coranopsy 3 oiseau en cage

Bonjour à tous,

Des collègues me proposent de publier sur le site oedipe.org une liste de psychanalystes se proposant d’écouter bénévolement ceux qui souhaiteraient leur parler en fournissant les horaires de leur disponibilité et évidemment les moyens de les joindre (téléphone, Skype, FaceTime, Hangout etc..). Je ne suis pas opposé à cette idée mais j’attends vos réactions. Nous avions déjà proposé cette possibilité il y a plusieurs années mais elle n’avait pas rencontré un écho satisfaisant. En attendant Danièle Epstein me fait parvenir ce texte qui nous vient du psychanalyste italien Massimo Recalcati et qui circule sur la liste du Cercle Freudien. Il est clair que la période est propice à notre réflexion. Mais peut-être ne faut-il pas trop se précipiter.

J’attends vos réactions

LLV

 

Traduction de l'article du psychanalyste italien, Massimo Recalcati, paru dans La Reppublica* samedi dernier, 14 mars 2020

La nouvelle fraternité

 

Les nazis nous ont enseigné la liberté, a écrit Sartre au lendemain de la libération de l’Europe de l’emprise nazi-fasciste. Pour apprécier vraiment quelque chose comme la liberté, il faudrait donc la perdre pour la reconquérir ? N’est-ce pas ce qui est en train de se produire avec la terrible pandémie du coronavirus ? La leçon sans pitié que nous inflige l’épidémie ruine de façon très traumatique la conception de la liberté la plus banale et la plus communément partagée. Contrairement à notre croyance illusoire, la liberté n’est pas une sorte de « propriété », un attribut de notre individualité ou de notre Ego ; elle ne coïncide en rien avec la volubilité de nos caprices. S’il en était ainsi, nous serions aujourd’hui tous dépouillés de notre liberté. De même que nos villes désertes. Et si, au contraire, la diffusion du virus nous obligeait à modifier notre regard, à considérer les limites de cette conception « propriétaire » de la liberté ? C’est justement sur ce point que le Covid-19 nous enseigne quelque chose de terriblement vrai.

Ce virus est une figure de la globalisation ; il ne connaît pas de frontière, d’Etats, de langues, de souveraineté ; il infecte sans respect des fonctions et des hiérarchies. Sa diffusion est sans frontière, pandémique, c’est le mot. D’où la nécessité de dresser des frontières et des barrières protectrices. Non pas celles auxquelles nous a habitué le souverainisme identitaire, mais celles qui constituent un geste de solidarité et de fraternité. Si les nazis nous ont enseigné à être libres en nous privant de la liberté et en nous obligeant à la reconquérir, le virus nous enseigne, lui, que la liberté ne peut être vécue sans la solidarité, que la liberté déliée de la solidarité est pur arbitraire. Le virus nous l’enseigne, paradoxalement, en nous consignant dans nos maisons, en nous contraignant à nous barricader, à ne pas nous toucher, à nous isoler, à nous confiner dans des espaces clos. De cette façon, il nous oblige à reconsidérer l’idée superficielle que nous nous faisons de la liberté, en nous montrant qu’elle n’est pas une propriété de l’Ego, qu’elle n’exclut pas la contrainte mais la dépasse. La liberté n’est pas une manifestation du pouvoir de l’Ego, elle n’est pas une libération de l’autre, mais elle s’inscrit au contraire dans le lien. N’est-ce pas là la terrible leçon du Covid-19 ?  Personne ne se sauve seul, mon salut ne dépend pas seulement de mes actes mais aussi de ceux de l’autre.

N’en est-il pas toujours ainsi ? Etait-il besoin de cette leçon traumatisante pour nous le rappeler ? Si les nazis nous ont appris la liberté en nous en privant, le coronavirus nous enseigne la valeur de la solidarité en nous exposant à l’impuissance et à la vulnérabilité de notre existence individuelle ; personne ne peut exister comme un Ego fermé sur lui-même ;  ma liberté sans l’autre serait vaine. Le paradoxe est que cet enseignement advient justement par le biais de l’acte nécessaire de notre retrait du monde et de toute relation, de notre renfermement à la maison. Il faut au contraire valoriser la nature hautement citoyenne et profondément sociale, donc absolument solidaire, de cet isolement « apparent » qui, si l’on y regarde bien, n’est pas apparent. Non seulement parce que l’autre est toujours présent dans la forme même de son manque et de son absence, mais parce que cette auto-réclusion nécessaire est, pour celui qui l’accomplit, un acte de profonde solidarité, et non pas un simple retrait phobique-égoïste du monde. En fait, il ne s’agit pas du sacrifice de notre liberté mais au contraire du plein exercice de liberté dans sa forme la plus haute. Etre libre dans la responsabilité absolue que toute liberté comporte signifie en effet ne jamais oublier les conséquences de nos actes. L’acte qui ne tient pas compte de ses conséquences est un acte qui ne considère ni ne respecte la responsabilité, et n’est donc pas un acte profondément libre.

L’acte radicalement libre est l’acte que sait assumer et se sait responsable de toutes les conséquences qui peuvent découler de lui. Dans ce cas, les conséquences de nos actes concernent notre vie, la vie des autres, la vie du pays tout entier. Ce n’est qu’ainsi que notre étrange isolement nous met en rapport non seulement avec les personnes avec lesquelles nous le partageons matériellement, mais avec tous les autres, tout à la fois inconnus et frères. La terrible leçon du virus nous fait passer par force par la porte étroite de la fraternité, sans quoi liberté et égalité ne seraient que de vains mots. Dans cet étrange et irréel isolement, nous établissons une connexion inédite avec la vie de notre frère inconnu et avec la vie plus large de la Cité. C’est ainsi que nous sommes vraiment et pleinement sociaux, vraiment et pleinement libres.