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Au bord du cinéma avec Guy Debord

Voilà, j'ai vu les films de Guy Debord ! Cela m'a pris quinze jours, pour trouver le temps, l'heure, croiser avec la rétrospective Fassbinder (on y reviendra). Je n'ignore plus cette œuvre énigmatique, même si je n'ose dire que je la connais.

Parler des films de Debord est pour le moins aventureux, lui-même ayant déjà « réfut[é] tous les jugements tant élogieux qu'hostiles qui ont été jusqu'ici portés sur le film La société du spectacle », dans un court métrage de 1974, dont on peut penser qu'il étend son ombre sur tous les autres films. Qu'à cela ne tienne, cette position paranoïaque d'un auteur n'acceptant aucune observation sur son œuvre n'est qu'une manifestation d'intransigeance, un refus de tout dialogue que l'on peut transgresser. Prenons-en le risque.

En fait, je n'ai pas très bien suivi l'ensemble soigneux des citations et réfutations reprises dans la litanie du film. J'y ai entendu une rhétorique antique et obsessionnelle. Quoi qu'il en soit, on peut entendre que Debord ne souhaite nullement qu'on aime ou qu'on n'aime pas son film, puisque son projet n'est pas de faire un film ; on peut admettre que le jugement des journalistes et des critiques ne l'intéresse pas, puisqu'ils sont la société du spectacle et que son écriture cinématographique se veut un acte radicalement différent : non un film de plus, mais un non-film qui dirait la vanité et le mensonge des images. La société du spectacle est un acte politique, la déconstruction en images et en texte d'une certaine société : la seule critique admise par Debord, on l'entend bien dans In Girum imus nocte et consumimur, consiste donc à suivre Debord dans son engagement politique (toute réserve ou jugement esthétique est une attaque). Mais La société du spectacle est peut-être également un film, et cela, le réalisateur ne semblait pas prêt à en discuter.

Je n'ai pas tellement adhéré à La société du spectacle, peut-être parce que c'était ma première expérience de Guy Debord, mais j'ai trouvé intéressant l'ensemble de l'œuvre, avec sa rugosité, ses excès, ses multiples propositions. Je dirai sans manière : « il fallait le faire » et il faudrait que, de temps en temps, des cinéastes ou des penseurs relèvent ce défi. Il est passionnant et très instructif de travailler sur des images préexistantes, les démonter, remonter, critiquer ; renvoyer au spectateur son image, ses attentes, sa posture, ses impostures, sa passivité ; « défaire un monde » comme le souhaite Lasseneur dans Les Enfants du paradis, si abondamment cité dans In girum imus nocte et consumimur.

Jean-Luc Godard n'a pas démérité dans cette voie, étant le véritable monteur/démonteur de nos images quotidiennes, retravaillant sans cesse les images dans lesquelles nous sommes englués, par exemple dans Les Carabiniers que j'ai revu récemment et qui est d'une âpre vérité sur la guerre et ses jouissances. On se dit qu'il n'est pas nécessaire de refaire des images prétendument nouvelles et finalement répétitives, rassurantes de stabilité et de conformisme, et qu'il vaut mieux reprendre les vieilles pour les mettre en perspective. Le décalage texte/image découle nécessairement de cette démarche, le texte ne pouvant que commenter avec distanciation des images qui lui préexistent, nous permettant de quitter l'adhérence et la passivité avec lesquelles nous les subissons. Fassbinder a également su produire cette distanciation, travailler le stéréotype, l'image de consommation. La « société du spectacle » est au cœur d'une écriture qui arrache les masques, démonte les discours, laisse flotter les êtres en suspension, soudain défaits de la logique des fictions, pris dans des rapports de cruauté et de pouvoir absolument nus, comme dans Prenez garde à la sainte putain, ou Les larmes amères de Petra Von Kant. Ailleurs, les cages d'escalier, prises littéralement pour des cages, des puits, des labyrinthes, sont le tombeau des marionnettes en déshérence qui s'y enfoncent, comme dans L'année des treize lunes. Là, un discours personnel, intime, poignant se surimprime sur des images de bœufs pendus aux chevilles de l'abattoir, sanglants, décapités, dépecés : un démontage, désossage de l'image assez radical. Fassbinder réutilise également les images déjà faites, les superpose, les entrecoupe, les met à distance critique, et je me laissais aller à penser que Fassbinder, dans Lili Marleen, par exemple, réalisait le projet de Debord, tout en étant créateur d'images à un niveau supérieur. Fassbinder est un artiste, son œuvre pense le monde, tout en créant son propre langage, tandis que cette dimension de l'art manque à Guy Debord qui, certes, pense le monde, déconstruit l'image, critique le langage, mais ne parvient pas à créer son propre langage. Mais je ne connaissais pas alors Critique de la séparation et In girum imus nocte et consumimur igni qui me semblent plus créateurs que les autres films.

