Chers collègues, chers lecteurs,

Il me semble utile  -j'espère ne pas être le seul- de poursuivre la publication des réflexions qui me parviennent et qui témoignent de l'interrogation des psychanalystes à la fois sur la meilleure façon de défendre leur discipline mais aussi plus fondamentalement pour essayer d'y voir un peu clair sur ce en quoi peut consister l'exercice même de la psychanalyse. Ci-joint une réflexion de Miren Arambourou suivie d'un post scriptum de Michael Larivière.

LLV

La légitimité de l’acte psychanalytique

(à propos de la polémique ouverte par la pétition de nos collègues)

Par Miren Arambourou, psychanalyste.

 

Merci à Michaël Larivière de son intervention du 8 novembre pour remettre un peu de ‘penser’ dans l’affolement collectif – qui n’est jamais bon conseiller.

Il faudrait déjà se rappeler que ce n’est pas en tant que psychanalystes que certains collègues qui pratiquent la psychanalyse enseignent à l’Université, prodiguent des soins à l’hôpital et des expertises auprès des tribunaux, mais parce qu’ils possèdent un doctorat, un diplôme de psychologue clinicien ou de psychiatre qui leur ouvre ces carrières. La psychanalyse, qui se transmet par l’expérience de la cure et l’élaboration de cette expérience dans les transferts de travail à l’intérieur des associations où les jeunes analystes reçoivent leur formation, ne qualifie personne pour autre chose que l’exercice de la psychanalyse. Il fut un temps où L’Université offrait une palette de savoirs multiples qui permettait aux futurs psychologues et psychiatres de choisir en toute connaissance de cause d’aller se former à la psychanalyse dont ils avaient entendu parler. Il semble que ce soit de moins en moins le cas et nos associations doivent tenir compte de cette réalité pour proposer l’accès aux grands textes fondateurs de notre discipline qui ne sont plus étudiés à l’Université. Il y a certainement un combat à mener à l’Université pour la pluralité des savoirs. Et un combat à mener dans la médecine pour s’extraire de la référence religieuse à La Science : la médecine qui soigne (c’est le malade qui guérit...) n’est pas une discipline scientifique et toutes les singeries qui veulent nous faire croire le contraire ont pour unique fonction d’aliéner les sujets humains à un discours formaté, qu’il s’appelle DSM, molécule pharmaceutique, TCC ou « méditation de pleine conscience »… La preuve qu’un énoncé est scientifique, disait Karl Popper, c’est qu’il peut être réfuté lorsque la recherche produit de nouveaux savoirs… Nos thuriféraires du « penser droit » l’auraient-ils oublié ?

 La psychanalyse ne saurait s’assimiler à un corpus de savoirs au nom duquel un citoyen intervient dans la cité : il est fallacieux de vouloir débattre de la scientificité de la psychanalyse, car – n’en déplaise à Freud – la science n’a pas fondé la psychanalyse. Cela ne la renvoie pas pour autant, comme le craignait l’inventeur de notre pratique clinique, dans le champ des religions, soutenues par la seule croyance. Ou plutôt, si la croyance du patient fonde le transfert, notre outil clinique, elle est cadrée par l’éthique du psychanalyste dont le désir, au-delà de ses appétits d’humain (sexe, gloire, reconnaissance narcissique, pouvoir, argent) vise … la psychanalyse. Le désir de l’analyste, c’est que la psychanalyse ait lieu. Et je ne connais rien de plus porteur de joie que lorsqu’une séance a été le lieu et le moment où de la psychanalyse a eu lieu.

La psychanalyse, c’est d’abord une rencontre. La rencontre d’un sujet en souffrance avec un autre sujet, qui accepte de lui prêter son écoute.

Ici s’inscrit la différence de la pratique analytique avec l’enseignement à l’Université, la pratique du soin ou de l’expertise : ces trois pratiques se font au nom d’un savoir reconnu : les étudiants sont les objets de la transmission de ce savoir par celui qui le possède, comme les patients du médecin sont les objets du soin et les justiciables les objets de l’expertise. Après mai 68 les étudiants ont eu un certain mot à dire, et il existe des comités de patients qui tentent d’entamer le pouvoir absolu de la médecine hospitalière, mais tout cela se déroule toujours au nom de collectifs, dont un petit nombre d’individus se fait le porte-parole. Telle est notre conception actuelle de la démocratie, et la modifier relève du champ politique, pas du champ de la psychanalyse.

Les praticiens de la psychanalyse sont évidemment des citoyens comme les autres, mais ne prétendons pas que nous pratiquons la psychanalyse lorsque nous prenons des positions politiques ! Y compris à l’intérieur des institutions où nous inscrivons notre travail !

