Les quatre crimes de Ricardo Melogno

Les quatre crimes de Ricardo Melogno. Entretiens.

Carlos Busqued

Paris, EPEL, 2020


    À travers plusieurs de ses collections, la maison d'édition EPEL s'attache depuis sa fondation, en 1990, à présenter une vie des hommes infâmes, suivant un projet de Michel Foucault dont seule la déclaration d'intention fut publiée en 1977. Foucault, à l'époque, disait vouloir recueillir une « anthologie d'existences », « des vies singulières devenues, par je ne sais quels hasards, d'étranges poèmes ». Ces vies « qui font réellement partie de l'histoire » et que Foucault s'était proposé colliger « sans hâte et sans but clairement défini », devaient composer une « légende des hommes obscurs, à partir des échanges que dans le malheur ou dans la rage ils échangent avec le pouvoir ». Loin d'un « grand recueil » des infamies, Foucault se proposait, et EPEL de même, d'offrir au lecteur de simples documents épars. Seules les dates choisies différent : Foucault s'était proposé de travailler sur des archives « à peu près de la même centaine d'années, 1660-1770 », tandis qu'à EPEL, la période qui s'ouvre avec l'invention de la psychiatrie moderne, au début du XIXe siècle, et s’étend jusqu'à nos jours, a fait l'objet de publications multiples, hétérogènes, fidèles au projet foucaldien.     
    Les collections « Essais » et « Monographies cliniques » voient donc cohabiter les Lettres d'un inverti allemand au Dr. Lacassagne et les écrits autobiographiques de James Frame, sujet britannique hospitalisé au Royal Glosgow Hospital en 1843 et en 1856 ; les dossiers de Robert Gaupp sur Ernst Wagner, instituteur allemand devenu meurtrier de masse et le rapport du psychiatre britannique John Haslam concernant les conditions d'internement de James Tilly Matthews, grand tisseur de rêves et de délire ; la trilogie des témoignages signés par Patricia Janody sur sa pratique de psychiatre hospitalière française, au début du XXIè siècle, et une monographie consacrée à Iris Cabezudo, qui tua son père à coup de revolver à Montevideo en 1935 . Dans chaque situation, tâche est laissée au lecteur de situer les témoignages pour se faire une opinion sur la diversité des points de vue, par-delà la fausse neutralité de l'observation et du constat.
    Avec Les Quatre Crimes de Ricardo Melogno, une nouvelle pierre est apportée à cet étonnant édifice. S'il fallait le résumer, nous devrions dire que l'ouvrage présente les entretiens de Carlos Busqued, écrivain et journaliste argentin, avec Ricardo Melogno, que vous auriez vite fait de qualifier d'hébéphrène assassin, si ce n'était, à vrai dire, tout l'enjeu du livre que de montrer combien ces catégories sont inadéquates et butent contre le mur du réel. Plutôt que d'entretiens, le lecteur assiste d'abord à une rencontre, dont témoigne ce livre. Carlos Busqued est une présence, une voix, un silence aussi. Répétant le geste de Marguerite Duras qui s'en fut dialoguer avec Amélie Rabilloux pour écrire Les Viaducs de Seine-et-Oise et, par la suite, L'Amante anglaise, Carlos Busqued passe les murailles des hôpitaux et des prisons. Il vient discuter, comme Duras avant lui, avec le peuple silencieux de ceux dont les crimes restèrent inexpliqués à leurs propres yeux.