Le film/essai, le film/poème nous manquent. On ne peut que déplorer la dictature de la fiction mesurée, tempérée qui a étouffé toute autre forme d'écriture au cinéma. L'abondance de « bons films » qui ne sont que des films, du divertissement intelligent, est une plaie pour un cinématographe qui cesse de créer des formes et de chercher son langage. La démesure des films de Debord est salutaire : non mesure de films qui pourraient ne pas finir, qui sont juste interrompus, comme Critique de la séparation ou Sur le passage de quelques personnes à travers une assez courte unité de temps. La résistance au formatage de la fiction et de sa cohérence, de l'heure et demie, du cadre et des limites spatiales se fait sentir partout, comme un désir d'errer, de laisser courir, d'explorer, de ne pas se contenter de ce qu'on croit saisir dans de fausses totalités logiques, temporelles, spatiales. L'arbitraire, le hasard, la répétition, le non-fini donnent ici une liberté, suscitent l'aventure du regard et de l'interrogation, constituent une forte critique de ces certitudes qui ne sont que l'assurance d'un cadre et d'une rhétorique préfabriqués. Les Straub sont allés encore plus loin dans cette subversion là.

Ce qui m'a gênée dans La Société du spectacle, ce n'est certes ni la démarche fertile du décalage, ni un texte qui, plus de trente ans après, semble irréfutable et simple, mais le statut des images. Critiquer une image, c'est très difficile, la montrer, c'est déjà, parfois, lui faire trop d'honneur et s'y compromettre. C'est pourquoi le montage répétitif, le choix des images, dans ce film m'a paru laisser place à une grande ambiguïté. Au-delà de la critique, on se demande pourquoi Debord ne crée pas ses propres images, ce qu'il fait ailleurs, et fort heureusement. Mais pourquoi tant de défilés de femmes nues, de poitrines offertes, de langoureux travellings sur ces femmes-marchandises ? N'entre-t-on pas, par le film, dans la jouissance de l'image ? Le réalisateur, qui semble, par ailleurs, amateur de femmes et de beaux corps, ne joue-t-il pas double-jeu en montrant complaisamment toutes ces chairs étalées ?

La vision du monde, dans ce film, semble celle d'une bipartition assez simple entre les hommes qui travaillent (quelques images d'usine, de luttes ouvrières) ou se battent (beaucoup d'images et de scènes de guerre) et les femmes offertes à la consommation (consommation de la femme en marchandise, consommation qui transite par le regard, le comportement, le désir féminins toujours en accord avec la publicité qu'ils véhiculent). Bilan d'une société du spectacle et de la consommation spectaculaire ? Certes, mais n'est-ce pas un peu simpliste ? Pourquoi ne pas montrer les femmes qui travaillent dans les usines ? Pourquoi donner de la société cette image bipolaire entre le masculin et le féminin, entre la guerre et le repos du guerrier, l'image simple d'un monde archaïque dans lequel les hommes jouissent et souffrent dans des combats épiques, tandis que les femmes les attendent, allongées et sensuelles ? Cette séparation ne semble pas tellement pensée par le film qui est pourtant structuré par cette bipolarité répétitive. Je ne peux m'empêcher de penser aux critiques diablement plus profondes de Godard dans Sauve qui peut (la vie) et dans Tout va bien, à sa réflexion incessante sur les stéréotypes sexuels impliqués dans la machine sociale et dans les processus du travail, et réciproquement, et je pense également au formidable travail de Le Roux sur une image : celle de la reprise du travail aux usines Wonder en 1968, travail critique de « reprise » d'une image pour en repérer tous les contours, en resituer les cadres, faire parler tous les acteurs, observer toutes les ombres, les absences, les jeux de pouvoir, traverser les temps (Le Roux, La Reprise, 19).