   L’écoute de l’analyste, c’est une écoute bien particulière, différente de celle de l’ami(e), qui donne son opinion, du psychologue qui donne des conseils, ou du psychiatre, qui prescrit des molécules. Encore moins de « l’expert », qui cherche une « vérité » audible pour le système judiciaire… Elle ne saurait se pratiquer dans le tumulte d’une assemblée générale, ou l’excitation des tribunes libres sur internet. Pendant que j’écris ce texte, je ne pratique pas la psychanalyse : j’essaye de penser ce qui, depuis toujours, fonde la spécificité de notre pratique, ce cap qu’il est si difficile de maintenir parce qu’il ne cesse de nous échapper, tel l’inconscient qui se dérobe au moment où nous croyons le saisir… pour mieux se manifester l’instant d’après (relire l’article de Freud sur la dénégation) !

L’écoute de l’analyste, c’est une disposition somato-psychique (qui engage le corps et la psyché de l’analyste). Elle exige des conditions particulières d’abstinence de mouvement corporel (c’est le dispositif divan-fauteuil, en ce qu’il supprime même le mouvement du regard vers l’autre) mais aussi d’abstinence de l’activité intellectuelle logique que l’individu met en œuvre lorsqu’il parle en public ou rédige un article (ou lorsqu’il enseigne, applique un protocole ou émet une expertise…) Une disposition somato-psychique qui se met en place à chaque rencontre, étayée par la répétition des séances dans un cadre toujours identique : c’est elle qui permet à l’analyste d’entendre (avec la « troisième oreille ») les manifestations de l’inconscient alors même qu’elles sont consciemment déniées par le discours du patient. Ce que l’analyste entend va orienter son mode d’être dans la rencontre, il va en dire ou ne pas en dire quelque chose au patient en fonction de ce qu’il perçoit des transferts à l’œuvre au moment de l’énonciation. Savoir se taire …

Ah, ce silence qui nous est parfois reproché ! Winnicott, au fil de sa pratique, apprit à retenir les interventions qui le démangeaient, en repérant que toute explication prématurée faisait effraction dans la construction subjective du patient. Le plus bel exemple nous en est donné par l’un des grands classiques de notre littérature psychanalytique, le cas Dora, où les interprétations brillantissimes de Freud sur les rêves de la patiente adolescente provoquent … sa fuite : « elle m’a donné mes quinze jours comme à un domestique » …  Ni lui, ni elle, ne comprennent alors pourquoi elle fuit, mais cet acting out est bien une manifestation de l’inconscient…

C’est en effet la manifestation de l’inconscient que nous visons par notre écoute, et ce que nous en faisons ; mais la manifestation à l’intérieur du transfert, de sorte que la rencontre des sujets produise un évènement psychique (et pas un passage à l’acte). L’évènement psychique ne se manifeste pas nécessairement par un acte de parole. Il y a parfois un soupir, une détente physique, voire une certaine qualité du silence du patient qui en disent long. Cela pourra être parlé – plus tard. S’il y a des transferts dans toute rencontre humaine, il n’y a pas de psychanalyse sans un analyste qui toujours de nouveau les reconnait, et en tient compte dans son mode d’être dans la rencontre. Les transferts du patient, mais aussi les siens propre. Ce que Lacan nommait « le maniement » du transfert présuppose l’éthique du psychanalyste, qui commence par cette exigence de prendre en compte les transferts à l’œuvre dans la rencontre. Et de savoir s’abstenir de toute intervention prématurée.

Si la psychanalyse est thérapeutique c’est que le psychanalyste n’a pas en tête un protocole ni une vision de la santé à atteindre lorsqu’il écoute un sujet singulier. Elle ne saurait donc s’inscrire dans aucune visée épidémiologique, ni être prescrite, évaluée ou limitée en durée par un tiers non impliqué dans la rencontre : qui serait légitime, dans un pays qui se prétend démocratique, à s’arroger un tel pouvoir sur la parole des individus ? C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles elle fait l’objet actuellement d’attaques de si bas niveau, mais si virulentes.

Car cette pratique ne peut avoir lieu qu’en dehors du système capitaliste d’accumulation (richesse, mais aussi savoirs et pouvoir) et de la mainmise du pouvoir. Les moyens de la production de l’acte de parole ne peuvent être appropriés par un autre que les deux seuls partenaires de la séance d’analyse (même au nom d’un prétendue garantie scientifique) puisque c’est la rencontre qui produit l’acte analytique. (Lire les témoignages de nos collègues psychanalystes qui eurent affaire à la dictature dans leurs pays). En cela notre pratique est bien plus proche de l’acte créateur que de l’acte producteur, raison pour laquelle elle dérange profondément ceux qui tirent bénéfice de la production (de savoir, de soin, d’expertise comme de biens de consommation) et ceux qui veulent l’encadrer pour s’assurer l’appropriation de cette plus-value.