    À propos de Claire Lannes, avatar fictif d'Amélie Rabilloux, Marguerite Duras écrivit : « Je cherche qui est cette femme […]. Elle a commis un crime et ne donne aucune raison. Alors je cherche pour elle. » Busqued va faire de même, et il va loin, au fil de 22 entretiens. C'est beaucoup. L'effort est significatif. Il n'introduit, égrenés au début de l'ouvrage, qu'une poignée d'éléments factuels, coupures de presse, dossier médical, rapport d'expertise psychiatrique, trajet carcéral et hospitalier de Melogno    durant 34 ans. Cela ressemble un peu à Marelle, de l'argentin Julio Cortazar, ou aux Détectives sauvages, du chilien Roberto Bolaño. La scène se joue dans les rues longues comme un pays, alignées au cordeau, de Buenos Aires, où errent des taxis en déroute. Les personnages sont en exil intérieur, leur trajectoire cadrée à peine par les limites des cuadros, tableaux littéraires, et des barrios, quartiers administratifs.
    Encadrés, les entretiens de Busqued avec Melogno le sont aussi par deux témoignages qui se répondent. Le premier est celui du juge d'instruction chargé du dossier à l'époque des faits (« il y a des cas qui vous impressionnent, et alors on s'en souvient »). Le second émane de celle qui fut la psychiatre de Melogno sept années durant. Le magistrat reste intrigué par le choix « très bizarre et très répétitif » des chauffeurs de taxis comme victimes de Melogno dans le quartier de Mataderos, les Abattoirs. La psychiatre, pour sa part, confie qu'elle vide chaque mois quatre boîtes de munitions dans un stand de tir en pensant à des gens qu'elle aimerait tuer en vrai. Un effet de miroitement ne manque pas de se produire.
    Entre le témoignage du juge d'instruction et celui de la psychiatre, Melogno, l'objet humain d'une « série de diagnostics contradictoires au fil des années », qui « ne le décrivent jamais complètement », raconte sa vie. Il raconte sa mère folle, les rituels sectaires auxquels elle participe, dans lesquels elle l’entraîne, et puis l'errance, les meurtres, la prison, l'hôpital psychiatrique, la survie. Les points de vue multiples renvoient aux regards diffractés de Melogno sur lui-même. Busqued ne pose aucun jugement. Il devient secrétaire de son interlocuteur, qui lui décrit par le menu les effets des psychotropes aussi bien que les ficelles de rituels sataniques. Avec patience, l'auteur laisse ces éléments prendre place, sans chercher à ce que le lecteur leur assigne une signification. « Un des éléments qui font de moi un psychopathe, c'est le manque d'émotions » lui indique Melogno. « Selon le corps médical expert, émotionnellement, moi je suis un adolescent. »
    Les unités psychiatriques et carcérales défilent en un spectaculaire fondu-enchaîné, avec un arrêt sur l'unité 20, un « asile de film de terreur, un dépotoir » de l'aveu même de ceux qui y travaillent. C'est l'Argentine sous la dictature et dans la crise, la violence de la prison qui déshumanise. « J'ai été un cafard. Puis un monstre. Puis un prisonnier. J'aimerais être une personne. […] Être un de plus. Perdu dans le tas. »
    L'avant-dernier chapitre, le seul qui soit rédigé par Busqued dans un style littéraire, présente Ricardo Melogno se regardant dans le rétroviseur d'un taxi, conformément au récit donné d'un de ses meurtres. Fixé par ses propres yeux, en une infinie mise en abyme, il tombe de l’autre côté d’un miroir d'où il ne ressortira qu'en partie, à l’aide de quelques rituels religieux épars. Peut-être que « c'était leur destin » d'être tués ainsi, dira-t-il de ses victimes. Agent d'une pulsion impersonnelle, il oubliera, après des années de privation de liberté, aussi bien l'odeur de l'essence que l’apparence des brocolis. Il lui restera quelques traits d'humour glaçants pour s'attaquer à la bêtise, la sienne et celle des autres. Ainsi, il ne faut pas dire « que la jeunesse part en couille à cause du rock'n'roll. Elle part en couille à cause de mille autres choses. Pas à cause du rock'n'roll. » La seule coupure, l'unique scansion dans le trajet de vie de Melogno, faute de rock'n'roll, ont été quatre meurtres sans raison.
Benjamin Levy