D'une certaine façon, Debord confirme cette vision du monde dans In girum, alternant les images de femmes, et particulièrement de visages très beaux, très jeunes, de ses compagnes de bistrot, et les images de guerre, de luttes armées, politiques, militaires qui concernent les hommes. Mais ce dernier film est le plus émouvant, le plus captivant, certes, le plus personnel, et il permet d'entrer davantage dans l'univers du réalisateur. Poème, essai, documentaire, le film trouve son rythme, son errance, son décadrage très lent et beau sur les eaux de Venise, les rues de Paris au matin des livreurs, les travellings à n'en plus finir sur ces tables de cafés où se déclinent la jeunesse et la grâce, le mouvement. On commence à comprendre que le travail de Debord est un éloge du mouvement, de la vie non arrêtée, non fixée sur les bords, imprévisible et frémissante. Les idées politiques ? Je ne les entends pas très clairement (mais peut-être lirai-je le livre La Société du spectacle, pour en savoir un peu plus). J'entends un rejet du monde qui change dans le mauvais sens, qui s'enlaidit ; une lutte contre le capitalisme qui détruit la vie, les espaces, Paris, qui engendre guerres et esclavage quotidien. Le militantisme est toujours une lutte contre le chaos, le monde à l'envers, par une belle âme ici plutôt nostalgique du Paris poétique des Enfants du paradis, d'un monde d'aventures, d'épopées merveilleuses et d'héroïsme.

Car il devient évident, avec In girum, que Debord ne dénonce pas seulement la guerre, comme on peut le voir dans La Société du spectacle, mais qu'il aime la guerre. Le militant est un guerrier et son film est un film de guerre. L'ambiguïté de La Société du spectacle s'explique et tombe dans In girum. Les scènes de La charge de la brigade légère sont reprises ici beaucoup plus clairement. C'est un hymne, sans ironie, au courage, à l'héroïsme, à la « charge ». La séquence magnifique de cette charge, commentée de manière très synchronisée, dans le mouvement et le rythme, donne à entendre un discours exalté qui justifie le combat, le moment de la charge, la nécessité du risque et de la guerre, son danger et sa puissance. L'Internationale situationniste a bien fait d'attaquer, et le narrateur nous rappelle son propre courage : j'étais deux pas à l'avant des premiers rangs, comme le héros américain du film qui sans cesse se relève et porte le drapeau. Debord est un héros épique, il s'identifie aux héros de légende, de bande-dessinée, de films merveilleux, de westerns. Certes, il montre aussi la guerre anonyme et hideuse, celle du capitalisme et des forces impérialistes, la guerre qui n'est que bombes, destruction, horreur. C'est sans doute à cette guerre qu'il fait la guerre, mais avec quel élan ! Avec quelle nostalgie pour les anciennes chansons de geste ! Comment l'accepter aujourd'hui ?

Comment voir aujourd'hui les films de Guy Debord ? Certains ont été situationnistes (mais également trotskystes, communistes, maoïstes, etc.) et seront sans doute tout nostalgiques de ce discours militant et tranchant. Pour moi qui suis née un peu tard, et qui n'ai connu de ces mouvements que l'écume, je n'en ai aucun regret. Je suis née culturellement et politiquement avec Pierrot le fou, Little Big man, non avec La Charge de la brigade légère. C'est dire mon malaise à la vision de cette fameuse séquence. Le point de vue y est résolument américain, on suit les héros yankees qui courageusement, promis à la mort, en nombre insuffisant, vont tout de même à l'assaut, tombant un à un, se relevant parfois, toujours reprenant le drapeau et sonnant de la trompette. Mais je ne peux ignorer l'Indien, ennemi abstrait dans cette séquence, pur ennemi qu'il faut combattre, ennemi odieux, en plus grand nombre, ennemi symbolisant pour Debord son ennemi. Pour nous, depuis Les Cheyennes de John Ford, l'Indien ne sera plus jamais cet ennemi abstrait et chaque balle qui transperce ces corps emplumés nous blesse, chaque Indien qui tombe est poignant. La guerre, le combat, la charge, sont horribles. Il n'y a plus d'épopée.