La psychanalyse ne se consomme pas puisqu’elle engage l’un et l’autre partenaires dans le moment de la rencontre (le paiement de la séance garantit l’engagement minimum du patient, même lorsque sa résistance inconsciente est si grande qu’il ne parvient pas à produire le moindre énoncé). Les bénéfices de la psychanalyse ne s’accumulent pas (même si certains disent avec assurance « j’ai fait une analyse » comme si cet énoncé garantissait quoi que ce soit pour l’interlocuteur) et ne sauraient faire l’objet de commercialisation ni de décrets lois. Si les analystes ont dû parfois, dans des moments tragiques de l’histoire, passer les frontières et exiler leur pratique, il n’y a pas de « mondialisation » de la psychanalyse sur le modèle de la production à bas coût d’objets destinés à envahir le marché pour faire chuter les prix… S’il y a des pratiques à bas coût et de basse valeur qui se prétendent thérapeutiques, cela ne saurait mettre en danger la psychanalyse, à moins que les psychanalystes oublient ce qui fait le fondement de leur art : la rencontre entre deux sujets humains et le bénéfice subjectif immatériel que produit, pour l’un et l’autre, cette rencontre, parce que le psychanalyste a su reconnaître les transferts à l’œuvre et prêter son écoute somato-psychique à l’énonciation du patient, le temps qu’il faut à celui-ci pour s’approprier son énonciation.

Ce n’est donc pas au niveau des instances du pouvoir ni sur les réseaux sociaux que se situe la reconnaissance de notre pratique singulière et sa transmission aux patients qui souhaitent reprendre le flambeau et devenir des praticiens de la psychanalyse. Dans les associations de psychanalystes où nous inscrivons notre travail, et où se transmet l’expérience des analystes qui nous ont précédés par l’étude de leurs écrits et de l’histoire du mouvement psychanalytique, les questions qui s’échangent produisent des rencontres fécondes qui relancent le désir des analystes : que la psychanalyse ait lieu. Rien de plus, mais rien de moins.

L’efficacité de l’acte psychanalytique ne se mesurera jamais « scientifiquement » (essais randomisés en double aveugle…) puisque l’évènement subjectif partagé ouvre sur la désaliénation du sujet et son avènement : on comprend que cela dérange ceux qui voudraient transformer les sociétés d’humains, dont l’essence est la relation, en une juxtaposition de consommateurs de biens matériels, liés (et même ligotés) par leur dépendance au discours de l’Autre (réseaux dits « sociaux » et « évaluation » chiffrée).

Post-scriptum
Je lis ce matin un entretien qu’avait accordé Adam Phillips au journal The Paris
Review. Cet entretien fut publié en 2016 dans un livre intitulé In Writing, chez Penguin
Books. Je n’ai pas trouvé de traduction française de cet entretien, ni de ce livre. Vers la fin
de l’entretien, il est demandé à Phillips s’il pense que la perte d’engouement pour la
psychanalyse est une bonne ou une mauvaise chose. Sa réponse, me semble-t-il, devrait
être méditée par tous ceux qui croient devoir à tout prix défendre la psychanalyse contre
les attaques dont elle fait l’objet. La voici:
« Je pense que c’est la meilleure chose qui pouvait arriver à la psychanalyse, car cela veut
dire qu’il n’y a maintenant plus aucun prestige à l’exercer, aucun glamour, pas d’argent à y gagner,
qu’elle n’a plus de public, de telle sorte que vous ne déciderez d’en faire votre métier que si vraiment
vous l’aimez, que si vraiment elle vous intéresse (if it really engages you). J’espère que la
désaffection à son endroit - même si, de toute évidence, c’est une mauvaise chose pour ceux qui y
gagnent leur vie - rendront les gens capables de librement essayer de comprendre en quoi elle
consiste. Elle est encore trop nouvelle pour que nous le comprenions vraiment. Je ne crois pas du
tout qu’il y eut un âge d’or de la psychanalyse, suivi d’une défaite. Je pense que quelques personnes
commencent à percevoir à quoi elle pourrait servir, s’aperçoivent qu’elle pourrait les aider à vivre
autrement, à découvrir des manières de vivre jusque-là inaperçues. En ce qui me concerne, c’est
l’une des meilleurs choses qui soit. Je n’ai pas besoin que l’on soit d’accord avec moi, mais il me
semble que c’est vrai. Et je pense que c’est une excellente chose que les gens soient devenus très
sceptiques à son égard. Les psychanalystes avaient l’habitude de se cacher derrière des
mystifications de langage, ils se cachaient dans leurs sociétés, ils ne parlaient à personne d’autre.
Dès qu’ils commencèrent à parler avec d’autres gens, toute l’affaire parut vulnérable, ce qui était la
meilleure chose qu’elle pouvait être.
Vous ne pouvez plus maintenant pérorer sur la nature humaine. Vous devez parler avec des
anthropolgues et des sociologues et des historiens et des philosophes, avec des patients et des
critiques, avec quiconque est intéressé. En réalité, avec quiconque a un point de vue et est prêt à le
partager. La psychanalyse est faite de tout ce que tous disent à son propos. Je pense qu’à terme elle
deviendra meilleure, ou elle disparaîtra. »
Michael Larivière