Joseph Gazengel

Quelques jalons dans la vie professionnelle de Joseph Gazengel.

 

Neurologue le matin, psychanalyste l’après-midi, Joseph Gazengel fut l’un de ces cliniciens dont peut s’honorer la psychanalyse. Sans esbrouffe, ni tapage, il menait son travail d’écoute au long cours avec une passion qui ne s’est jamais démentie.  Fin praticien, il était soucieux d’aider ses patients à s’extraire des bourbiers dans lesquels ils se débattaient. « L’hypothèse de l’inconscient » comme il aimait dire était par lui prise vraiment au sérieux et quand il enfilait sa blouse de médecin, il restait adossé à la psychanalyse, attentif à créer du lien même avec le patient le plus démuni dans ses capacités d’expression. Ce n’est pas un hasard si les premiers travaux que j’ai connus de lui (y’en avait-il eu d’autres auparavant ? Je l’ignore) concernaient son travail auprès de malades enfermés dans leur corps par le syndrome des « locked in ».  Pour moi j’ai rencontré « l’ange gazelle » comme l’avait surnommé une de ses patientes quand il m’a recrutée pour quelques vacations de psychologue dans la recherche sur la vie psychique des « traumatisés du crâne » qu’il avait souhaité installer, avec le concours d’AML (Association pour le maintien du lien psychique en soins intensifs) dans le service de neurochirurgie de La Salpêtrière où il œuvrait depuis des années. A l’occasion de cette recherche qui dura quelques années, je découvris le bonheur de penser à deux. Penser à deux comme on joue au ping pong : quand nous nous croisions dans le service, une fois par semaine, l’un proposait à l’autre une hypothèse de travail, une observation, une question, et l’autre y répondait la semaine suivante, et ainsi de suite, de fois en fois. Ce temps dilaté d’élaboration et de ponctuation partagées était formidablement stimulant.  Cette façon généreuse d’être avec l’autre est significative de la façon dont Joseph savait et aimait travailler avec les autres, d’une façon telle que l’autre devenait créatif à son tour. 

 Joseph Gazengel n’a jamais cessé de s’intéresser à la façon dont la psychanalyse pouvait être une alliée de la médecine, notamment dans les services de réanimation dont il décrivit la violence inhérente, et dont il dénonçait la violence supplémentaire quand on oublie le sujet qui souffre.  Il a participé très activement aux activités d’AML, fondée par Dina Farhi. Il est resté assidu au séminaire du Gram (Groupe de recherche analyse et médecine) aussi longtemps que Ginette Raimbault a pu l’animer. Il a été accueillant à Psychisme et Cancer. Son intérêt était dirigé à la fois vers les malades et vers les soignants auxquels il était attentif. Pensons par exemple à ces « petits déjeuner » des infirmières où il venait une fois par semaine pour écouter et de temps en temps, dire quelques mots pour alléger leur fardeau. 

 Du trauma crânien il en était venu à s’intéresser au traumatisme de la Shoah et fut un fidèle du séminaire de Michel Fennetaux, « parole/génocide ». Des interventions qu’il y a faites sont nés ses premiers livres : Vivre en réanimation. Lazare ou le prix à payer (2002) et Jouissances. Du sein au meurtre (2014). Ces textes -  mise en écrits de ce qui fut d’abord dit à haute voix, souvent en duo avec sa complice Jacqueline Fennetaux -, font entendre la voix d’un Joseph lecteur attentif et curieux (de Gradowski, Gary, Camus, Orwell, Germaine Tillion, etc.) et d’un Joseph conteur. Et quand je dis « conteur » je pense à cette phrase de Claude Spielman, « La clinique, ça ne se raconte pas, ça se conte. » Joseph ne parlait pas la langue savante faite pour écraser un auditoire, il savait rendre partageable ses expériences de pensée, de lecture et d’actes psychanalytiques.

Dans les dernières années de sa vie, devenu patient à son tour (patient impatient, dirais-je), il éprouva dans toute sa violence l’expérience d’être réduit à n’être qu’un corps à soigner, sans paroles. Vinrent alors ses derniers textes, réunis dans « La psychanalyse et les réanimés. Les vêtir de parole (2017) dont le sous-titre donne son nom au séminaire qui l’aura occupé jusqu’à ses derniers jours.

 

Ceux qui ont connu Joseph Gazengel ont eu de la chance.  C’était un de ces êtres rares et discrets dont l’humanisme profond était contagieux.  Et de cette contagion-là, il n’aurait pas souhaité que nous guérissions. 

 

J. Morel Cinq-Mars, Montreuil, novembre 2019