Je crois que c'est ce qui a condamné le militantisme, ce n'est pas une révision de son discours critique, ni de ses utopies, mais une incapacité à entrer dans la vision épique et bipolaire du monde. Nous sommes devenus irréductiblement complexes. La guerre, pour nous, aujourd'hui ne fait que des victimes, les ennemis sont réversibles, les morts équivalents. Il n'y a aucun héroïsme, d'aucun côté qu'on se tourne. Cette critique-là, Debord ne la fait nullement. Il ne déchire pas l'image épique. Pour nous (la guerre entre Palestiniens et Israëliens en est le champ d'expérimentation quotidien) toute guerre est absurde, même si tout le monde a des raisons de se battre, personne n'a raison et pas plus le militant/militaire de nobles causes (le martyr, le croisé). Aucune cause, aucun discours ne viendra plus anoblir cette « charge héroïque », ni nous faire croire qu'il n'y a en face qu'un ennemi abstrait.

D'autres réticences, sans doute, nous tiennent éloignés de ce discours militant : pourquoi vouloir à tout prix convaincre, enrôler, désaliéner ceux qui, toute la journée, s'autoflagellent en laissant allumé un poste de télévision dans chaque pièce ? La Boétie est plus en phase avec notre société de « servitude volontaire » que Marx. Pourquoi les gens n'éteignent-ils pas leur télévision ? A quoi bon lutter contre un monde dont ils se satisfont ? Pourquoi parler au nom des autres, dont nous ignorons à peu près tout, et de leur malheur que nous supposons ? Et puis encore : le monde a-t-il jamais été autre chose qu'un chaos ? Ne faut-il pas l'admettre ? Ceux qui ont voulu le remettre dans le bon sens n'ont fait que le rendre plus invivable. Et puis encore : Guy Debord a une pensée prépsychanalytique. Il ne voit nullement la complexité des relations hommes/femmes dans la structuration des rapports au monde, au pouvoir, à soi-même et aux autres. Il ignore la complexité des projections, désirs, jouissances qui participent de notre rapport au monde et à ses folies, qui entretiennent notre déplaisir. Il ne connaît pas l'inconscient. Et puis enfin : le désordre n'est-il pas d'abord en soi ? Pourquoi ne pas tenter de s'arracher d'abord soi-même à ces images, à cette violence, à cette consommation à ces spectacles et à ces jouissances mauvaises ?

Il faut alors aller voir le film de Guy Debord : Hurlements en faveur de Sade (1952). C'est d'une audace incroyable : une heure d'images noires ou blanches, quelques mots de dialogue quand revient l'image blanche et vibrante, un peu aveuglante, le silence dans le noir ! Il n'y a pas de hurlements, les dialogues sont peu intéressants, je n'en ai rien retenu. J'ai un peu dormi, me réveillant quand on passait au blanc, j'ai réfléchi, médité, rêvé. C'était très amusant de voir le film de Guy Debord pendant que la ville autour de moi hurlait sa musique de foire, exhibait ses attirails de Noël, pendant que les décorations, lumières et guirlandes, aguichaient les badauds et que tous se précipitaient de magasin en magasin pour leur course au bonheur. Par moments, comme c'était l'après-midi, il me venait des projets, de si bonnes idées que je voulais me lever et courir les réaliser, plutôt que de rester assise là, devant une image vide. Et puis, non. Je me disais qu'il fallait profiter de ce temps, de ce vide, qu'il me viendrait encore d'autres bonnes idées qui pouvaient attendre, d'autres rêveries, d'autres pensées, d'autres sommeils. Merci Guy Debord pour ces précieuses minutes de presque rien, juste du temps ! Si le film n'est pas bon, je ne peux m'en prendre qu'à moi-même puisque c'est moi-même qui l'ai fabriqué. Est-ce la dernière leçon sur la « société du spectacle » ?

Dominique Chancé. Décembre 2005.