d’ailes peut-être, des organes extrahumains, quelque chose comme un prolongement ou une trace qui le distingue de nous et nous libère, nous permet de voir un être d’une autre nature. C’est ludique et mystérieux, comme un peu de fiction, un signe véritablement artistique qui suscite l’interrogation et l’imagination.

Le personnage ne s’offre pas dans une relation de séduction ou d’érotisme. Il ne cherche pas à être beau ou sensuel, il est juste présent. Loin des attitudes et des grâces du discobole ou de tel ou tel éphèbe, il est donné à voir sans s’exhiber, et l’on sent que Gormley a voulu donner à ce corps une présence aussi pure, aussi dépouillée que possible, sans connotation érotique, sans attrait ni répulsion, sans projet visible. De la sorte, le personnage n’est ni un objet ni tout à fait un sujet, mais une présence compacte, énigmatique, et enfermée sur elle-même, potentiellement offerte, les mains écartées, le long du corps, comme pour ne rien prétendre, n’aller nulle part, être juste immobile, dans l’attitude de quelqu’un qu’on mesurerait le long d’une porte, bien droit. Il s’agit bien de « mesure », du reste, car nous nous mesurons à lui, nous nous mettons à côté de lui, évaluons sa taille, surpris d’être à peu près semblable, il nous représente et nous nous sentons très proche. Il donne en outre, en plusieurs lieux, la mesure du paysage, son échelle plus ou moins humaine.

Les bras ballants, frontal, sans geste pour cacher un pénis très visible, ou se mettre en valeur, sans expression ni projection, accueillant à l’inverse, notre regard et nos sensations, ces statues prennent, selon leur position dans la rue, la raideur d’un homme gêné qui masque son embarras, essaie d’être naturel, ou demeure simplement debout, indifférent, cherche à rester digne, peut-être, et se laisse prendre en considération en même temps. Toutes les statues semblent identiques bien que chacune, dans son environnement, soit unique, et qu’on pourrait lui prêter une expression, un air, une attitude légèrement différente. Le paysage, l’espace autour modifie notre perception, selon que nous croisons cet homme au milieu d’une rue fréquentée, au centre d’une place, dans un coin, sur un toit, très haut, sur la margelle d’un pont. C’est un effet très intéressant que cette variation de la sculpture, non par ses propres traits, ses attitudes, mais par le simple fait d’être posée ici ou là, le paysage, la situation, l’entourage lui conférant de nouvelles significations et même de nouvelles expressions que l’on croit deviner, interpréter.

Antony Gormley Bordeaux

À certains endroits, ces statues sont poignantes, exprimant toute la solitude d’un homme, absolument seul, au milieu des gens, dans une nudité totale, physique et métaphysique. Ailleurs, il provoque et fait scandale, peut-être comme un homme qui crie qu’il va se jeter du haut d’un hangar. Au milieu d’une place qu’il ne traverse pas, restant là, il interroge notre indifférence, ou suscite notre amitié, notre compassion (c’est pourquoi certains l’ont habillé, sans doute). Pourquoi l’a-t-on costumé, d’ailleurs, de façon souvent carnavalesque ? Était-ce pour le tourner en dérision, et l’art contemporain avec lui ? A-t-on voulu masquer ce pénis trop voyant, aussi gênant que dans la véritable nudité, lorsqu’il n’est encore signifiant de rien, ni du désir, ni d’aucun sentiment ou d’aucune fonction, ni même de la beauté ou d’une fierté naturiste, sans pudeur ni impudeur, simplement anatomique et inévitable.

Au bord de la Garonne, tout en haut du pont Chaban, on ne peut pas ne pas penser au suicide. Le paysage en devient vertigineux et glacial.

Cet homme qui est tout le monde (répété vingt fois à l’identique, il nous rappelle notre absence d’originalité), et qui est pourtant singulièrement l’artiste lui-même, offert en spectacle avec modestie et orgueil, nous est proche, extrêmement fragile, et cependant bien posé sur ses pieds, vertical et dense, semblant capable de résister aux regards et à tous les traitements, bons ou mauvais.

Ces sculptures à peine artistiques sont ouvertes et comme latentes, aussi gênantes qu’un vrai corps nu se tenant dans une pièce ou qui traverse une place, un peu comme lorsque l’on rêve qu’on a oublié de s’habiller et qu’on se retrouve tout nu à son travail, dans le tramway ou dans la rue. Le fait que les hommes de Gormley soient si proches de nous, de notre gabarit, de notre humanité la plus normale, leur confère une inquiétante familiarité, comme quelque chose qui nous serait arrivé, on ne sait plus quand, et qui nous revient. C’est sans doute ce qui les rend si émouvantes et difficiles, troublantes et pitoyables.

Il est rare, me semble-t-il, qu’une simple présence nous soit donnée, aussi évidente et dépouillée. La couleur de terre cuite ou de bronze en fait un homme primitif, dans l’attitude, peut-être, qui serait celle d’un humanoïde présenté par des savants. C’est une œuvre vraiment très puissante, minimaliste, presque « pauvre » et polysémique, qui transforme la ville et donne à nos démarches pressées, au milieu des foules que l’on croise et des individus que l’on remarque ou non, une autre signification, perturbant notre perception et nous entraînant par sa seule présence, dans un rêve éveillé. La mesure très étudiée entre l’élaboration et la neutralité font de cette statue sans « effets », à la limite de l’art, une œuvre paradoxalement très subtile et obsédante.

(Photographies D. Chancé)